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LES ESSAIS NUCLÉAIRES INDIENS ET PAKISTANAIS :
UN DÉFI LANCE A LA NON-PROLIFÉRATION NUCLÉAIRE

par
Isabelle Capette
Doctorante au CEDIN - Paris 1
Université de Paris 1 - Panthéon-Sorbonne
capette@univ-paris1.fr



Résumé : Au moment où l'on pensait que le traité d'interdiction complète des essais, signé en septembre 1996, allait devenir une règle générale de comportement acceptée par l'ensemble des Etats, l'Inde et le Pakistan ont défié la communauté internationale en procédant, au mois de mai 1998, à des essais nucléaires. Face au risque nouveau d'un conflit nucléaire régional ayant notamment pour enjeu le Cachemire, les réactions des puissances occidentales sont unanimes: que ce soit par la voie des sanctions ou du dialogue, il faut intégrer ces deux Etats au régime de non-prolifération nucléaire. Mais l'Inde et le Pakistan ne sont plus des Etats ordinaires à qui l'on peut dicter leur conduite, ce sont désormais des puissances nucléaires avec tout ce que cela implique en termes de prestige et de poids politique sur la scène internationale ...


Au mois de mai 1998, la communauté internationale a reçu un choc lorsqu'elle a appris que l'Inde, puis le Pakistan, avaient procédé à des essais nucléaires souterrains. Si ces essais ont surpris, ils n'en étaient pas moins prévisibles au vu des déclarations du gouvernement nationaliste indien. Le Bharatiya Janata Party avait, en effet, affirmé sa volonté de "réévaluer la politique nucléaire de l'Inde", se réservant le droit de "se doter d'armes nucléaires pour assurer la sécurité, l'intégrité territoriale et l'unité de l'Inde" (A. de La Grange, "L'Inde met au défi la communauté internationale", Le Figaro, 12 mai 1998). Les cinq puissances nucléaires (Etats-Unis, Russie, Grande-Bretagne, France et Chine) n'ont donc pas voulu prendre au sérieux la détermination du gouvernement indien à s'opposer, plus que jamais, à la mise en place d'un véritable "apartheid nucléaire" par des traités internationaux qui imposeraient "un régime nucléaire hégémonique". Elles sont aujourd'hui mises devant le fait accompli : l'Inde, entraînant à sa suite le Pakistan, a mis fin à plus de trente ans d'ambiguïté et a officiellement choisi l'option nucléaire militaire.

La fin de l'ambiguïté nucléaire

Les Indiens avaient toujours, jusqu'à présent, affirmé qu'ils n'avaient pas franchi le seuil critique entre l'aptitude et la réalisation concrète de la bombe : l'essai nucléaire souterrain de 1974 a toujours été présenté comme une explosion nucléaire réalisée uniquement à des fins pacifiques. Quant au Pakistan, il a toujours nié détenir l'arme nucléaire bien qu'on soupçonne la Chine de lui avoir fourni l'assistance technologique nécessaire de même que les plans pour la construire. D'ailleurs, depuis l'humiliante défaite de 1971 contre l'Inde, lors du conflit pour le Pakistan oriental - futur Bangladesh -, Islamabad n'a jamais caché que l'option nucléaire était devenue centrale dans la doctrine de défense pakistanaise. Quitte à devoir "manger de l'herbe" d'après la célèbre expression de l'ex-Premier ministre Ali Bhutto, les Pakistanais étaient prêts à tous les sacrifices pour pouvoir profiter du "pouvoir égalisateur de l'atome" face à la supériorité en armes conventionnelles de l'Inde.

L'année 1998 constitue donc un tournant dans la politique nucléaire de ces deux pays. L'Inde a été la première à réaliser ses essais nucléaires sur le site de Pokhran, dans le désert du Rajasthan. Le 11 mai, elle a procédé à trois essais avec un engin à fission - la classique "bombe A" -, un engin à basse intensité dont la puissance était de quelques milliers ou dizaines de milliers de tonnes de TNT - l'arme tactique -, et un engin thermonucléaire - la très recherchée "bombe H". Le 13 mai, elle a effectué deux nouveaux essais avec des petites charges inférieures chacune au kilotonne, ce qui en fait des armes tactiques utilisables sur un champ de bataille. L'Inde a ainsi démontré qu'elle était compétente dans toute la gamme des armes nucléaires, tant en termes de puissance que de miniaturisation. Bien que l'Inde ait déclaré qu'elle n'avait pas l'intention d'attaquer son voisin, le Pakistan n'a pas estimé que ses craintes étaient apaisées par cette déclaration et a procédé, à son tour, à cinq essais nucléaires, le 28 mai, et à un sixième, le 30 mai. Un seul essai portait sur une bombe, d'une puissance de 30 à 35 kilotonnes, soit deux fois celle de Hiroshima. Les autres concernaient des armes tactiques, destinées à être montées sur des missiles de courte ou moyenne portée et utilisables contre des concentrations de troupes sur un théâtre d'opérations d'après les déclarations du père de la bombe pakistanaise, Abdul Qader Khan.

Les essais nucléaires indiens et pakistanais ont été ressentis comme un véritable défi au régime international de non-prolifération nucléaire, et ont ravivé toutes les craintes de la communauté internationale sur les risques d'une guerre nucléaire sur le sous-continent asiatique. Mais au-delà de ces spéculations sur l'avenir, il importe de souligner, qu'à la différence de l'Irak et de la Corée du Nord qui étaient parties au Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) [texte du Traité en anglais] lorsqu'on a découvert leurs programmes d'armement nucléaire, l'Inde et le Pakistan n'ont contrevenu à aucun traité régissant les essais nucléaires. Faut-il donc les traiter en "Etats criminels" ou en "Etats responsables"? Etant passés du statut d'Etats nucléaires dits "du seuil", c'est à dire possédant la capacité d'assembler la bombe atomique, au statut d'Etats nucléaires "déclarés de facto", il est nécessaire de repenser leur place au sein du régime de non-prolifération.

 

I. Le contexte géopolitique et le rôle de l'arme nucléaire en Asie du Sud : Arme politique ou arme de guerre ?

 

La question qui se pose désormais est de savoir quel usage réserveront les gouvernements indien et pakistanais à l'arme nucléaire. Rejoueront-ils le scénario de la guerre froide en la cantonnant à un rôle purement dissuasif ou, au contraire, risqueront-ils de provoquer un affrontement nucléaire régional ? Si l'on s'en tient à l'examen de la situation géostratégique de ces deux pays, le risque d'une guerre nucléaire n'est pas inexistant. L'Inde partage, en effet, la même frontière avec deux Etats nucléaires qui lui sont hostiles : le Pakistan et la Chine. Un de ces trois pays risquera-t-il de déclencher un conflit nucléaire régional, sachant que la proximité de l'adversaire l'exposera peut-être aux retombées radioactives ?

Le Cachemire : Enjeu d'un conflit nucléaire régional ?

L'Inde et le Pakistan se sont déjà faits trois fois la guerre : en 1947 et en 1965 pour le contrôle du Cachemire, puis, en 1971, à propos du Pakistan oriental, futur Bangladesh. Ils auraient même déjà été au bord d'un conflit nucléaire au printemps 1990 à propos du Cachemire: le Pakistan aurait réussi à construire six, voire dix charges nucléaires, et le chef d'état-major pakistanais aurait autorisé leur assemblage sur des chasseurs F-16. La crise aurait été désamorcée grâce à l'intervention d'une mission américaine (Déclarations de deux responsables américains au New Yorker en mars 1993). De plus, le scénario-catastrophe d'une guerre nucléaire sort renforcé par le fait que c'est la première fois que deux Etats nucléaires, ouvertement en conflit, sont voisins. L'effacement des distances conduit à redouter le pire : Islamabad n'est qu'à 500 kilomètres de New Delhi et Karachi qu'à un millier de kilomètres de Bombay. Nul besoin de disposer de vecteurs de longue portée pour atteindre le coeur démographique et économique de son adversaire. Le Cachemire vaut-il l'anéantissement de son frère ennemi ? A cet égard, il est inquiétant de relever que le Pakistan n'a pas répondu, en 1994, à la proposition indienne de ne pas attaquer des objectifs civils et des concentrations de population, c'est à dire de renoncer à des frappes anti-cités, et a toujours refusé de s'engager à ne pas employer le premier l'arme nucléaire. Toutefois, il a toujours "préconisé l'utilisation des moyens nucléaires plutôt à des fins tactiques, c'est à dire sur des concentrations de blindés, des noeuds de ravitaillement ou de communications, ou sur des centres de commandement et de contrôle, de façon à pouvoir compenser son infériorité militaire classique sur le champ de bataille" (Le Monde, 30 mai 1998). Les engins nucléaires, testés par les deux pays au mois de mai 1998, ne donnent pas davantage d'indications sur leur future doctrine d'emploi. Ils vont, en effet, de la "bombe A" à la "bombe H", en passant par des armes de faible intensité et donnent ainsi, à ces deux pays, les moyens d'adopter tant une stratégie anti-cités qu'une stratégie contre-forces.

La Chine : "Menace numéro un" de l'Inde ?

L'autre voisin nucléaire et hostile de l'Inde est la Chine. Or, ces deux pays ont déjà été, eux aussi, en conflit en 1962 et c'est justement le premier essai nucléaire chinois de 1964 qui a fait naître en Inde une forte demande pour l'option nucléaire militaire. De plus, la tension entre ces deux pays a été récemment ravivée par les déclarations du Ministre indien de la Défense, George Fernandes, qui a affirmé que la Chine constituait la "menace numéro un" de l'Inde, supérieure à celle représentée par le Pakistan.

Les armes nucléaires ne serviront qu'à la légitime défense

Mais s'il doit y avoir une guerre nucléaire sur ce sous-continent, c'est, semble-t-il, plutôt à une "guerre nucléaire par inadvertance" que l'on assistera (F. Heisbourg, "Inde-Pakistan : l'heure de l'atome", Politique internationale, 1998, n. 81, p. 448). En effet, chaque gouvernement a déclaré, immédiatement après les essais, que leurs armes nucléaires seront cantonnées à un rôle de légitime défense. L'Inde a, pour sa part, affirmé qu'elle "n'emploiera pas les armes nucléaires contre un pays quel qu'il soit ni ne menacera de le faire; ces armes sont conçues dans un but de légitime défense, pour que l'Inde n'ait pas à subir de pressions de la part de puissances nucléaires ou de menaces à l'arme nucléaire" (Commission du désarmement, CD / 1524, 2 juin 1998). Le gouvernement indien a même déclaré qu'il était prêt à négocier avec le Pakistan, comme avec d'autres pays, un accord par lequel les parties s'engageraient à ne pas employer les premières l'arme nucléaire. Quant au Pakistan, il a annoncé que "les capacités qu'ont mises en évidence nos six essais nucléaires ne serviront qu'à la légitime défense et à la dissuasion de toute agression"(Déclaration du Secrétaire d'Etat pakistanais aux Affaires étrangères en date du 30 mai 1998, Commission du désarmement, CD / 1519).

Les essais nucléaires souterrains indiens et pakistanais avaient donc comme objectif de renforcer la sécurité nationale de ces deux pays. Très attachés aux principes d'égalité et d'indépendance des Etats dans le cadre des relations internationales, l'Inde et le Pakistan ont voulu faire acte de souveraineté, c'est à dire exercer leurs compétences d'une façon discrétionnaire dans un domaine où ils ne sont liés par aucun engagement international (Voir Nguyen Quoc Dinh, Patrick Daillier et Alain Pellet, Droit international public, LGDJ, 5ème éd., 1994, p. 445-447). La protection de la sécurité nationale fait, en effet, traditionnellement partie du domaine réservé de l'Etat, non soumis au droit international, tant que ce dernier n'y a pas librement consenti (Ibid, p. 423-428). L'Inde et le Pakistan, en décidant la reprise de leurs essais nucléaires, ont ainsi montré, tout comme la France en 1995, qu'aucune protestation ne pourrait les empêcher de prouver leur souveraineté en la matière dans la mesure où ils ne sont liés par aucun accord relatif aux essais nucléaires. N'ayant signé ni le Traité de non-prolifération (TNP) de 1968, ni leTraité d'interdiction complète des essais de 1996 (CTBT ou Comprehensive Test Ban Treaty) [texte du Traité en anglais], il ne peut donc leur être reproché d'avoir violé une de ces normes.

 

II. La situation juridique de l'Inde et du Pakistan au regard du régime de non prolifération nucléaire

 

L'Inde et le Pakistan n'ont violé aucune règle internationale régissant les essais nucléaires

L'Inde a toujours refusé de signer le TNP en raison de son caractère discriminatoire. Son article premier établit, en effet, une distinction fondamentale et définitive - depuis la décision, en 1995, de proroger indéfiniment le TNP - entre les Etats dotés de l'arme nucléaire (EDAN) au 1er janvier 1967 et les Etats non dotés de l'arme nucléaire (ENDAN) (art. IX du TNP). Aux yeux de l'Inde, le TNP sert tout simplement à légitimer et à perpétuer le monopole de la détention des armes nucléaires par les cinq Etats membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies. Le gouvernement indien n'a pas souhaité, par conséquent, adhérer à un accord de non-prolifération qui ne réaliserait pas l'équilibre des droits et obligations entre les EDAN et les ENDAN. L'article VI du TNP ne prévoit, en effet, à la charge des EDAN, qu'une obligation de mener de bonne foi des négociations sur le désarmement nucléaire et de parvenir à un traité de désarmement général et complet sous contrôle international. Aucune obligation de résultat n'est donc imposée quant à l'élimination complète des arsenaux nucléaires. Par contre, le TNP oblige les ENDAN à renoncer définitivement à l'option nucléaire militaire, c'est à dire à ne pas fabriquer ni acquérir d'armes nucléaire. Le TNP porterait ainsi atteinte à la souveraineté des ENDAN en leur refusant le droit de développer un moyen de renforcer leur sécurité nationale.

Quant au CTBT, l'Inde a refusé de le signer le 10 septembre 1996. Ce refus indien avait de quoi surprendre la communauté internationale si l'on se souvient que c'est Nehru qui, le premier, a proposé, en 1954, le gel des essais nucléaires et, en 1961, leur interdiction, avant de lancer, en 1963, l'idée d'un accord international contre la prolifération des armes nucléaires. L'Inde fut aussi signataire du Traité de Moscou de 1963 qui interdisait les essais nucléaires, à l'exception des essais souterrains. De plus, dans plusieurs résolutions de l'Assemblée générale des Nations Unies, l'appel à cesser toute explosion nucléaire faisait partie, depuis des décennies, des propositions indiennes. Or, c'est précisément au CTBT, qui réalise cet objectif, que l'Inde tourne le dos aujourd'hui. Le gouvernement indien rejette désormais la "politique des petits pas" dans le désarmement nucléaire et a fait savoir que les cinq puissances nucléaires devraient s'entendre sur un calendrier précis en vue de l'élimination complète de leurs armes nucléaires, comme préalable de la ratification indienne. Il s'est, une nouvelle fois, opposé à la conclusion d'un traité "discriminatoire" et "inégal" qui entérine une division du monde entre les Etats qui ont l'arme nucléaire et ceux qui ne l'ont pas. De plus, si le CTBT interdit les essais sous la forme d'explosions nucléaires, il autorise les puissances nucléaires à améliorer leurs arsenaux par le biais des simulations informatiques. Signer le CTBT aurait donc impliqué, pour l'Inde, qu'elle s'interdise l'option de déployer et de développer des armes nucléaires alors que la Chine poursuit la modernisation de son arsenal et aide le Pakistan à faire de même, en lui fournissant des missiles M 11, qui peuvent être utilisés pour lancer des charges nucléaires. En rupture totale avec son passé pacifiste, New Delhi est donc désormais déterminée à subordonner les questions de désarmement nucléaire à ses intérêts de sécurité nationale.

Quant au Pakistan, sa position, vis-à-vis du TNP et du CTBT, a toujours été simple : tant que l'Inde n'y souscrit pas , il n'adhérera à aucun des deux traités.

De plus, la doctrine d'emploi affichée par ces deux Etats - l'utilisation de l'arme nucléaire uniquement à des fins de légitime défense - profite du flou qui règne à ce sujet en droit international. La Cour internationale de Justice, elle-même, n'a pu conclure, "au vu de l'état actuel du droit international, ainsi que des éléments de fait dont elle dispose, (...), que la menace ou l'emploi d'armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d'un Etat serait en cause." (§ 2 E, al. 2, Avis consultatif du 8 juillet 1996 sur la Licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, C.I.J. Recueil 1996). En n'excluant pas la possibilité pour les Etats de recourir aux armes nucléaires dans une situation "extrême" de légitime défense, la Cour a "légitimé" les programmes d'armement nucléaire de l'Inde et du Pakistan qui ne sont liés par aucune obligation conventionnelle spécifique en la matière. Ces deux pays peuvent donc certainement avancer comme justification de leurs essais la nécessité de défendre leur sécurité nationale.

Le dilemme posé à la communauté internationale : Sanctionner ou dialoguer ?

L'Inde et le Pakistan n'ont donc violé aucun accord restreignant les essais nucléaires. Leur responsabilité internationale ne pouvait donc être mise en cause sur un plan strictement juridique. Cependant, ils sont allés à l'encontre de l'esprit du régime de non-prolifération nucléaire prôné, depuis la fin de la guerre froide, par la communauté internationale en général et par l'administration Clinton en particulier. Il s'agissait donc pour les Etats de réagir à un comportement moralement inadmissible mais non illicite. Si les condamnations politiques ont été unanimes, des divergences sont cependant apparues sur le point de savoir s'il fallait sanctionner ces deux Etats ou privilégier la voie du dialogue afin de les intégrer au régime de non-prolifération nucléaire.

L'échec des sanctions économiques

Les Etats-Unis, entraînant à leur suite le Japon et l'Australie, ont, une nouvelle fois, utilisé l'arme économique pour tenter de faire fléchir des Etats qui ne respectaient pas les orientations de la politique américaine. Les sanctions économiques imposées par Washington reposent sur une législation nationale adoptée par le Congrès américain : l'article 102 du Nuclear Proliferation Prevention Act de 1961 tel que modifié par l'Amendement Glenn de 1994. Le Président a les mains liées par ce texte qui lui donne mandat d'édicter des sanctions déterminées à l'encontre de tout Etat non nucléaire qui ferait exploser un engin nucléaire.

Ce n'est pas la première fois que le Pakistan est frappé par la législation américaine de non-prolifération nucléaire. Déjà, en 1979, l'administration Carter, soupçonnant le Pakistan de développer un programme d'armement nucléaire, avait, conformément à l'amendement Symington de 1976, suspendu l'aide américaine. Mais, en 1981, les Etats-Unis crurent nécessaire de reprendre le soutien financier et militaire à Islamabad, le territoire pakistanais servant de base de repli à la guérilla afghane après l'invasion soviétique de 1979. En 1985, le Congrès a renforcé la législation de lutte contre la prolifération nucléaire et adopté l'amendement Pressler qui soumet l'octroi de l'assistance américaine à une déclaration du Président des Etats-Unis aux termes de laquelle il affirme disposer de l'assurance que l'Etat non nucléaire, bénéficiaire de l'aide, ne cherche pas à acquérir ou ne dispose pas de l'arme nucléaire. En 1990, la guerre froide ayant pris fin, le Président Bush informa le Congrès que les services de renseignements américains avaient détecté que le Pakistan était en train de développer l'arme nucléaire. De nouvelles sanctions furent alors aussitôt mises en place.

L'Inde et le Pakistan savaient donc qu'en procédant à des essais nucléaires, ils s'exposeraient aux sanctions américaines, rendues encore plus rigoureuses par l'Amendement Glenn de 1994. Or, ces deux pays n'ont pas renoncé à leurs ambitions nucléaires, n'étant nullement dissuadés par ces menaces. Le Président Clinton a alors annoncé, le 13 mai 1998 pour l'Inde et le 30 mai 1998 pour le Pakistan, l'interruption de l'aide économique et militaire américaine, exception faite de l'aide humanitaire consistant en vivres ou autres produits agricoles. Les exportations militaires et les prêts des banques américaines à destination de l'Inde et du Pakistan sont désormais interdits. La nouveauté de l'Amendement Glenn de 1994 réside dans le fait qu'il impose également des sanctions dans un cadre multilatéral : il exige du gouvernement américain qu'il s'oppose à tous les prêts que pourraient fournir le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale aux Etats proliférants.

La méthode des sanctions économiques à l'encontre d'un Etat proliférant qui ne viole aucun traité, mais seulement une législation nationale, n'est manifestement pas le meilleur moyen pour le ramener dans le droit chemin. Cela a été clairement démontré par les décisions indienne et pakistanaise de conduire des tests en dépit des menaces de sanctions américaines. Ces mesures punitives n'ont fait que heurter la souveraineté de ces deux pays et renforcer leur sentiment nationaliste. De plus, comme c'est toujours le cas lorsque l'arme économique est utilisée, les premières victimes seront les plus pauvres et cela n'empêchera pas les gouvernements de continuer à développer leurs forces nucléaires. L'illégitimité de ces sanctions économiques dictées par une législation adoptée par le Congrès américain sort renforcée par le fait que l'exécutif en paraît lui-même convaincu, d'autant plus que ces mesures ne causent pas seulement du tort aux populations de ces deux pays, mais aussi aux entreprises américaines. En juin 1998, l'administration Clinton a, d'ailleurs, obtenu que le Congrès retire les céréales de l'Amendement Glenn : les producteurs américains pourront bénéficier de crédits fédéraux pour soutenir leurs exportations de blé à destination de ces deux pays. Le 1er décembre 1998, les Etats-Unis ont fait un pas supplémentaire dans la voie de l'allègement des sanctions économiques. Le président Clinton a, en effet, annoncé la reprise des prêts bancaires américains à l'Inde et au Pakistan ainsi que ceux des organismes financiers internationaux. Cette levée partielle des sanctions américaines est intervenue à la veille de la visite, à Washington, du Premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif. Il semblerait donc que l'administration américaine change de stratégie et se dirige progressivement vers la voie du dialogue.

La plupart des puissances occidentales n'avaient d'ailleurs pas suivi les Etats-Unis sur le terrain des sanctions économiques pour privilégier un "dialogue" avec les gouvernements indien et pakistanais afin de négocier avec eux leur intégration au régime de non-prolifération nucléaire. Les Etats-Unis ont donc échoué dans leur tentative d'imposer sur un plan multilatéral des sanctions économiques. Le ralliement de l'Inde et du Pakistan au régime de non-prolifération nucléaire doit donc se faire, pour la majorité des Etats, par le biais de la négociation. Seulement les conditions posées par la communauté internationale, notamment lors de la réunion des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies à Genève le 4 juin 1998, dans la résolution 1172 du Conseil de sécurité adoptée le 6 juin 1998 et lors de la réunion du G8 à Londres le 12 juin 1998, sont loin de correspondre aux revendications des gouvernements indien et pakistanais.

L'Inde et le Pakistan obtiendront-ils le même statut juridique que les cinq puissances nucléaires officielles ?

- L'accession au statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU ?

L'Inde et le Pakistan sont désormais des puissances nucléaires de facto. Si ces deux pays ont développé l'arme nucléaire, c'est parce qu'ils étaient sûrs qu'elle leur apporterait "prestige et sécurité" (Marie-Hélène Labbé, "Un coup fatal à la prolifération", Libération, 20 mai 1998). L'Inde a notamment toujours considéré que la détention de l'arme atomique était l'élément-clé pour asseoir sa puissance sur la scène politique internationale et accéder au statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies. Or, il est inexact d'établir un lien de causalité direct entre la possession de l'arme nucléaire et l'obtention d'un siège permanent au Conseil. Il faut, en effet, rappeler qu'en juin 1945, au moment de la création de cet organe, aucun des cinq membres permanents n'était encore une puissance nucléaire. C'est le TNP, et non la Charte de l'ONU, qui, en 1968, a accordé le monopole légal de l'arme nucléaire aux Etats qui avaient réalisé des essais nucléaires avant le 1er janvier 1967 (art. IX du TNP). Or ces Etats se trouvaient être les cinq membres permanents du Conseil de sécurité. D'où la confusion. Aujourd'hui, d'ailleurs, les propositions d'élargissement du Conseil à de nouveaux membres permanents retiennent plutôt comme critère de sélection la puissance économique plutôt que la puissance militaire d'un pays, ainsi que le démontrent les exemples de l'Allemagne et du Japon.

- La reconnaissance en droit de leur statut de puissance nucléaire par le TNP ?

Pour reconnaître en droit le statut d'Etats nucléaires à l'Inde et au Pakistan, il faudrait donc que les 186 Etats parties au TNP acceptent d'en modifier les termes et d'accorder le statut d' "Etat nucléaire déclaré" à tout Etat ayant procédé à des essais avant le 1er juin 1998. C'est une solution peu raisonnable car cela reviendrait à créer un précédent et à encourager d'autres prétendants au club nucléaire à suivre la même voie et à mettre la communauté internationale devant le fait accompli. Etre membre du TNP ne constituerait pas, en outre, un obstacle puisque toute partie peut s'en retirer, dans un délai de trois mois, en cas de survenance d'évènements extraordinaires mettant en péril ses intérêts (art. X du TNP). Cette solution a, de toute façon, été rejetée par le Conseil de sécurité dans sa résolution 1172 qui "rappelle que, en vertu du traité de non-prolifération des armes nucléaires, l'Inde et le Pakistan ne peuvent avoir le statut d'Etat doté de l'arme nucléaire" et les a exhortés à "adhérer sans retard et sans conditions" au TNP. Le Conseil a donc refusé d'accorder à ces deux pays le statut de puissance nucléaire, que ce soit de plein droit ou par une modification des termes du traité.

L'Inde et le Pakistan ont ainsi institué une nouvelle catégorie d'Etats dotés de l'arme nucléaire se situant en dehors du TNP. Si on ne peut vraisemblablement pas exiger d'eux qu'ils détruisent leurs arsenaux et adhèrent au TNP, on peut, en revanche, attendre de leur part une conduite responsable en signant le CTBT, en acceptant de participer aux négociations sur le "cut-off treaty" (traité d'interdiction de la production de matières fissiles pour des armes nucléaires) et en mettant en place des contrôles rigoureux à l'exportation.

L'Inde et le Pakistan doivent empêcher la fragilisation du CTBT en acceptant de le signer

La première victime des essais indiens et pakistanais est le CTBT. On peut se demander à son sujet s'il n'est pas un "traité mort-né" dans la mesure où son article XIV exige pour son entrée en vigueur qu'il soit ratifié par les 44 pays possédant des installations nucléaires. Or, l'Inde s'est justement élevée contre cette clause qui porterait atteinte, selon elle, au "droit souverain d'un Etat de signer ou de ne pas signer un traité". La mise en oeuvre de ce traité est donc suspendue au bon vouloir de ce pays.

Pour rassurer la communauté internationale, l'Inde et le Pakistan, après leurs séries de tests, ont déclaré qu'ils s'imposeraient un moratoire sur les explosions nucléaires souterraines expérimentales. Par cette déclaration, le gouvernement indien a, d'ailleurs, estimé qu'il avait rempli l'obligation fondamentale du CTBT.

La signature du CTBT devrait poser, à l'Inde, moins de problèmes de principe que celle du TNP dans la mesure où il ne discrimine pas explicitement entre EDAN et ENDAN. Maintenant que l'Inde a effectué les essais nécessaires à la réalisation de son programme d'armement nucléaire, on pourrait penser que rien ne s'oppose désormais à ce qu'elle rejoigne le traité "sans retard et sans conditions", comme l'exhorte à le faire le Conseil de sécurité dans sa résolution 1172. Or, le gouvernement indien a laissé entendre qu'il était "prêt à considérer l'adhésion de l'Inde à certaines clauses du traité", donc à une signature sous conditions, mais il a aussi indiqué que "cela impliquera nécessairement un processus évolutif et dépendra de gestes réciproques". Paradoxalement, l'Inde continue, en effet, toujours de réclamer un monde exempt d'armes nucléaires et a appelé les puissances nucléaires, le 31 mai 1998, à négocier rapidement une convention pour une élimination totale et "non discriminatoire" de ces armes.

Quant au Pakistan, le chef de gouvernement, Nawaz Sharif, a annoncé, en septembre 1998, que son pays était prêt à adhérer au CTBT pourvu que soient d'abord levées les sanctions prises par les Etats-Unis et ne conditionne désormais plus sa signature à la décision indienne mais à une avancée de la question du Cachemire. Un premier pas dans ce sens semble avoir été franchi en septembre, les Premiers ministres pakistanais et indien s'étant rencontrés pour discuter des questions de paix et de sécurité entre leurs deux pays. Après l'annonce de l'allègement des sanctions économiques par le président Clinton et sa visite à Washington, le 2 décembre 1998, Nawaz Sharif a réaffirmé que le Pakistan ne signerait le CTBT qu'après la levée de toutes les sanctions imposées à son pays. Mais il s'est toutefois engagé à le signer avant septembre 1999.

La participation aux négociations sur le "cut-off treaty"

En ce qui concerne le "cut-off treaty", les gouvernements indien et pakistanais ont accepté, depuis le 11 août 1998, que les négociations commencent à Genève. Les stocks détenus par l'Inde étant supérieurs aux siens, le Pakistan souhaitait que les stocks existants soient soumis à un contrôle.

Eviter la "fuite" de la technologie et des matières nucléaires

Le Conseil de sécurité a aussi exprimé le souhait que soit mis en place un contrôle rigoureux des exportations de technologies et de matières nucléaires. A ce sujet, l'Inde a fait remarquer qu'elle s'est, jusqu'à présent, mieux comportée à cet égard que certains membres du TNP. L'aide chinoise a, en effet, été essentielle au Pakistan pour la construction de sa bombe atomique. En février 1996, les services de renseignements américains ont notamment relevé que, pendant l'année qui venait de s'écouler, la Chine, qui est membre depuis 1992 du TNP, avait expédié au Pakistan 5 000 aimants circulaires. Or le transfert de tels matériaux qui peuvent servir à produire de l'uranium enrichi à des fins militaires est strictement interdit par les articles I et III du traité.

C'est d'ailleurs plutôt du côté pakistanais que l'on craint une fuite de la technologie et des matériaux nucléaires. Le Pakistan a produit la première bombe islamique. Etant affaibli économiquement et socialement, on peut se demander ce qui pourrait l'empêcher de monnayer la bombe aux autres pays musulmans.

Conclusion

Les essais nucléaires indiens et pakistanais ont fait prendre conscience à la communauté internationale que l'acquisition de l'arme nucléaire par de nouveaux Etats, pour renforcer leur prestige et leur sécurité, est quasiment inévitable tant qu'un cercle fermé de puissances la détiennent. Il faut en tirer les conséquences pour le régime de non-prolifération nucléaire et admettre qu'un pas supplémentaire vers le désarmement général et complet est désormais nécessaire pour rassurer les ENDAN et éviter une nouvelle avancée de la prolifération. Mais il faut rester réaliste et comprendre que cette solution n'est envisageable que si l'on arrive à mettre au point un système de vérification international fiable. Or, en ce domaine, le pessimisme est de rigueur lorsque l'on sait que les cinq essais indiens n'ont été détectés que de manière imparfaite par les services de renseignements américain. Le rêve d'un "monde exempt d'armes nucléaires" semble donc relever, aujourd'hui, plus que jamais de l'utopie et non de la réalité...

15 décembre 1998

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© 1998 Isabelle Capette. Tous droits réservés.

CAPETTE I. - "Les essais nucléaires indiens et pakistanais : un défi lancé au régime de non-prolifération nucléaire". - Actualité et Droit International, décembre 1998 (http://www.ridi.org/adi).

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