Joseph Kanyabashi a été accusé de génocide, complicité de génocide, incitation directe et publique à commettre le génocide, pour actes commis alors qu'il était maire de la commune de Ngoma, par un acte d'accusation du 15 juillet 1996. Le 17 avril 1997, ses défenseurs ont soulevé une exception préliminaire par laquelle ils contestaient la compétence du Tribunal pour juger Kanyabashi pour toute une série de motifs. Bien que cette demande fut présentée en dehors des délais, le TPIR a considéré qu'il convenait dans l'intérêt de la justice de l'examiner en raison des graves questions qu'elle posait relativement à l'établissement du Tribunal, sa compétence, son indépendance.
Ont été soulevées quatre objections principales, plus quelques autres qui furent toutes rejetées. Avant d'examiner les différends arguments soulevés par les avocats de Kanyabashi, le Tribunal a tenu à se référer à la décision prise par le TPI dans l'affaire Tadic, en soulignant qu'il respectait "the persuasive authority of the decision of the Appeals Chamber if the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia and has taken careful note of the decision rendered by the Appeals Chamber in the Tadic case". On voit ainsi se dessiner les premiers linéaments d'une jurisprudence pénale internationale.
Les quatre principaux griefs qui remettent en cause selon la défense de Kanyabashi la compétence du TPIR sont les suivants :
- l'établissement du Tribunal viole le principe de souveraineté des Etats
- le Conseil de sécurité n'est pas compétent pour établir un tel Tribunal
- le Conseil de sécurité n'a aucun pouvoir à l'égard des individus
- le Tribunal n'est ni impartial, ni indépendant du fait de sa création par le Conseil de sécurité, organe éminemment politique
Le Tribunal rejette le premier argument selon lequel, I'établissement du Tribunal serait contraire au principe de souveraineté en trois propositions. Tout d'abord, comme l'avait fait la chambre d'appel du TPI dans l'affaire Tadic, le TPIR considère qu'un individu peut se prévaloir d'une atteinte à la souveraineté étatique, ce qui est loin d'être évident. Quoiqu'il en soit, le TPIR a considéré qu'aucune souveraineté n'était atteinte : la souveraineté du Rwanda ne pouvait être considérée comme atteinte, puisque ainsi que le rappelle le Tribunal, sa création a été initialement suscitée par une demande en ce sens du Rwanda ; la souveraineté des autres Etats - comme également celle du Rwanda - n'était pas non plus atteinte par la décision du Conseil de sécurité qui s'imposait à eux, car en adhérant à la Charte des Nations Unies et en acceptant de ce fait de considérer les décisions prises par le Conseil de sécurité comme obligatoires, en vertu du chapitre VII, les Etats avaient consenti à une limitation de leur souveraineté.
En ce qui concerne l'incompétence du Conseil de sécurité pour créer un Tribunal pénal international, la défense accumule les arguments, tous rejetés par le TPIR.
Premièrement, selon la défense, le Conseil de sécurité ne pouvait pas prendre de décision obligatoire en vertu du chapitre VII, car il n'y avait pas de menace à la paix et à la sécurité. Ce à quoi le TPIR répond évidemment que le Conseil de sécurité est seul juge de l'existence d'une menace à la paix : "Although bound by the provisions in Chapter VII of the UN Charter and in particular Article 39 of the Charter, the Security Council has a wide margin of discretion in deciding when and whether there exists a threat to international peace and security. By their very nature, however, such discretionary assessments are not justiciable since they involve the consideration of a number of social, political and circumstantial factors which cannot be weighted and balanced objectively by this Trial Chamber". Il est toutefois intéressant de noter que tout en déclarant que c'est au Conseil de sécurité de qualifier une situation de menace à la paix, le TPIR a tout de même tenu à confirmer qu'à son avis une telle menace existait, en faisant les remarques suivantes : "The Security Council has established that incidents such as sudden migration of refugees across the borders to neighbouring countries and extension or diffusion of an internal armed conflict into foreign territory may constitute a threat to international peace and security... the conflict in Rwanda created a massive wave of refugees...".
Deuxièmement, le Conseil de sécurité n'aurait pas été compétent pour agir parce qu'il n'y avait pas de conflit international au Rwanda. Là encore, le Tribunal rejette l'argument avancé en reprenant les termes du chapitre VII qui n'exigent pas qu'existe d'ores et déjà un conflit pour autoriser le Conseil de sécurité à agir, mais qui lui confèrent des pouvoirs d'action dès qu'il y a menace à la paix.
Troisièmement, selon les avocats de Kanyabashi, au moment où le Conseil de sécurité a créé le Tribunal, le génocide rwandais avait cessé et il n'y avait donc plus de menace à la paix internationale pouvant justifier son action. Le Tribunal rejette également cet argument, quelque peu répétitif, en rappelant que c'est au seul Conseil de sécurité de décider quand existe ou n'existe pas une menace à la paix. Mais là encore, comme il l'avait déjà fait précédemment, le TPIR souhaite conforter le Conseil de sécurité dans son action, en approuvant les qualifications souveraines qu'il a effectuées :
"…cessation of the atrocities of the conflict does not necessarily imply that international peace and security has been restored, because peace and security cannot be said to be re-established adequately without justice being done. In the trial Chamber's view, the achievement of international peace and security required that Swift international action be taken by the Security Council to bring to justice those responsible for the atrocities in the conflict".
Quatrièmement, est avancé l'argument selon lequel une décision aussi inédite et extraordinaire que la création d'un tribunal pénal ne peut être une des mesures envisagées à l'article 41 autorisant le Conseil de sécurité à adopter des mesures n'impliquant pas l'emploi de la force armée. La réponse du Tribunal est, là encore, tout à fait évidente, et est un rejet rapide de cet argument : il souligne simplement que la liste des mesures pouvant être prises en vertu de l'article 41 n'est pas exhaustive et que la création d'un tribunal pénal entre clairement dans les actions envisageables pour restaurer la paix.
Cinquièmement, le Conseil de sécurité n'aurait pu prendre cette décision, car il n'a aucune compétence pour la protection des droits de l'homme, dans la mesure où il existe des organes spécialisés pour cela au sein des Nations Unies. Mais, bien sûr, le Tribunal n'a pas de mal à rejeter ce dernier argument à l'appui de l'incompétence du Conseil de sécurité, en rappelant que tous les organes des Nations Unies - y compris donc le Conseil de sécurité - partagent la responsabilité de protéger les droits de l'homme.
L'argument suivant avancé par la défense est l'incompétence du Conseil de sécurité à l'égard des individus. Selon les défenseurs de Kanyabashi, la Charte des Nations Unies donne au Conseil de sécurité des droits à l'égard des Etats qui portent atteinte ou menacent la paix internationale, mais ne lui confère aucun droit à l'encontre des individus : il y a là un argument qui me semble plus sérieux, mais que le TPIR a rejeté sur des bases assez fragiles et relativement peu convaincantes. Qu'oppose en réalité le TPIR à cet argument de l'incompétence du Conseil de sécurité pour mettre en oeuvre une responsabilité pénale des individus ? La gravité des faits, alors qu'une réfutation plus sérieuse aurait, me semble-t-il, était nécessaire. Le Tribunal, en effet, se contente de dire que la défense n'a pas démontré "that this extension of the applicability of international law against individuals was not justified or called for by the circumstances, notably the seriousness, the magnitude and the gravity of the crimes committed du ring the conflict".
La dernière attaque majeure contre la légalité de l'établissement du Tribunal considère qu'il y a absence d'impartialité et d'indépendance de cet organe judiciaire, créé par l'organe politique que représente le Conseil de sécurité.
Là encore, de nombreuses critiques sont adressées au TPIR : création par un organe politique, ce qui n'en fait qu'un appendice sans aucune autonomie de celui-ci ; absence de création par la loi, comme cela est exigé pour toute instance juridictionnelle ; obligation d'adresser un rapport au Conseil de sécurité, qui serait une preuve de la subordination du TPIR à l'organe politique; absence d'impartialité prouvée par la poursuite sélective d'accusés hutus.
Le tribunal rejette également toutes ces critiques, en les déclarant non fondées ; sur la question de la "création par la loi", qui avait fait l'objet de débats extensifs dans la décision Tadic, le TPIR renvoie à la conclusion de TPI et souligne qu'il ne faut pas avoir une interprétation littérale de la loi, mais une interprétation en fonction de l'esprit qui anime cette formulation : "when determining whether a tribunal has been "established by law", consideration should be given to the setting up of an organ in keeping with the proper international standards providing all the guarantees of fairness and justice".
Quelques autres arguments soulevés, ainsi que leurs réfutations, méritent encore une mention. Parmi les objections à l'encontre du Tribunal présentées par Kanyabashi, il y a l'argument que nous avons déjà évoqué par l'expression 'deux poids, deux mesures'. Autrement dit, la défense rejette la validité du Tribunal, en estimant que le Conseil de sécurité ne pouvait pas l'établir, alors qu'il n'avait pas établi une telle juridiction dans d'autres situations qui le méritaient tout autant dans le passé, le Congo, la Somalie, le Libéria entre autres. A cela, le TPIR répond comme je l'ai fait précédemment :
"The fact that the security Council, for previously prevailing geo-strategic and international political reasons, was unable in the past to take adequate measures to bring to justice the perpetrators of crimes against international humanitarian law is not an acceptable argument against introducing measures to punish serious violations of international humanitarian law when this becomes an option under international law".
15 février 1999
© 1999 Brigitte Stern. Tous droits réservés.
STERN B. - "Légalité et compétence du Tribunal pénal international pour le Rwanda : l'affaire Kanyabashi". - Actualité et Droit International, février 1999 (http://www.ridi.org/adi).