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Y A-T-IL GÉNOCIDE AU KOSOVO ?
par
David Boyle
Doctorant
Université de Paris II - Panthéon-Assas
Résumé : Les violations de droit international humanitaire commises actuellement en vue de l'épuration ethnique du Kosovo sont également des crimes contre l'humanité, car elles s'inscrivent dans une politique d'atrocités et de persécutions contre la population civile d'origine albanaise. Cette politique pourrait relever du génocide dès lors que l'intention criminelle ne serait plus de faire fuire la population d'origine albanaise mais de la détruire en tout ou en partie. Toute preuve d'atteintes massives à la vie humaine au Kosovo constituerait un indice fort d'intention génocidaire. Dans tous les cas, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie est compétent pour poursuivre les individus responsables de ces crimes, y compris le chef d'Etat yougoslave.
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Compte tenu de la multiplication de références approximatives au "génocide" au Kosovo dans les médias à l'heure actuelle, il nous a semblé opportun de faire une mise au point quant aux bases juridiques de toute qualification sérieuse de l'épuration ethnique de ce province de la Yougoslavie par les forces armées et de police du gouvernement fédéral yougoslave et du gouvernement serbe (les "autorités yougoslaves"). Ainsi, à fur et à mesure que des informations fiables nous parviendront, il sera possible de juger du bien fondé des accusations de génocide au Kosovo.
Pour cela, il faut s'interroger, en premier lieu, sur les dispositions du droit pénal qui s'appliquent en Yougoslavie, qu'elles trouvent leur source dans son droit pénal interne ou dans des obligations qui découlent du droit international pénal (1). En l'occurrence, les dispositions du droit interne de la Yougoslavie ne semblent rien apporter au regard des obligations internationales de cet Etat.
Nous proposons donc d'étudier la qualification de la situation au Kosovo en termes des crimes internationaux prohibés par le droit international conventionnel et coutumier. Ces crimes peuvent être séparés en deux grands catégories : les infractions au droit international humanitaire (crimes de guerre) et les crimes contre l'humanité (le génocide sera analysé ici comme un cas spécial, aggravé, du crime contre l'humanité).
Avant d'aborder cette analyse, il convient cependant de mentionner un sujet d'une importance capitale : la compétence du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie pour se saisir de la situation au Kosovo.
Le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) est important à deux égards. D'une part, son statut confirme les crimes internationaux passibles de sanction en Yougoslavie - infractions graves aux Conventions de Genève de 1949, violations des lois et coutumes de la guerre, crimes contre l'humanité et génocide. D'autre part, le tribunal comble une des grandes lacunes du système de droit international pénal avant 1993, l'absence de mécanisme juridictionnel de mise en cause de la responsabilité individuelle des auteurs de ces crimes. Pour ces raisons, il est important de voir dans quelle mesure ce tribunal est compétent pour se saisir de la situation au Kosovo.
Agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, le Conseil de sécurité créa ce tribunal en 1993, "dans le seul but de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit humanitaire international commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie entre le 1er janvier 1991 et une date que déterminera le Conseil" (Doc. N.U. S/RES/827, 25 mai 1993, § 2). Aucune date limite n'ayant été déterminée par le Conseil, le procureur est en droit d'enquêter sur tout crime entrant dans sa compétence, commis sur le territoire de l'ex-Yougoslavie, y compris au Kosovo ; le tribunal peut donc juger toute personne physique ayant "planifié, incité à commettre, ordonné, ou commis" un de ces crimes, quels que soient sa qualité officielle, son grade, ou sa position dans la hiérarchie de commandement du pays (cf. Statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, Doc. N.U. S/RES/827, 25 mai 1993, Annexe, article 7).
Passons maintenant à l'analyse des qualifications possibles de l'épuration ethnique du Kosovo en droit international pénal. Ces exactions violent le droit international humanitaire (I), mais relèvent avant tout du crime contre l'humanité (II).
I. VIOLATIONS DU DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE (CRIMES DE GUERRE)
L'application des dispositions du droit international humanitaire dépendent de l'existence d'un conflit armé (ceci vaut également , dans une certaine mesure, pour les crimes contre l'humanité, étudiés infra). Par ailleurs, des règles différentes s'appliquent selon qu'il s'agit d'un conflit international ou interne. Avant, donc, de qualifier les exactions des autorités yougoslaves en termes du droit international humanitaire, il faut s'interroger sur l'existence d'un conflit armé interne ou international au Kosovo. Cette question dépasse ainsi les préoccupations de certains Etats occidentaux quant à la licéité des procédures employées pour autoriser les frappes de l'OTAN.
L'existence d'un conflit armé interne ou international au Kosovo
La Chambre d'appel du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a considéré, dans l'affaire Tadic, que:
"Un conflit armé existe chaque fois qu'il y a recours à la force armée entre Etats ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d'un Etat" (TPIY, décision du 2 octobre 1995, N° IT-94-1-AR72, par. 70).
En effet, s'agissant de conflits armés internes, le droit humanitaire exige que la situation soit plus grave que de simples tensions internes, ou de troubles intérieurs, tels les émeutes ou les actes isolés et sporadiques de violence. Le conflit doit se dérouler :
"sur le territoire d'une Haute Partie contractante entre ses forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d'un commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu'il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées" (cf. Deuxième Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux, 8 juin 1977, Titre I, article premier, §§ 1 et 2).
En l'occurrence, il semble bien que le combat du mouvement indépendantiste kosovar (UCK) contre les forces armées et de police yougoslaves, réponde à cette exigence. Le fait que l'UCK ait réduit ses activités depuis sa signature du projet d'accord d'autonomie ne devrait avoir aucune incidence sur l'existence d'un conflit aussi longtemps que le gouvernement yougoslave ne l'a pas signé. Au contraire, cette réduction prouve que les chefs de l'UCK contrôlent suffisamment leurs forces pour leur imposer le respect de cet engagement international. En tout cas, il semble qu'il y a eu une reprise de la lutte de l'UCK depuis le début de la dernière phase dans l'épuration massive du Kosovo.
S'agissant de la situation internationale, il semble évident qu'un conflit armé existe entre la Yougoslavie et les Etats membres de l'OTAN depuis le début des frappes aériennes par cette organisation régionale. Il est utile de rappeler à cet égard que la réponse à cette interrogation est une question de fait et ne dépend pas de l'existence d'une déclaration formelle de guerre par les parties (cf. l'article 2 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949). Il n'est pas non plus nécessaire que des forces armées soient engagées au sol, car tout recours aux armes entre deux Etats relève des Conventions de Genève (cf. Jean PICTET (Ed.), Les Conventions de Genève du 12 août 1949, Commentaire, Genève, 1958, Vol. III, p. 29).
Enfin, il faut noter que l'existence d'un conflit international n'enlève pas forcément au conflit sous-jacent entre les autorités yougoslaves et l'UCK son caractère interne. Dans de telles situations d'enchevêtrement des conflits, le droit international humanitaire reconnaît l'existence simultané du conflit interne et du conflit international entre les Etats membres de l'OTAN et la Yougoslavie, et des règles différentes s'appliqueront aux deux conflits (cf. D. SCHINDLER, "Different Types of Armed Conflicts", p. 150).
La qualification des exactions
La Yougoslavie est partie aux quatre Conventions de Genève de 1949. Chaque Convention prohibe certaines "infractions graves" à ses dispositions, commises contre des "personnes protégées" (cf. à titre d'exemple, l'article 147 de la quatrième Convention de Genève). Ces crimes de guerre font partie de la compétence matérielle du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (article 2 du statut). Cependant, ces Conventions ne s'appliquent, en règle générale, qu'en cas de guerre internationale. En l'occurrence, elles protègent les forces armées et ressortissants des Etats membres de l'OTAN contre les abus de la Yougoslavie, et vice versa.
Rappelons, toutefois, que les victimes des exactions commises actuellement par les autorités yougoslaves sont des ressortissants de cet Etat, bien que d'origine albanaise. Par conséquent, les dispositions des Conventions de Genève relatives aux infractions graves ne s'appliquent pas à ces victimes, car seuls les ressortissants de la partie adverse sont des "personnes protégées" aux termes des Conventions (article 4 commun aux quatre Conventions de 1949).
Seul l'article 3 commun aux quatre Conventions de 1949, impose à la Yougoslavie - ainsi qu'à l'UCK - des obligations d'humanité minimales relatives au traitement de sa propre population (2). Cet article s'applique "en cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l'une des Hautes Parties contractantes". Dans de telles circonstances :
"les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités (...) seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou tout autre critère analogue".
Les deux protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1977, auxquels la Yougoslavie est également partie, complètent cette protection des populations civiles contre leur propre Etat.
Si l'on considère que les combats de l'UCK s'inscrivent dans la lutte des peuples "contre la domination coloniale et l'occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l'exercice du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" (article 1 § 4 du Protocole I), le premier protocole additionnel les élève en conflit international et prévoît une protection accrue de toute population civile par les Parties au conflit (l'article 50 définit les populations civiles protégées sans référence à leur appartenance à l'autre partie au conflit), car les parties au conflit "doivent en tout temps faire la distinction entre la population civile et les combattants ainsi qu'entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires et, par conséquent, ne diriger leurs opérations que contre des objectifs militaires" (article 48). En particulier "Sont interdits les actes ou menaces de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile" (article 51 § 2).
Si cela n'est pas le cas, et que, par conséquent, le conflit entre l'UCK et les autorités yougoslaves est considéré comme étant de nature interne, le deuxième protocole additionnel est consacré à l'extension de la protection des populations civiles contenue dans l'article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949. En particulier, sont interdits les déplacements forcées de population civile (article 17), ainsi que "les actes ou menaces de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile" (article 13 § 2).
Le TPIY est également compétent pour se saisir de violations de l'article 3 commun et des protocoles additionnels, en tant que "violations des lois et coutumes de la guerre" visées à l'article 3 de son statut (3).
L'application difficile des dispositions des Conventions de Genève et de leur protocoles additionnels aux populations civiles ressortissants de la Yougoslavie est compensée, cependant, par la prohibition internationale des crimes contre l'humanité.
II. CRIMES CONTRE L'HUMANITE
Dans sa conception coutumière, le crime contre l'humanité peut être décrit comme une "politique d'atrocités et de persécutions contre des populations civiles" (A. GROS, Conférence de Londres, cité in Elisabeth ZOLLER, "La définition des crimes contre l'humanité", Journal du droit international, vol. 120(3), juil-sept. 1993, p. 551). Il a trouvé sa première expression concrète dans l'article 6 c) du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, annexé à l'Accord de Londres du 8 août 1945.
Si les crimes contre l'humanité ainsi définis furent limités à des actes commis dans le contexte de la deuxième guerre mondiale, la source principale du concept demeure le droit international coutumier (4), comme l'a confirmé l'Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 95 (I), adoptée à l'unanimité le 11 décembre 1946. Ainsi, la Convention des Nations Unies de 1968 sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, à laquelle la Yougoslavie est partie, prohibe les crimes contre l'humanité, qu'ils soient commis en temps de paix ou de guerre (article 1 b de la Convention).
Toutefois, l'article 5 du Statut du Tribunal limite sa compétence aux crimes contre l'humanité "lorsqu'ils ont été commis au cours d'un conflit armé, de caractère international ou interne (…)" (5). Par conséquent, nous nous limiterons ici à une qualification de crimes contre l'humanité tels que définis dans l'article 5 du statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (A).
A une nuance près (6), le génocide se présente comme "un cas aggravé, ou qualifié, de crime contre l'humanité" (7). Ce crime est également inclus dans la compétence du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (B).
A. Crimes contre l'humanité tels que définis dans l'article 5 du statut du TPIY
Selon l'article 5 de son Statut, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie est habilité à juger les personnes présumées responsables des crimes suivants lorsqu'ils ont été commis au cours d'un conflit armé, de caractère international ou interne, et dirigés contre une population civile qu'elle qu'elle soit :
(a) Assassinat;
(b) Extermination;
(c) Réduction en esclavage;
(d) Expulsion;
(e) Emprisonnement
(f) Torture;
(g) Viol;
(h) Persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses;
(i) Autres actes inhumains.
Cette définition introduit deux critères principaux qui distinguent le crime contre l'humanité des crimes de droit commun que constituent les actes énumérés : le lien avec un conflit et le fait d'être dirigé contre une population civile.
En l'occurrence, nous avons établi qu'il y a un niveau de conflit armé interne et international suffisant, au Kosovo, pour que le TPIY soit compétent (voir supra : " L'existence d'un conflit armé interne ou international au Kosovo).
Par ailleurs, le TPIY a jugé que pour être "dirigé contre une population civile", un acte doit remplir trois critères :
"Tout d'abord, les actes criminels doivent avoir pour objet une population civile spécifiquement identifiée comme un groupe par les auteurs de ces actes.
En second lieu, les actes criminels doivent s'inscrire dans une certaine organisation et s'insérer dans un contexte systématique. S'il n'est pas nécessaire qu'ils soient liés à une politique instituée à un niveau étatique au sens classique du terme, ils ne peuvent pas être le seul fait d'individus isolés.
Enfin, la perpétration des actes criminels, considérés dans leur ensemble, doit présenter une certaine ampleur et une certaine gravité" (Doc. N.U. T.P.I.Y., Affaire IT-94-2-R61, Le Procureur c/ Dragan Nikolic, 20 octobre 1995, p. 15).
Compte tenu du caractère massif de l'expulsion de la population civile d'origine albanaise, ainsi que des indices d'assassinats, d'emprisonnements et de persécutions raciales visant à accélérer cette expulsion, il apparaît ainsi que, si les faits reprochés aux autorités yougoslaves s'avèrent être fondés, ils entrent pleinement dans la définition de crimes contre l'humanité.
B. Génocide
Selon l'article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948),
"(…) le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; e) transfert d'enfants du groupe à un autre groupe."
En tant que partie à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), la Yougoslavie s'est engagée à prévenir et de réprimer le génocide, que ce soit en temps de guerre ou de paix (article I ; pour une étude approfondie de l'état du droit international concernant le génocide en 1979, cf. Nicodème RUHASHYANKIKO, op. cit.). En vertu de l'article 4 de son statut, qui reprend, mot à mot, la définition conventionnelle du génocide, le TPIY est compétent pour juger les personnes responsables d'actes de génocide.
Le génocide, cas qualifié de crime contre l'humanité, se distingue de ce dernier essentiellement de deux façons. D'une part, l'intention criminelle requise pour constituer le crime est définie de façon plus restrictive : les crimes doivent être commis "dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel" (article I de la Convention sur le génocide). D'autre part, les actes susceptibles d'être qualifiés de génocide, énumérés ci-dessus, sont plus limités que ceux du crime contre l'humanité : seuls des actes dirigés contre la vie humaine - au sens large - sont concernés.
L'intention "spéciale" constitutive du génocide
Pour que les exactions des autorités yougoslaves puissent être qualifiées d'actes de génocide en vertu de l'article II de la Convention sur le génocide (et article 4 du statut du TPIY), il faut que leurs victimes aient été visées à cause de leur appartenance à un "groupe national, ethnique, racial ou religieux", et que les actes aient été commis "dans l'intention de détruire, en tout ou en partie" un groupe protégé, "comme tel".
Sur le premier point, il semble évident que la population kosovar d'origine albanaise entre dans un ou plusieurs des groupes protégés par la Convention, que ce soit comme ethnie, comme minorité nationale ou comme groupe racial ou religieux.
La question qui reste sans réponse est celle de savoir si l'intention des autorités yougoslaves est la destruction de ce groupe, en tout ou en partie (dolus specialis). Ceci implique une intention de destruction physique ou biologique, mais non culturelle (une proposition visant à inclure le " génocide culturel " dans la Convention fut rejetée en 1948. cf. à ce sujet, Nicodème RUHASHYANKIKO, ibid., paras. 441 à 449). A première vue, une volonté de faire fuir la population, dans le cadre d'un processus d'épuration ethnique, ne satisfait pas à ce critère d'intention de détruire. Si les évènements prouvent que cela était la seule intention des autorités yougoslaves, les exactions au Kosovo ne relèveraient pas du génocide.
Cependant, les conclusions présentées au nom du Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine, dans le cadre de sa plainte contre la Serbie devant la Cour internationale de Justice, prient la Cour de qualifier la "pratique systématique de la "purification ethnique" des citoyens et du territoire souverain de la Bosnie-Herzégovine" de génocide en elle-même (CIJ, Affaire relative à l'application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, 11 juillet 1996, paras. 13-14). Le fondement de cet argument est double : soit les moyens choisis pour faire fuir la population prévoyaient sa destruction partielle ; soit, la volonté affichée de faire fuir, n'était que le première étape dans un processus visant la destruction du groupe.
Quant au premier fondement, il faut rappeler que les mots "en tout ou en partie" ont été inclus dans la définition du génocide pour spécifier qu'il n'est pas nécessaire d'anéantir un groupe jusqu'au dernier membre pour satisfaire à la Convention sur le génocide (cf. sur cette question Nicodème RUHASHYANKIKO, op. cit., paras. 49-54). L'intention des acteurs importe plus que le résultat chiffré des exactions, bien que la nature même du crime implique une volonté de détruire une proportion significative du groupe (8). En particulier, la doctrine établit qu'il suffit d'avoir l'intention de détruire "une fraction importante de ce groupe, telle les dirigeants" (M. B. WHITAKER, Rapporteur spécial, Version révisée et mise à jour de l'Etude sur la question de la prévention et la répression du crime de génocide, Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités, Doc. N.U. E/CN.4/Sub.2/1985/6, 2 juillet 1985, para. 29). En cela, la Convention reconnaît une caractéristique fondamentale de tout projet génocidaire : un groupe qui fait obstacle à l'unité de la nation sera détruit en partie ou en totalité selon que les individus qui le composent sont considérés comme assimilables ou non (cf. à ce sujet Yves TERNON, L'Etat criminel, les génocides au XX e siècle, Paris, Editions du Seuil, 1995, pp. 74-76).
Quant à l'argument d'une politique progressive, dans le contexte comparable du nettoyage ethnique en Bosnie, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a affirmé que dans le cas où le projet politique ne prévoyait aucun territoire d'existence des minorités visées, "les déportations massives peuvent être interprétées comme le premier pas dans un processus d'élimination". Il serait alors possible de considérer à partir de l'ensemble des éléments, "que le projet inspirant les actes (...) entrevoyait en dernier lieu, une destruction des groupes" (Doc. N.U. T.P.I.Y., Affaires IT-95-5-R61 et IT-95-18-R61, Le Procureur c/ Radovan Karadzic et Ratko Mladic, 11 juillet 1996, op. cit., p. 60, para. 94).
Il serait même possible de soutenir que l'ampleur des exactions commises dans le but de les chasser suffit pour les caractériser de génocide : la chambre de première instance du Tribunal international pénal pour l'ex-Yougoslavie a laissé entendre que la "politique de "nettoyage ethnique" a pris, en l'espèce, la forme d'actes discriminatoires d'une gravité extrême, qui tendrait à mettre en évidence son caractère génocidaire" pour conclure que "l'intention constitutive de crime du génocide (l'article 4 du règlement du Tribunal reprend la définition du génocide contenue dans la Convention de 1948 : cf. l'Annexe à la Résolution 827 du Conseil de sécurité, 25 mai 1993) peut être déduite de la gravité même de ces actes discriminatoires" (surtout des assassinats collectifs de membres du groupe et des déclarations des auteurs à cet égard : Doc. N.U. T.P.I.Y., Affaire IT-94-2-R61, Le Procureur c/ Dragan Nikolic, 20 octobre 1995, p. 21). Ainsi, s'il n'est pas nécessaire de prouver la destruction totale d'un groupe pour fonder une qualification de génocide, les juges du tribunal ont considéré que la "massivité des effets destructeurs", ou le "seul nombre des victimes sélectionnées uniquement à cause de leur appartenance à un groupe" pouvaient révéler une intention génocidaire (Doc. N.U. T.P.I.Y., Affaires IT-95-5-R61 et IT-95-18-R61, Le Procureur c/ Radovan Karadzic et Ratko Mladic, 11 juillet 1996, p. 61, para. 94). Par ailleurs, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a confirmé que "l'intention peut également se déduire de la perpétration d'actes portant atteinte aux fondements du groupe (...) qui ne relèveraient pas nécessairement en eux-mêmes" du génocide, "mais qui sont commis dans le cadre de la même ligne de conduite"(9).
CONCLUSION
Pour conclure, la communauté internationale a déjà à sa disposition des indices sérieux tendant à prouver que les exactions des autorités yougoslaves, commises dans le but de chasser la population yougoslave d'origine albanaise du territoire, constituent des crimes internationaux.
Les violations de droit international humanitaire commises actuellement en vue de l'épuration ethnique du Kosovo sont également des crimes contre l'humanité, car elles s'inscrivent dans une politique d'atrocités et de persécutions contre la population civile d'origine albanaise. Cette politique pourrait relever du génocide dès lors que l'intention criminelle ne serait plus de faire fuire la population d'origine albanaise mais de la détruire en tout ou en partie. Toute preuve d'atteintes massives à la vie humaine au Kosovo constituerait un indice fort d'intention génocidaire. Dans tous les cas, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie est compétent pour poursuivre les individus responsables de ces crimes, y compris le chef d'Etat yougoslave.
25 mai 1999
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Sélection de sites relatifs à la situation au Kosovo...
© 1999 David Boyle. Tous droits réservés.
BOYLE D. - "Y a-t-il génocide au Kosovo ?". - Actualité et Droit International, juin 1999 (http://www.ridi.org/adi).
NOTES
(1) Ainsi, la définition des crimes internationaux dans d'autres Etats [cf. en France, Code pénal, articles 211 et suivant] n'aurait d'intérêt qu'en cas de poursuites intentées par les tribunaux du pays en question, tel un procès en vertu de la compétence universelle ; à ce sujet, voir l'article d'Anne Muxart, "Immunité
de l'ex-chef d'État et compétence universelle : quelques réflexions à propos
de l'affaire Pinochet", Actualité et Droit International (http://www.ridi.org/adi), décembre 1998 (notamment le point II : La notion de compétence
universelle) (retour au texte)
(2) La CIJ a confirmé que l'article 3 commun n'est que la codification de principes de droit international applicables a tout conflit armé : cf. Nicaragua c. Etats-Unis, Rec. 1986, pp. 65-69. (retour au texte)
(3) Cette interprétation a été confirmée par la Chambre d'appel du TPIY dans l'affaire Tadic, TPIY, décision du 2 octobre 1995, N° IT-94-1-AR72, par. 89. (retour au texte)
(4) Le principe selon lequel le Statut du Tribunal de Nuremberg était " l'expression du droit international existant au moment de sa création " a été réaffirmé dans le jugement du Tribunal militaire United States c. Goering, 1 octobre 1946, 13 Annual Digest p. 203. (retour au texte)
(5) Le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a noté, cependant, que " ce concept avait acquis une autonomie certaine depuis le jugement de Nuremberg dans la mesure où la nécessité de constater un lien avec un crime contre la paix ou un crime de guerre avait disparu ": Doc. N.U. T.I.P. Affaire n° IT-94-2-R61, Le Procureur c/ Dragan Nikolic, 20 octobre 1995, p. 15. (retour au texte)
(6) A la différence des crimes contre l'humanité, le génocide n'est pas limité aux populations civiles ; au moins à cet égard, son étendue dépasse le cadre des crimes contre l'humanité, pour englober également certains des crimes de guerre les plus atroces. (retour au texte)
(7) Stefan GLASER, Droit international pénal conventionnel, Bruxelles, Bruylant, 1970, p. 109, cité in Nicodème RUHASHYANKIKO, Rapporteur spécial, Etude sur la question de la prévention et la répression du crime de génocide, Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités, Doc. N.U. E/CN.4/Sub.2/416, 4 juillet 1978, para. 393. (retour au texte)
(8) Cf. commentaire (8) au projet d'article 17 " Génocide " du Projet de Code de crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, Rapport de la Commission de droit international à l'Assemblée générale sur les travaux de sa quarante-huitième, session, Doc. N.U. A/51/10, chapitre II, p. 2. (retour au texte)
(9) Les juges du tribunal pour l'ex-Yougoslavie ont considéré comme pouvant atteindre les " fondements du groupe ", " la transmission à l'enfant d'une identité ethnique nouvelle (...) par la conception forcée ", et la destruction de mosquées, d'églises catholiques ou de bibliothèques : Doc. N.U. T. Affaires n° IT-95-5-R61 et IT-95-18-R61, Le Procureur c/ Radovan Karadzic et Ratko Mladic, 11 juillet 1996, p. 60, para. 94. (retour au texte)
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