L'INTERVENTION ALLIÉE EN RFY ET LE DÉBAT SUR LE MAINTIEN DE LA PAIX EN AFRIQUE
par Roland Adjovi
Doctorant à l'Université de Paris II Panthéon-Assas
Chargé de TD à l'Université de Bouaké (Côte d'Ivoire)
La sécurité en Afrique en cette fin de siècle demeure encore très mal assurée : plus d'une vingtaine de conflits demeurent irrésolus, sans compter les nouveaux coups de force militaire (1) qui ont conduit d'autres hommes en treillis au pouvoir une fois encore. Face à une insécurité grandissante donc, la recherche a penché un temps pour la mise en place d'une force africaine d'intervention (FAI) (2) pour pallier :
d'une part, à un désengagement occidental qui, avec la chute du Mur de Berlin, a plus d'intérêt pratique (stratégique, mais aussi économique) à préserver la paix à ses côtés ;
d'autre part, à un désengagement de l'ONU qui, avec la fin de la bipolarisation des relations internationales, s'est éveillé à sa mission de garant de la paix et de la sécurité internationales et du coup, s'est trouvé débordée (3).
Or, l'impératif de paix et de sécurité sur le continent n'autorise pas un tel vide, une telle carence. C'est là que le projet d'une force africaine d'intervention prend tout son sens. En effet elle offre à l'Afrique une alternative pour les cas où le Conseil de sécurité ne pourra point intervenir, sans compter que celui-ci pourra toujours se servir de cette même force armée.
En fait, la FAI ne serait pas permanente, mais composée d'unités ne devant être mobilisées qu'en cas de nécessité ou d'exercice, pour en limiter les coûts : sur cet élément, les différents projets sont désormais concordants. C'est sur l'instance habilitée à décider la mobilisation et l'utilisation de la force que les avis divergent.
Deux positions apparaissent très clairement : d'un côté la doctrine classique, dont les Occidentaux se font les porte-flambeaux, mettant en avant la responsabilité principale du Conseil de sécurité dans la garantie de la paix et de la sécurité internationales ; de l'autre côté, ceux qui soutiennent que la souveraineté des Etats et l'impératif de paix et de sécurité justifient que des alternatives soient trouvées pour prendre des décisions en cas d'inaction du Conseil de sécurité par suite de veto ou d'absence de volonté tout simplement.
I. - La responsabilité principale du Conseil de sécurité
Les Occidentaux, dans leurs différents projets de FAI, prônent cette responsabilité. Il en résulterait que la FAI ne serait qu'un bras armé régional de l'ONU (4). En pratique, on se trouverait dans la situation antérieure avec cette nuance de taille que, désormais, les interventions sur le terrain décidées par le Conseil se réaliseront avec des unités africaines avec le soutien logistique et financier des Occidentaux. On en a vu une simulation avec les Exercices Nangbéto et Guidimakha, menés entre des Etats de l'Afrique de l'Ouest avec le soutien de la France essentiellement (5). Une autre mise en œuvre peut être vue dans la Mission Internationale de Suivi des Accords de Bangui où des Etats africains ont envoyé des unités pour une mission d'observation avec le soutien financier et logistique de la France. Les Britanniques et les Américains ont aussi procédé à des exercices avec d'autres Etats africains pour tester leur initiative pour une FAI, mais aussi pour offrir une formation aux opérations de maintien de la paix à des armées qui n'en ont pas l'habitude.
Cette responsabilité première du Conseil de sécurité coïncide avec le texte de la Charte des Nations Unies et le droit international positif actuel. En effet les Etats ont toujours reconnu et respecté cette primauté du Conseil de sécurité sauf dans les cas de légitime défense individuelle ou collective, pour lesquels la Charte autorise expressément une réaction hors de la compétence dudit conseil.
Cependant, cette position ne nous paraît pas convenir au problème qui se posait dans la garantie de la paix et de la sécurité sur le continent africain. Car au sein de ce Conseil, la mainmise des Occidentaux, dont le désengagement est à l'une des causes de cette réflexion autour d'une FAI, n'est plus à prouver. Il en résulte qu'il n'est pas sûr qu'ils fassent preuve de plus de civisme international dans l'exercice des responsabilités du Conseil de sécurité. En clair, ils pourraient toujours paralyser activement ou passivement le Conseil de sorte que la situation, qui en découlerait, serait identique à celle qui prévalait avant l'existence de la FAI. Enfin, une FAI, dépendant entièrement ou même principalement des Etats occidentaux pour son financement et sa logistique, reste limitée dans la mesure où ces Etats n'ont aucune obligation internationale d'apporter leur soutien en cas de besoin. Ainsi toute mise en œuvre de cette force demeurerait soumise aux intérêts occidentaux qui se font de plus en plus ténus sur le continent malgré tous les discours qu'on entend ici et là.
C'est pourquoi il est nécessaire que cette force bénéficie d'une plus grande indépendance dans sa construction, afin de pouvoir réellement assurer la mission qui sera la sienne, c'est à dire pallier à l'inaction du Conseil de sécurité.
II.
- Une FAI indépendante
Cette indépendance se manifesterait essentiellement par l'inscription du pouvoir de décision dans un cadre africain, position à laquelle les Occidentaux nient tout fondement. Or les évolutions récentes des relations internationales tendent à conforter l'opinion qui la sous-tend : le Conseil de sécurité peut être empêché d'assurer la paix et la sécurité internationales, et, en pareilles circonstances, il faut pouvoir agir en-dehors de ce cadre. Car la responsabilité du Conseil de sécurité est peut-être principale mais non exclusive (6).
Il a ainsi été reconnu à l'Assemblée Générale, avec la résolution Acheson, une responsabilité dans la garantie de la paix et la sécurité internationales : ainsi l'opération en Corée a-t-elle pu se mettre en place sans recourir au Conseil de sécurité. Une interprétation audacieuse permettrait de fonder une intervention d'Etat sur la même résolution (7).
Dans le cas de l'opération Forces alliées en RFY, on assiste à un usage de la force armée sans autorisation du Conseil de sécurité paralysé par la menace d'un veto russe. La question de l'illicéité de cette intervention est déjà largement débattue, nous ne comptons pas y participer, l'essentiel ayant été dit sur les éléments pour ou contre. Mais nous retenons simplement que les mêmes Etats qui nient une telle pratique en Afrique sous couvert du droit international, n'hésitent pas à contrevenir le même droit international sous d'autres cieux. Et cette pratique semble constituer une évolution importante aujourd'hui puisque, quelques mois auparavant, on avait déjà assisté à l'intervention anglo-saxonne en Irak après le rapport contesté de Richard Butler (président de l'UNSCOM) sur le non-respect par l'Irak de ses engagements relatifs à la vérification de son potentiel militaire (8).
Dans le cas de la RFY, on constate que plus d'Etats encore participent au recours à la force armée, alors qu'en Irak les Français et bien d'autres avaient contesté la légalité des frappes sans pour autant œuvrer à l'adoption d'un texte officiel pour constater la violation de la Charte.
Il faut souligner aussi l'absence de contestation générale de la légalité des frappes alliées en RFY. D'abord au niveau des Etats : à part la Fédération de Russie et la Chine, peu se sont opposés à cette opération ou simplement insurgés contre une quelconque violation de la Charte des Nations Unies. Ensuite au sein même des Nations Unies, on assiste à un silence qui en dit long, sans compter que "le Conseil de sécurité n'a pas été en mesure […] d'adopter le projet de résolution [qui exige une cessation immédiate des frappes contre la RFY] présenté par le Bélarus et la Fédération de Russie, en raison du vote négatif de douze de ses membres, dont trois permanents" (9). Et même avant l'intervention, lorsque l'Otan avait déjà menacé la RFY de frappes aériennes, la question de la légalité de cette mesure se posait déjà (10) et le Conseil de sécurité dans sa Résolution 1203 (1998) semblait admettre la menace proférée, tout comme la Déclaration du Président du Conseil le laissait entendre aussi (11). Il en résulte que malgré la richesse du débat intellectuel sur la légalité de la menace puis des frappes, la politique internationale semble attester de la possibilité d'un recours à la force hors du cadre onusien, pour des raisons d'humanité et dans l'urgence (12). Ces arguments juridiques, prenant source dans des considérations essentiellement humanitaires, peuvent servir à fonder la compétence de l'OUA (Organisation de l'Unité Africaine) ou toute autre organisation sous-régionale d'Afrique comme la CEDEAO (Communauté Economique des Etats de l'Afrique de l'Ouest) à mettre sur pied une intervention d'humanité de façon autonome.
Si on admet la légalité de l'opération Forces alliées, la compétence d'une organisation régionale pour assurer la paix et la sécurité de la région ne doit pas poser de difficulté. D'abord parce que pour le cas qui nous préoccupe, cela ne relèvera pas de l'improvisation : les conditions de mise en œuvre de la FAI serait prédéterminées et les compétences réparties, de sorte que l'arbitraire, la politique d'improvisation, aurait moins cours. Ensuite, parce que, quoi qu'on en dise, la souveraineté des Etats doit leur permettre de donner compétence à l'institution de leur choix pour assurer leur sécurité. Enfin, parce que l'intervention aura lieu sur le territoire d'un Etat qui aura au préalable donné son consentement en adhérant à l'accord portant création de la FAI de sorte qu'il serait difficile de violer sa souveraineté, contrairement à la situation créée par les frappes aériennes sur la RFY. Ce qui, à défaut peut-être d'être incontestablement conforme au droit international, s'en rapproche beaucoup plus que la pratique actuelle des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne (puisque ce sont les deux qui ont offert à la communauté internationale, les deux précédents de l'Irak et de la RFY) en association partielle avec les autres Etats de l'Alliance Atlantique, sans compter que la légalité interne (vis-à-vis de la Charte même de l'OTAN, dans son article 5) est encore plus contestable.
Conclusion
Toutefois, il faut préciser que malgré la contestation portant sur la légalité de la compétence des organisations régionales à entreprendre des opérations militaires pour assurer la paix et la sécurité, la pratique semble confirmer l'évolution contraire, c'est-à-dire vers une compétence secondaire décentralisée. Ainsi, l'Afrique de l'Ouest avec la CEDEAO est très avancée en la matière puisque, depuis le sommet ministériel de Yamoussokro de mars 1998, l'ECOMOG (Ecowas Monitoring Group) force de maintien et d'imposition de la paix mise en place au Libéria en août 1990, est devenue le bras armé de l'organisation (13). Ainsi pour assurer l'observation du cessez-le-feu à Bissau, c'est à elle qu'il a été fait appel avec le soutien total du Conseil de sécurité et de l'Organe central du Mécanisme de l'OUA. Toujours en Afrique de l'Ouest, l'ANAD vient d'adopter aussi une résolution en ce sens, c'est-à-dire pour la constitution d'une force d'intervention. En Afrique centrale, un processus semblable est en cours avec le Comité consultatif permanent de l'Organisation des Nations Unies sur les questions de sécurité en Afrique Centrale, avec la constitution d'une force composée d'unités mobilisables à tout moment pour une intervention ou un exercice. Une seule crainte surgit désormais et mériterait un débat profond : la prolifération de telles forces n'est-elle pas nuisible à l'objectif de paix et de sécurité qui les sous-tend ? Il serait sans doute urgent de circonscrire cette constitution d'unités d'intervention à certains cadres institutionnels ou, tout au moins, de concevoir une logique pyramidale qui permettra par exemple au Conseil de sécurité de décider d'une intervention en Afrique australe en utilisant la force de paix constituée par la SADC, ou à la CEDEAO de décider d'une intervention avec l'envoi de la force de l'ANAD. En somme, ce serait un système graduel de sécurité. 20 mai
1999
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ADJOVI R. - "L'intervention alliée en RFY et le débat sur le maintien de la paix en Afrique". - Actualité et Droit International, juin 1999 (http://www.ridi.org/adi).
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
- Rapport du Secrétaire Général sur ses consultations avec l'administration des Etats-Unis d'Amérique concernant la proposition de cette dernière relative à la création d'une force africaine de réaction aux crises (FARC), Addis-Abeba, 24 octobre 1996, Central Organ/Mec/Amb/3 (XXV), 12 p.
- GONIDEC P.-F., Relations Internationales Africaines, Paris, LGDJ, 1996, tome 52, xii-210 p. (coll. Bibliothèque africaine et malgache.)
- KELLER E. J. et ROTHCHILD D., Africa in the new international order : rethinking state sovereignty and regional security, Boulder (Colorado), L. Rienner, 1996, x-253 p.
- MAVUNGU M.-di-N., Les relations interafricaines, Paris, CHEAM, 1990, 115 p. (coll. Notes africaines, asiatiques et caraïbes.)
- MURPHY J. E., The UN and the Control of International Violence. A Legal and Political Analyses, Manchester, Manchester University Press, 1982, 212 p.
- TSHIYEMBE M. et BUKASA M., L'Afrique face à ses problèmes de sécurité et de défense, Paris, Présence Africaine, Travaux de recherches de l'Institut Panafricain de Géopolitique, 1989, 262 p.
- PHILIPPE C., "Une force interafricaine d'intervention", Défense Nationale, octobre 1995, pp. 113-124.
NOTES
(1) Niger le 9 avril, Comores le 30 avril et Guinée-Bissau le 7 mai. (retour au texte)
(2) ADJOVI R., Le projet d'une force africaine d'intervention, Mémoire de DEA, Université de Paris II Panthéon-Assas, 1997, 82 p. (DEA Etudes Africaines, option science politique.) (retour au texte)
(3) Ce désengagement de l'ONU est à mettre en rapport avec l'absence de volonté des Etats, notamment celle des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, d'agir dans ces terres où leurs hommes courraient de grands risques, comme avec l'opération Restore Hope en Somalie. Ainsi face à la guerre au Kivu et aux massacres qui y furent perpétrés, le Conseil de sécurité avait décidé de l'envoi d'une force multinationale sans que le Secrétariat général n'ait jamais obtenu le nombre suffisant de contingents pour pouvoir la déployer (notre mémoire, p. 35). (retour au texte)
(4) Voir Bellamy C., "Old imperialists forge African force for peace, The Independent, 22 mai 1996 ; Discours du président togolais, XIXème Conférence des Chefs d'Etats de France et d'Afrique, février 1997, Ouagadougou au Burkina-Faso ; Assemblée de l'UEO, La contribution de l'UEO au renforcement de la paix en Afrique centrale, Rapport présenté au nom de la commission de défense par M. Masseret, 13 mai 1997, Document 1566 ; Warren C., allocution à l'OUA, à Addis-Abeba, 10 octobre 1996, qui disait : "La décision de déployer la mission incombera à l'ONU… Elle sera sous l'autorité de l'ONU comme toute autre opération humanitaire ou de maintien de la paix". (retour au texte)
(5) L'exercice Nangbéto 97 s'est tenu du 19 au 21 mars 1997 entre le Bénin, le Togo et la France : voir Fatunde T., "Nangbéto 97. Des manœuvres au service de la paix", Jeune Afrique Economie, 239, 14 avril 1997, pp. 18-19 ; pour l'exercice Guidimakha (février-mars 1998), il y a eu principalement la France associée aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et huit Etats africains (Cap-Vert, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Mali, Mauritanie et Sénégal). (retour au texte)
(6) Avis de la Cour Internationale de Justice, Certaines dépenses des Nations Unies (article 17, paragraphe 2 de la Charte), Recueil 1962, p. 163, où la Cour reconnaît une responsabilité secondaire à l'Assemblée Générale en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales. (retour au texte)
(7) C'est l'interprétation que fait Benoît Tabaka dans le débat de la revue Actualité et Droit International dans sa contribution du 18 avril (www.ridi.org/adi/debat1.html), quand il dit : "Les Etats membres de l'Otan avaient la possibilité de recourir à la force dans ce souci de palier à la carence du Conseil de sécurité". (retour au texte)
(8) Pour plus de détails, voir le Communiqué de Presse du Conseil de sécurité, CS/999 du 16 décembre 1998 qui présente le débat qui a eu lieu au sein du Conseil, sans qu'un texte officiel ait pu être adopté, silence éloquent. (retour au texte)
(9) Cf. Communiqué de Presse du Conseil de sécurité, CS/1036 du 26 mars 1999, mais aussi la contribution de José Alberto Azeredo Lopes du 6 avril dans le débat de la revue Actualité et Droit International (www.ridi.org/adi/debat1.html). (retour au texte)
(10) Patrice Despretz, "Le droit international et les menaces d'intervention de l'OTAN au Kosovo", Actualité et Droit International, novembre 1998 (www.ridi.org/adi/199811a4.html). (retour au texte)
(11) Ainsi que le souligne Bruno Simma dans la deuxième partie de son article "NATO, the UN and the Use of Force : Legal Aspects", European Journal of International Law, 10(1), (www.ejil.org). (retour au texte)
(12) L'expression des ces principes peut diverger. Ainsi, on peut parler d'une primauté de la nécessité de protection des populations contre des crimes internationaux sur le principe du non-recours à la force dans les relations internationales ; c'est la hiérarchie qu'établie Benoît Tabaka, dans sa contribution du 29 avril 1999 au débat de la revue Actualité et Droit International (www.ridi.org/adi/debat1.html), avec son expression de "jus cogens maxima". Paul Tavernier, quant à lui, préfère parler de "considérations élémentaires d'humanité" dans sa contribution du 13 avril 1999, ibid. Pour Brigitte Stern, "il ne paraît pas possible de laisser se perpétrer sans réagir les crimes les plus odieux : nettoyage ethnique, crimes contre l'humanité", contribution du 7 avril 1999, ibid. Pour David Ruzié enfin, ce sont les droits de l'homme et l'urgence, contribution du 2 avril 1999, ibid. (retour au texte)
(13) Barry M. A. et Dorce F., "Lansana Kouyaté, Secrétaire exécutif de la Cédéao", Jeune Afrique Economie, 262, 13 avril au 3 mai 1998, p. 127. (retour au texte)
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