LE DROIT DES PEUPLES A DISPOSER D'EUX-MÊMES EN NOUVELLE-CALÉDONIE
:
L'ACCORD DE NOUMÉA DU 5 MAI 1998
par Bérangère Taxil
Doctorante au CEDIN - Paris 1
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
taxil@antinea.org
Résumé :
La Nouvelle-Calédonie est sur la voie de la décolonisation : c'est ce que laisse paraître l'Accord de Nouméa, signé le 5 mai 1998, qui révolutionne le statut de ce territoire français d'outre-mer. Il instaure pour 20 ans une souveraineté partagée entre l'île et sa métropole. L'accession, à terme, du territoire à une totale indépendance est envisagée. Mais est-elle réalisable ?
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Dix ans se sont écoulés depuis les événements dramatiques survenus dans l’île d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, épisode parmi d’autres dans plus d’un siècle de conflit pour l’indépendance de ce territoire français d’outre-mer. Cet épisode avait néanmoins eu pour conséquence positive d’entraîner des négociations entre les différentes parties au conflit. Ces dernières ont ainsi signé les Accords de Matignon en août 1988, qui prévoyaient un référendum pour l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie entre mars et décembre 1998.
Ce référendum n’aura pas lieu. Pourquoi ? que s’est-il passé en Nouvelle-Calédonie durant ces dix dernières années ? quel est désormais son statut, compte tenu notamment des règles de droit international ?
La situation actuelle de ce territoire ne peut être analysée sans tenir compte de l’histoire de sa colonisation. Peuplée depuis 4000 ans par des tribus indigènes d’origine mélanésienne (la Mélanésie étant une région d’Océanie qui comprend la Nouvelle-Guinée, les îles Salomon et Fidji, Vanuatu et la Nouvelle-Calédonie), l’île fut découverte par un navigateur anglais avant d’être annexée par la France de Napoléon III en 1853. Dès lors, elle est utilisée comme pénitencier, jusqu’en 1897. Les forçats furent employés aux grands travaux d’aménagement de l’île et sur les propriétés foncières des colons, confisquées aux populations indigènes pour inciter l’immigration européenne. De 1887 à 1946, le code de l’indigénat s’applique aux populations autochtones, les dépossédant de leurs terres, leur imposant travail obligatoire, taxes et autres mesures niant leurs droits. En 1946, le code est enfin supprimé et la Nouvelle-Calédonie devient un territoire d'outre-mer. Les mélanésiens acquièrent ainsi la nationalité française et le droit de vote (1).
A partir de 1946, la Nouvelle-Calédonie connaît une extraordinaire profusion de statuts juridiques, lui octroyant plus ou moins d’autonomie selon les gouvernements en place en métropole. Face à cette souveraineté française, la population mélanésienne (ou kanak) (NdE) se révolte à plusieurs reprises. Il ne s’agit pas ici de rappeler en détail l’histoire politique contemporaine du territoire, mais de constater l’opposition persistante et le manque d’intégration de cette population, aux européens et à leur culture. Cette opposition est très clairement représentée par les deux partis politiques principaux de l’île, marqués par deux personnalités fortes.
D’une part, les indépendantistes se réunirent autour de Jean-Marie Tjibaou, au sein de l’Union calédonienne depuis 1956, puis du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak Socialiste) à partir de 1984, jusqu'à son assassinat quelques mois après les Accords de Matignon.
D’autre part, les anti-indépendantistes se rallièrent à Henri Lafleur, fondateur en 1958 du Rassemblement calédonien qui devient, en 1978, le RPCR (Rassemblement Pour la Calédonie dans la République).
En 1984, la Nouvelle-Calédonie reçoit le statut le plus autonomiste de son histoire. Mais les élus locaux s’avèrent incapables de gérer les tensions. Un climat de violence règne alors dans l’île, opposant les deux communautés principales, kanak et européenne, "les gouvernements métropolitains semblant démunis face à une revendication indépendantiste et un mouvement loyaliste qui se radicalisent. Il faut dire que la réalité néo-calédonienne est complexe. Le poids du passé, les structures démographiques et les rapports de force entre les populations sont tels qu’appliquer des solutions juridiques qui ignorent plus ou moins ces réalités est le gage d’un échec certain" (2). En effet, la Nouvelle-Calédonie ne connaît pas de majorité démographique bien dessinée : elle est composée d’environ 40 % de Mélanésiens, 40 % d’Européens et de 20 % de Polynésiens, Asiatiques et Métisses. Ils se répartissent dans trois provinces : celle du Nord, à majorité kanak, celle du Sud, à majorité européenne, et celle des îles Loyauté, peu peuplée.
Les Accords de Matignon, signés à la fois par le FLNKS et le RPCR, avaient pour objectif de rétablir la paix civile et de "créer, par une nouvelle organisation des pouvoirs publics, les conditions dans lesquelles les populations de Nouvelle-Calédonie, ... pourront librement choisir leur destin" (3). Ils prévoyaient ainsi, au terme d’un délai de dix ans, un référendum sur l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie. Toutefois, compte tenu de l’incertitude de ses résultats et des tensions qu’il aurait pu raviver, les partis politiques calédoniens préféraient en différer l’échéance. C’est pourquoi des négociations sur l’avenir institutionnel du territoire ont été engagées, pour parvenir à la signature, le 5 mai 1998, de l’Accord de Nouméa, réglementant le statut de la Nouvelle-Calédonie pour une nouvelle période de vingt ans.
Les enjeux de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie sont nombreux. Il s’agit d’abord pour les indépendantistes de faire reconnaître l’existence et la souveraineté du peuple et de la culture kanak ; Les enjeux économiques d’une future indépendance sont également importants : la Nouvelle-Calédonie dispose de 30 % des réserves mondiales de nickel, exploitées jusqu'à présent par des sociétés dont l’Etat français est actionnaire majoritaire.
Sur un plan juridique, de nombreuses questions peuvent être soulevées, concernant plusieurs branches du droit. En effet, le statut de la Nouvelle-Calédonie pose des problèmes constitutionnels particuliers : jusqu’où peut-on lui accorder une autonomie, tout en respectant la Constitution française (4) ? Cela pose également la question de l’absence de définition claire des notions de territoire d'outre-mer et de citoyenneté (en effet, l’Accord de Nouméa, en tant qu’il évoque une citoyenneté kanak particulière, nécessite une révision constitutionnelle). De même, l’organisation administrative de cette collectivité territoriale est très particulière, et renouvelée par l’Accord de Nouméa.
Il serait bien difficile d’effectuer ici une analyse exhaustive de tous ces points, aussi ce sont essentiellement des questions de droit international qui seront analysées ici : quelles sont les règles du droit international, relatives à l’acquisition de la souveraineté sur un territoire, qui peuvent être considérées comme pertinentes en l’espèce ? Le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes doit-il être appliqué ? Peut-on envisager un statut international pour la Nouvelle-Calédonie ?
La Nouvelle-Calédonie peut être considérée comme un cas de décolonisation inachevée. Dans ce cadre, l’Accord de Nouméa préfigure-t-il une pleine souveraineté calédonienne ? Ou ne fait-il qu’aménager une "autonomie interne", terme utilisé dans les Accords de Matignon, ou encore une "souveraineté partagée", selon l’expression du préambule de l’Accord de Nouméa ?
La Nouvelle-Calédonie, un cas de décolonisation inachevée
L’histoire de la conquête de ce territoire du Pacifique ressemble à tout autre cas de colonisation. Par conséquent, les règles de droit international relatives à la décolonisation auraient pu s’appliquer ; de même, la Constitution française contient plusieurs dispositions concernant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, applicables à l’ensemble des territoires d'outre-mer.
L’appréhension d’une situation coloniale par le droit international
Le premier paragraphe du préambule de l’Accord de Nouméa fait expressément référence à une règle de droit international, telle que conçue au 19ème siècle, en matière d’acquisition de la souveraineté sur un territoire : "Lorsque la France prend possession de la Grande Terre, que James Cook avait dénommée "Nouvelle-Calédonie", le 24 septembre 1853, elle s’approprie un territoire selon les conditions du droit international alors reconnu par les nations d’Europe et d’Amérique, elle n’établit pas de relations de droit avec la population autochtone. (...) Or, ce territoire n’était pas vide." (5) En effet, la conception européo-centriste du droit international de l’acquisition d’une terre était fondée sur les principes de la découverte et de l’occupation effective : devenait maître du territoire le premier Etat "civilisé" qui l’occupait. c’est ainsi que les Etats européens ont acquis de nombreuses colonies, niant l’existence juridique des populations indigènes. Malgré la présence de tribus, dotées d’une organisation sociale et politique différente de celles existant en Europe, ces territoires étaient considérés comme des terra nullius, ou territoires sans maître.
Les Kanak "avaient développé une civilisation propre, avec ses traditions, ses langues, la coutume qui organisait le champ politique" (5). Cette forme d’occupation était donc niée par le droit international, conception qui fut rejetée par la Cour Internationale de Justice dans son avis consultatif du 16 octobre 1975 sur le Sahara occidental, affirmant qu’un territoire habité, même par des nomades, ne peut être considéré comme un territoire sans maître.
Dans les années 1960, avec la vague de décolonisation, le droit international a du reconnaître et intégrer le droit à l'autodétermination de ces peuples. Bien que la Nouvelle-Calédonie soit devenue un territoire français d'outre-mer, on peut considérer qu’il s’agissait d’une situation coloniale classique. Dès lors, les règles pertinentes du droit international en la matière peuvent s’appliquer.
La résolution 1514 de l’Assemblée générale des Nations Unies du 14 décembre 1960 (appelée charte de la décolonisation), prévoyait que "des mesures immédiates seront prises dans les territoires sous tutelle, les territoires non autonomes et tous les autres territoires qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance, pour transférer tous pouvoirs aux peuples de ces territoires.". De plus, la résolution 1541 du 15 décembre 1960 définit le territoire non autonome comme "géographiquement séparé et ethniquement ou culturellement distinct du pays qui l’administre", ce qui correspond à la position calédonienne.
Le statut de la Nouvelle-Calédonie au sein des Nations unies correspond à cette situation. En effet, la résolution 41/41 A de l’Assemblée générale du 2 décembre 1986 a inclus l’île sur la liste des territoires non autonomes située sous l’article 73 de la Charte de l’ONU (il reste actuellement 17 territoires dépendants sur les 74 de la première liste établie par l’ONU). Celui-ci place sous contrôle international l’exercice des compétences de l’Etat sur ces terres (6).
La situation de la Nouvelle-Calédonie semble donc correspondre aux règles du droit international de la décolonisation ; par ailleurs, la Constitution française de 1958, confirmant l’existence des territoires d'outre-mer, contient des dispositions leur permettant d’exercer leur droit à l’indépendance.
Le droit des peuples dans la constitution française
En 1958, la France possédait 17 territoires d'outre-mer. L’article 76 de la nouvelle Constitution leur offrait la possibilité (dans un délai de quatre mois, selon l’article 91) de devenir quasiment indépendants par un système d’association au sein d’une Communauté d’Etats ; "quasiment" seulement, car ils ne disposaient pas de la personnalité internationale, détenue par la seule Communauté (7). Douze ont choisi ce statut, préliminaire à une totale souveraineté, cinq ont choisi un statu quo : la Côte française des Somalis, les Comores, la Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon et la Nouvelle-Calédonie.
La Constitution reconnaît la notion de peuple d’outre-mer dans plusieurs dispositions (voir les annexes). Son article 1, abrogé par la loi constitutionnelle du 4/8/1995 qui met fin à cette Communauté, disposait que "La République et les peuples des territoires d'outre-mer qui, par un acte de libre détermination, adoptent la présente constitution, instituent une Communauté". De plus, l’article 53 relatif aux accords internationaux affirme, conformément au droit international, la nécessité de consulter les "populations intéressées" sur toute modification de leur territoire. Ainsi, en 1958, le droit des peuples en droit constitutionnel français pouvait s’exercer doublement : par le référendum constituant de 1958 et par délibération de l’Assemblée territoriale dans les quatre mois suivants.
Par la suite, le refus de la Nouvelle-Calédonie d’accéder à l’indépendance que souhaitaient les Kanak, en 1958, s’avéra rédhibitoire, puisque l’île était devenue un territoire français. C’est pourquoi la position française consistait depuis à nier le droit des peuples d’outre-mer, et à nier la notion même de peuple (8).
En effet, certains affirment que "en ce qui concerne la France, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne s’est jamais inscrit dans le cadre du droit international public pour la raison que les peuples dont la France avait pris la charge n’étaient plus colonisés depuis 1946" (9). Cela signifie-t-il que le peuple kanak avait cessé d’exister par la volonté de la majorité européenne de l’époque ? De plus, le même auteur affirme que l’article 73 de la Charte de l’ONU ne peut s’appliquer à la Nouvelle-Calédonie, car elle n’est ni "possession", ni "territoire non autonome", contrairement à sa position au sein des Nations Unies depuis 1986 (10).
De plus, le droit français tend à nier actuellement la notion de peuple autochtone ; en effet, le Conseil constitutionnel, dans une décision du 9/5/1991 relative à la Corse, affirme qu’il ne peut exister qu’un peuple français, englobant tous départements et collectivités territoriales. Les Kanak ne sont ainsi plus considérés comme un peuple autochtone, mais simplement comme une "population intéressée" aux modifications territoriales de la Nouvelle-Calédonie. D’ailleurs, les Accords de Matignon de 1988 utilisaient le terme de populations et non de peuple.
Ainsi, la décolonisation, avortée en 1958, a été remplacée par un certain degré d’autonomie variable, ce qui permet de parler de décolonisation inachevée pour les Kanak. D’un point de vue historique, les Kanak semblent avoir un droit légitime à l’indépendance. Toutefois, la situation complexe des diverses communautés calédoniennes n’a pas permis que cela soit réalité. En l’absence de référendum cette année, l’Accord de Nouméa institue un nouveau statut pour la Nouvelle-Calédonie, largement autonomiste, mais qui laisse l’avenir incertain.
L’Accord de Nouméa du 5 mai 1998 : vers une autonomie à géométrie variable
Le rejet unanime du "référendum-couperet" de 1998 par les partis politiques concernés s’explique par plusieurs raisons. Les listes électorales étaient fortement critiquées, car restreintes aux résidents de l’île depuis au moins 10 ans. De plus, une interprétation stricte des résultats laissait envisager une séparation du territoire en un Etat indépendant et une partie rattachée à la France, ce qui n’aurait pas été viable pratiquement : le référendum appelait LES populations calédoniennes à se prononcer ; en cas de résultats opposés entre les trois provinces, aurait-il fallu partager le territoire, comme ce fut le cas pour les Comores en 1975 ? (11). Il n’était donc pas souhaitable de procéder à un scrutin dont les résultats étaient si incertains.
Néanmoins, le problème du statut de la Nouvelle-Calédonie se posait à nouveau, car celui élaboré en 1988 se voulait provisoire. Le FLNKS souhaitait un transfert progressif des compétences étatiques, et le RPCR acceptait l’idée d’une "souveraineté partagée". L’Accord signé le 5 mai 1998 s’efforce de remplir ces objectifs (12). Il s’agit d’un Accord très riche, qui constitue avant tout une reconnaissance du peuple kanak, mais également une évolution irréversible vers un statut très particulier, fondé sur le pragmatisme.
La reconnaissance du peuple kanak
Une reconnaissance de principe
En 1987, le FLNKS avait élaboré un projet de Constitution pour un Etat calédonien indépendant, baptisé la Kanaky. Dans son préambule, l’identité kanak était clairement affirmée : "Affirmons solennellement que notre coutume, expression de nos valeurs culturelles fondamentales, constitue la base de notre vie sociale ; affirmons également que le Clan, élément organique de la société kanak, est le détenteur traditionnel de la terre selon les règles coutumières dans le respect des intérêts de la collectivité nationale" (13).
L’Accord de Nouméa est constitué d’un préambule et d’un document d’orientation en six points. Son préambule évoque les "ombres de la période coloniale", effectuant une sorte de mea culpa pour les colonisations foncières, les dépossessions, la mise en place d’autorités dépourvues de légitimité selon la coutume, l’absence de droits politiques pour les Kanak, etc... Mais il reconnaît surtout l’identité kanak. En effet, dans son premier paragraphe, il pose que les kanak "avaient développé une civilisation propre, avec ses traditions, ses langues, la coutume qui organisait le champ politique ... L’identité kanak était fondée sur un lien particulier à la terre. Chaque individu, chaque clan se définissait par un rapport spécifique avec une vallée, une colline, la mer, une embouchure de rivière, et gardait la mémoire de l’accueil d’autres familles." Une reconnaissance de principe est effectuée dans le paragraphe 3 : "Il convient ... de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun" L’emploi des termes "peuple" et "souveraineté" revêt ici une connotation plus affective que juridique, puisqu’elle ne conduit pas à la création d’un nouvel Etat au sens du droit international. Il s’agit plutôt de reconnaître la légitimité des revendications kanak.
La suite du préambule affirme que "la décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie" (§ 4) ; c’est à travers ce paragraphe que la volonté de réunir les différentes populations de l’île est clairement affichée, avec l’emploi du terme de "contrat social" et de "citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie".
Toutefois, il ne s’agit pas que d’une reconnaissance de principe : l’identité kanak est concrétisée à travers plusieurs éléments de l’Accord lui-même.
Une reconnaissance concrète
En effet, le premier point du document d’orientation, relatif à une meilleure prise en compte de l’identité kanak, pose différentes adaptations. D’abord, la "légalisation" d’un statut coutumier pour les Kanak qui le souhaitent, remplaçant le statut civil de droit commun de l’article 75 de la Constitution de 1958. Ce dernier sera d’ailleurs révisé, pour permettre aux personnes privées de ce statut pour diverses raisons historiques, de le retrouver.
Par ailleurs, le patrimoine culturel kanak sera revalorisé, notamment par le rétablissement des noms originels des lieux, par la création de centres culturels, ou par le développement de l’enseignement des langues kanak (il en existe près d’une quarantaine). De plus, des terres seront ré-attribuées à des groupements kanak.
- La citoyenneté calédonienne
Cette citoyenneté se traduira par des aspects concrets : des symboles seront établis, tels que drapeau, hymne, billets de banque (la Nouvelle-Calédonie dispose déjà d’une monnaie propre, le franc pacifique, et ne fera pas partie de la zone euro). Une mention spéciale de la citoyenneté calédonienne pourra être apposée sur les cartes d’identité. En outre, cette nouvelle notion sera avant tout consacrée par les institutions du territoire.
Le rôle de la coutume est largement pris en compte au niveau institutionnel. Les Accords de Matignon avaient partagé le territoire en trois provinces, dotées chacune d’une Assemblée de province, la réunion de ces assemblées formant le Congrès. Ce système est maintenu, mais une institution à caractère coutumier y est juxtaposée : il s’agit d’un Sénat coutumier, doté d’un rôle consultatif, obligatoire pour les délibérations concernant l’identité kanak. Le rôle de la coutume est également présent dans les domaines de la médiation pénale (le "procès-verbal de palabre" aura désormais une valeur juridique) et de la prévention sociale (§ 1.2 du document d’orientation).
Le territoire acquiert par ailleurs plus d’autonomie, car son exécutif n’est plus le représentant de l’Etat, mais un gouvernement collégial élu par le Congrès pour cinq ans. Enfin, une extension du pouvoir du Congrès est à noter : celui-ci pourra prendre "certaines" délibérations qui auront le caractère de "loi du pays" ; bien que cette notion ne soit pas définie dans le texte, elle a pour conséquence un contrôle de ces actes par le Conseil constitutionnel uniquement, sur saisine d’un des principaux acteurs de la vie politique calédonienne (exécutif, représentant de l’Etat, Président d’assemblée, membres du Congrès).
La notion de citoyenneté calédonienne entraîne finalement deux conséquences essentielles. D’une part, celle de l’établissement d’un corps électoral limité aux personnes ayant résidé au moins dix ans dans l’île, ou dont un des parents est né et qui y ont leurs centres d’intérêts matériels et moraux (§ 2.2 du document d’orientation). Cette citoyenneté mêle donc droit du sol et droit du sang. La seconde conséquence essentielle est relative aux compétences immédiatement transférées à la Nouvelle-Calédonie. En effet, de fréquents conflits sociaux avaient pour origine la nécessité de préserver l’emploi local, compte tenu de l’étroitesse du marché du travail. Or, la notion de préférence régionale pour l’emploi était jusqu'à présent inconstitutionnelle. L’Accord de Nouméa s’efforce de pallier ce problème, en accordant un "droit à l’emploi" aux habitants de l’île, encadré par une réglementation locale (14).
"La recherche du statut idéal, conciliant la revendication d’indépendance et le maintien du territoire dans la catégorie des collectivités territoriales de la République, prend de plus en plus l’apparence d’une contemporaine quête du Graal. Pour notre part, nous pensons que persister à proposer un mode d’organisation institutionnelle interne dans le cadre de la Constitution actuelle (c’est-à-dire persister dans une recherche limitée par le statut de territoire d'outre-mer) consiste à poursuivre un mythe selon l’acception de Levi-Strauss" (15). Il est vrai que le compromis recherché à Nouméa aboutit à une solution qui laisse subsister bien des incertitudes. Ce nouveau modèle de "souveraineté partagée" se veut pragmatique et provisoire. Toutefois, au-delà de la période de vingt ans régie par l’Accord, quel avenir peut-on envisager pour la Nouvelle-Calédonie ?
Perspectives : la souveraineté partagée, un statut provisoire ?
Avec l’Accord de Nouméa, on assiste à la naissance d’un nouveau modèle de collectivité infra-étatique, qui nécessite une adaptation de la Constitution française. En effet, le principe de l’indivisibilité de la souveraineté est remis en cause : "le partage des compétences entre l’Etat et la Nouvelle-Calédonie signifiera la souveraineté partagée" (§ 5 du préambule de l’Accord). Ce partage des compétences se veut progressif avec, à terme, une vocation à l’indépendance.
Les modalités de la souveraineté partagée
Selon le calendrier établi par l’Accord, les compétences étatiques seront transférées à la Nouvelle-Calédonie en quatre tranches de cinq ans, correspondant aux mandats du Congrès calédonien (§ 3 du document d’orientation).
Dans une première étape, la Nouvelle-Calédonie recevra surtout des compétences en matière de droit à l’emploi et de droit du travail, ainsi qu’en ce qui concerne les communications et le commerce extérieur ; elle pourra également réglementer l’exploitation de ses ressources naturelles. Enfin, on peut noter que les programmes de l’enseignement primaire seront désormais de son ressort.
Pendant les second et troisième mandat du Congrès, outre la maîtrise de l’enseignement du second degré, la Nouvelle-Calédonie aura notamment compétence en matière d’état civil, de sécurité civile, de législation relative à l’enfance délinquante ou en danger, ou encore de régime comptable des collectivités locales.
Durant ces deux étapes principales, le terme de souveraineté partagée prendre sa pleine signification dans des domaines de nature quasi-régalienne. En effet, l’Etat et la Nouvelle-Calédonie se partageront les domaines de l’enseignement supérieur et de la recherche, la réglementation minière, les dessertes aériennes internationales, le maintien de l’ordre et la réglementation relative à l’entrée et au séjour des étrangers ; mais surtout, la Nouvelle-Calédonie aura certaines compétences dans le domaine des relations internationales : elle pourra envoyer des représentants dans les pays du Pacifique et de l’Union européenne, et conclure des accords avec eux. Originalité plus grande encore pour ce territoire, "la Nouvelle-Calédonie pourra être membre de certaines organisations internationales ou associées à elles, en fonction de leur statut", et l’Accord cite notamment l’ONU (§ 3.2.1 du document d’orientation).
La mise en place et l’application de ces dispositions nécessiteront plusieurs adaptations de la Constitution. En effet, la Nouvelle-Calédonie ne peut désormais plus figurer dans la catégorie "classique" des territoires d'outre-mer du titre XII. Pour sa mise en place, une première révision de la Constitution a été effectuée le 6 juillet dernier, rétablissant un titre XIII intitulé "Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie". Ainsi, un nouvel article 76 prévoit un référendum local en Nouvelle-Calédonie, sur l’Accord de Nouméa, avant le 31 décembre 1998 (sa date vient d'être fixée au 8 novembre 1998). Il s’agit déjà d’une première incertitude : l’Accord sera-t-il accepté ? compte tenu de la représentativité des signataires de l’Accord, il est probable que la réponse sera positive. Par ailleurs, un article 77 prévoit qu’après cette acceptation, une loi organique fixera les modalités précises du transfert de compétences, du fonctionnement des institutions locales, ainsi que les règles relatives à la citoyenneté, au régime électoral, à l’emploi et au statut civil coutumier (16).
Finalement, au cours du quatrième mandat du Congrès, l’Etat ne détiendra plus que les compétences régaliennes, à savoir la justice, la police, la défense, la monnaie, et, sous les quelques réserves étudiées, les affaires étrangères. Mais l’Accord prévoit durant cette période la possibilité d’une accession de la Nouvelle-Calédonie à une totale souveraineté.
Une vocation à l’indépendance
Le préambule de l’Accord établit que "au terme d’une période de vingt années, le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l’accès à un statut international de pleine responsabilité et l’organisation de la citoyenneté en nationalité seront proposées au vote des populations intéressées" (§ 5). Cette vocation à l’indépendance est d’autant plus forte que le document d’orientation prévoit qu’en cas de réponse négative à l’autodétermination, un nouveau référendum pourra être organisé, et ce à deux reprises (§ 5). De plus, la question de la partition du territoire en cas de réponses contradictoires selon les provinces est réglée : le résultat de la consultation s’appliquera à l’ensemble du territoire. Enfin, en cas de réponse toujours négative, l’organisation politique du territoire, dans sa dernière phase, sera irréversible et garantie constitutionnellement.
Ainsi, malgré le fait que l’Accord n’utilise pas le terme d’indépendance, préférant celui "d’émancipation", "la souveraineté partagée apparaît donc moins comme un mode d’organisation définitif d’une nouvelle catégorie de collectivité que comme un mécanisme dynamique et transitoire appelé à déboucher sur la pleine souveraineté" (17).
Un futur incertain
On a pu constater que malgré la légitimité des revendications kanak, l’application du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne va pas de soi : l’Accord de Nouméa souligne bien que toutes les communautés présentes sur l’île "ont acquis, par leur participation à l’édification de la Nouvelle-Calédonie, une légitimité à y vivre et à continuer de contribuer à son développement" (§ 4 du préambule). La communauté européenne, attachée au maintien du territoire dans la République française, peut, de par son poids démographique, empêcher la naissance de l’Etat Kanaky. Que se passera-t-il alors dans vingt ans ? De nombreuses hypothèses ont été soulevées, du maintien de l’île dans le cadre des territoires d'outre-mer, jusqu'à "l’indépendance-association".
D’autres territoires ont, en leur temps, connu des problèmes similaires. Ainsi, celui de Saint-Pierre-et-Miquelon fut un territoire d'outre-mer, puis un département d’outre-mer en 1976, avant de devenir une collectivité territoriale à statut particulier en 1985, en vertu de l’article 72 de la Constitution (qui autorise la création par voie législative de catégories particulières de collectivités). Le statut "d’autonomie interne" de la Polynésie française est également unique en droit constitutionnel français (18).
L’Accord de Nouméa instaure un statut apparemment viable, avant tout fondé sur le pragmatisme. Compromis équilibré entre les communautés calédoniennes, rien n’empêche que de provisoire, il devienne permanent. Cela conduirait ainsi à la pérennisation, en droit constitutionnel français mais aussi en droit international, d’un nouveau type de collectivité infra-étatique.
15 octobre 1998
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TAXIL B. - "Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes en Nouvelle-Calédonie : l'Accord de Nouméa du 5 mai 1998". - Actualité et Droit International, novembre 1998 (http://www.ridi.org/adi).
NOTES
(NdE) L'adjectif "kanak" est invariable dans les textes officiels. (retour au texte)
(1) Pour un historique détaillé, voir M. Miaille, "L’évolution politique de la Nouvelle-Calédonie sous la souveraineté française" in L’avenir statutaire de la Nouvelle-Calédonie, Notes et études documentaires, La Documentation Française, n° 5053-5054, 16/6/97, p. 27-40 (notice et commande). (retour au texte)
(2) C. Tasca, Rapport (n° 972) fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi constitutionnelle (no 937) relatif à la Nouvelle-Calédonie, 9 juin 1998, visible sur le site de l'Assemblée nationale (http://www.assemblee-nationale.fr), en vous reportant à la Page d’accueil du dossier sur la Nouvelle-Calédonie. (retour au texte)
(3) Article 1 de la loi du 9/11/1988 préparatoire à l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie en 1998. (retour au texte)
(4) Voir les dispositions constitutionnelles relatives aux territoires d'outre-mer en annexe (ci-dessous). (retour au texte)
(5) § 1 du préambule de l’Accord de Nouméa du 5 mai 1998, disponible sur le site précité de l’Assemblée nationale, ou au Journal officiel du 27 mai 1998. (retour au texte)
(6) Voir les annexes. Pour une analyse plus détaillée de ces aspects, voir D. Dormoy, "Le droit international et l’évolution statutaire de la Nouvelle-Calédonie", in L’avenir statutaire de la Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 109-133. (retour au texte)
(7) Pour une analyse détaillée, voir G. Agniel, "L’expérience statutaire de la Nouvelle-Calédonie", in L’avenir statutaire de la Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 41-57. (retour au texte)
(8) Voir A. Oraison, "Quelques réflexions critiques sur la conception française du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à la lumière du différend franco-comorien sur l’île de Mayotte", Revue Belge de Droit International 1983-2, p. 655-698. (retour au texte)
(9) Ibid, p. 46. (retour au texte)
(10) Ibid, p. 54. (retour au texte)
(11) Lors du référendum de 1975 pour l’indépendance, une des quatre îles des Comores, Mayotte, a refusé d’être séparée de la France. L’archipel a donc été partagé entre un Etat indépendant et une île française. Voir O. Gohin, "L’indépendance des Comores et le précédent de Mayotte", in L’avenir statutaire de la Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 67-81. (retour au texte)
(12) Pour l’historique des négociations, notamment sur la conclusion de contrats relatifs au nickel, voir le rapport de C. Tasca sur le site web de l’Assemblée nationale. (retour au texte)
(13) Voir E. Soriano, "Une identité saisie par le droit", in L’avenir statutaire de la Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 149-161. (retour au texte)
(14) Pour plus de détails sur l’organisation administrative du territoire, voir J.Y Faberon, "L’Accord de Nouméa du 21 avril 1998 : la Nouvelle-Calédonie, pays à souveraineté partagée", in Regards sur l’actualité, La Documentation française, n° 241, mai 1998, p. 19-31. (retour au texte)
(15) G. Agniel, op. cit., p. 55. (retour au texte)
(16) Texte disponible sur http://www.assemblee-nationale.fr. (retour au texte)
(17) J.Y Faberon, "L’Accord de Nouméa du 21 avril 1998 : la Nouvelle-Calédonie, pays à souveraineté partagée", op. cit., p. 30. (retour au texte)
(18) Voir J.Y Faberon, "Le statut d’autonomie de la Polynésie française", in L’avenir statutaire de la Nouvelle-Calédonie, op. cit., p. 58-66. (retour au texte)
ANNEXES
- CONSTITUTION FRANÇAISE DE 1958
PRÉAMBULE
"... En vertu de ces principes et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d’y adhérer, des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, égalité, fraternité, et conçues en vue de leur évolution démocratique."
TITRE VI "des traités et accords internationaux"
Article 53
"... Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées."
TITRE XII "Des collectivités territoriales"
Article 72
"Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les territoires d'outre-mer. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi.
Ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi.
Dans les départements et territoires, le délégué du gouvernement a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois."
Article 73
"Le régime législatif et l’organisation administrative des départements d’outre-mer peuvent faire l’objet de mesures d’adaptation nécessitées par leur situation particulière."
Article 74
"Les territoires d'outre-mer de la République ont une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres dans l’ensemble des intérêts de la République.
Les statuts des territoires d'outre-mer sont fixés par des lois organiques qui définissent, notamment, les compétences de leurs institutions propres, et modifiés, dans la même forme, après consultation de l’assemblée territoriale intéressée.
Les autres modalités de leur organisation particulière sont définies et modifiées par la loi après consultation de l’assemblée territoriale intéressée."
Article 75
"Les citoyens de la République qui n’ont pas le statut civil de droit commun, seul visé à l’article 34, conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas renoncé."
Article 76
"Les territoires d'outre-mer peuvent garder leur statut au sein de la République. S’ils en manifestent la volonté par délibération de leur assemblée territoriale prise dans le délai prévu au premier alinéa de l’article 91, ils deviennent soit départements d'outre-mer de la République, soit, groupés ou non entre eux, Etats membres de la Communauté."
Abrogé par la loi constitutionnelle du 4/8/95.
Chapitre XI "Déclaration relative aux territoires non autonomes"
Article 73
"Les membres des Nations unies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer des territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes, reconnaissent le principe de la primauté des intérêts des habitants de ces territoires. Ils acceptent comme une mission sacrée l’obligation de favoriser dans toute la mesure du possible leur prospérité, dans le cadre du système de paix et de sécurité internationales établi par la présente Charte et, à cette fin :
(...)
e / de communiquer régulièrement au Secrétaire général, à titre d’information, sous réserve des exigences de la sécurité et de considérations d’ordre constitutionnel, des renseignements statistiques et autres de nature technique relatifs aux conditions économiques, sociales, et de l’instruction dans les territoires dont ils sont respectivement responsables, autres que ceux auxquels s'appliquent les Chapitres XII et
XIII."
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