1. Le 3 septembre 1979, la Convention Américaine des droits de l’homme donnait naissance à la Cour interaméricaine des droits de l’homme à San Jose du Costa Rica. La configuration du système interaméricain de protection des droits de l’homme a largement évolué depuis cette époque, tout d’abord d’un point de vue quantitatif puisque le nombre des Etats membres s’est accru (de 14 à 24 Etats parties à la Convention), mais également sous un angle qualitatif. Alors, en effet, qu’aucun Etat partie n’avait reconnu la compétence contentieuse obligatoire de cette juridiction il y a vingt ans, ils sont aujourd’hui 20 à se soumettre à la juridiction de la Cour.
2. L’activité judiciaire de ce tribunal au cours de ses vingt premières années d’existence est assez fournie : 46 sessions ordinaires, 23 sessions extraordinaires à l’issue desquelles elle a adopté, relativement à 35 affaires contentieuses, 16 avis consultatifs et 61 jugements ayant trait aux exceptions préliminaires, à des questions de compétence et de fond, à l’exécution de sentences relatives aux réparations, et enfin à l’interprétation des jugements. Elle a en outre adopté des mesures provisoires de protection dans plus de vingt cas d’extrême gravité et d’urgence, grâce auxquelles elle a permis d’éviter que des dommages irréparables ne soient causés aux personnes.
3. Il convient, à la veille de la réunion des chanceliers de tous les pays du continent américain prévue le 22 novembre prochain au siège de la Cour, visant à célébrer son vingtième anniversaire, de faire quelques recommandations et d’entamer quelques pistes de réflexion. A n’en pas douter, les Etats parties à la Convention Américaine des Droits de l’homme doivent procéder, en cette fin de siècle, à un véritable examen de conscience afin de décider du type de système de protection des droits de l’homme qu’ils prétendent adopter.
4. Dans l’hypothèse d’un véritable système de protection des droits de l’homme, capable d’assurer une protection efficace et effective, la voie à emprunter est à mes yeux sans ambiguïté et nécessite une réflexion qui s’oriente dans quatre directions.
5. En premier lieu, il est indispensable que tous les Etats du continent ratifient la Convention, ou à tout le moins y adhèrent. En matière de protection des droits de l’homme, il ne fait aucun doute que critères, principes et normes dégagés par les organes de contrôle doivent être validés par tous les Etats et s’appliquer en faveur de tous les individus. On ne saurait arguer de la structure fédérale ou unitaire des Etats parties, ou du critère de nationalité pour les individus relevant de la juridiction des Etats, en vue de créer des obstacles à une application de la Convention.
6. En second lieu, les Etats parties doivent adopter des mesures nationales d’exécution de la Convention, gage de son efficacité. En effet, en matière de protection des droits de l’homme, les ordres juridiques nationaux et internationaux sont en perpétuelle interaction et forment un tout harmonieux. Il est impératif que les Etats parties à la Convention adoptent des mécanismes d’exécution des sentences de la Cour interaméricaine au plan interne : nous espérons sincèrement qu’ils se conformeront à cet engagement historique contracté à l’égard du système interaméricain de protection. Ces mesures nationales de mise en œuvre des décisions doivent par ailleurs répondre au principe de célérité, nécessaire pour assurer une exécution effective des jugements de la Cour. Faut-il rappeler que dans l’hypothèse où l’Etat n’applique pas une sentence de la Cour, il continue certes de violer les dispositions de la Convention, dont la Cour a constaté le manquement, mais s’y ajoute en outre une violation supplémentaire de déni d’accès a la justice (tant au plan international qu’interne) ?
7. En troisième lieu, il est nécessaire que tous les Etats parties acceptent sans réserve la compétence contentieuse de la Cour interaméricaine, afin de s’assurer de l’automatisme de sa compétence obligatoire. Pour ce faire, il convient de modifier par amendement l’article 62 de la Convention (1) et profiter de l’occasion pour mettre fin aux restrictions trop nombreuses et importantes de cette disposition (notamment celle de la réciprocité). Ainsi serait surmonté l’aléa résultant du caractère facultatif de l’acceptation de la compétence contentieuse de la Cour, laquelle deviendrait obligatoire ipso jure pour tous les Etats parties à la Convention.
8. Comme je l’ai toujours soutenu, les clauses relatives à la juridiction obligatoire de la Cour et le droit de recours individuel, étroitement liés, constituent de véritables clausulas petreas de protection internationale des droits de l’homme. Il ne faut pas se méprendre : nous devons procéder aujourd’hui à une véritable révolution juridique, afin de viabiliser l’accès de l’individu à la justice au plan international, et ainsi assurer un héritage convenable pour le siècle à venir.
9. Ceci me conduit au quatrième point, à savoir l’accès direct impératif des individus à la Cour interaméricaine. A l’heure actuelle, les individus n’interviennent, en vertu de l’article 23 du règlement de la Cour, que lors de l’étape des réparations, c’est-à-dire à l’issue de la procédure. Il convient par conséquent d’élargir dans un premier temps la participation des individus à toutes les étapes de la procédure devant la Cour (locus standi). Les requérants privés agiraient ainsi comme de véritables sujets du droit international des droits de l’homme, une fois reconnue leur pleine capacité procédurale. Dans le cadre de cette première étape de l’évolution, les fonctions non contentieuses de la Commission Interaméricaine des droits de l’homme comme organe auxiliaire de la Cour (2) seraient préservées.
10. Ensuite, le droit d’accès direct (jus standi) à la justice internationale doit s’accompagner d’une garantie essentielle dans tout système juridictionnel de protection des droits de l’homme, à savoir l’égalité de procédure entre les parties, en l’occurrence étatique et individuelle. L’essence même du contentieux international des droits de l’homme réside en effet dans le principe du contradictoire entre les victimes des violations et les Etats présumés responsables. Cependant, à la reconnaissance des droits doit correspondre la capacité de les revendiquer. Sans celle-ci, une atteinte flagrante est portée au principe d’égalité procédurale et n’importe quel système de protection serait irrémédiablement affecté.
11. Enfin, il ne faut pas oublier, toujours sous l’angle du droit à un procès équitable, que la participation intégrale des victimes ou de leur représentant légal relève de l’exercice du droit de libre expression, en tant que composante de ce droit à un procès équitable. Et sans nul doute elle contribue à l’amélioration et à l’assouplissement de l’instruction de procédures, évitant ainsi les doublons et les retards inhérents à l’actuel mécanisme instauré par la Convention Américaine. Dans les affaires dans lesquelles les violations des droits de l’homme sont démontrées, ce sont les victimes elles-mêmes qui reçoivent les réparations et les indemnisations. Etant présentes au début et à la fin de la procédure, il n’y a aucune raison de nier leur participation pendant ladite procédure.
12. Sur le continent américain, les nécessaires avancées présentées ici, vers une reconnaissance du jus standi des individus devant la Cour interaméricaine, doivent tenir compte bien évidemment des réalités de mise en œuvre du système interaméricain de protection, et requièrent les adaptations correspondantes (3). Les suggestions proposées ici répondent aux besoins d’une évolution de la protection des droits de l’homme, à la nécessaire juridictionnalisation du mécanisme de protection. Ces propositions conviennent à tous, y compris aux Etats parties dans la mesure où la voie judiciaire représente la forme la plus évoluée de protection des droits de l’homme.
13. En cette fin de siècle, les raisons historiques avancées, à tort depuis le départ et injustifiées à mes yeux, visant à nier l’accès direct des victimes de violation des droits de l’homme à l’instance juridictionnelle internationale de protection, sont aujourd’hui dépassées. Comme je le soutiens depuis des années, il est possible, dans le cadre du système interaméricain de protection, de parvenir à l’émancipation de la personne humaine du joug étatique, en suivant les lignes suggérées ici. Il est par exemple envisageable de préparer un protocole additionnel à la Convention Américaine pour suivre ce dessein. Tous les internationalistes du continent américain ont le devoir absolu de persévérer dans la recherche de la pleine réalisation de cet idéal, tel que l’avaient prévu les pères fondateurs du droit international (droit des gens).
14. Ainsi, en vue de faire face à l’inévitable et considérable augmentation du nombre de cas et aux nouvelles demandes de protection, la Cour Interaméricaine doit travailler en chambre sur une base permanente, et doit être dotée en conséquence de ressources humaines et matérielles adéquates (4). Les ressources additionnelles ne pourront se réaliser qu’à la suite d’un véritable changement de mentalité : les Etats parties à la Convention Américaine doivent donner des preuves de leur prise de conscience et manifester leur souhait de suivre cette voie. Ils doivent également montrer leur détermination d’assurer avec fermeté la garantie collective des droits de l’homme au bénéfice de tous les hommes soumis à leur juridiction. Je garde espoir que les Etats parties à la Convention Américaine agiront à la hauteur des défis de notre temps, en conformité avec les hautes responsabilités qu’ils ont assumées en matière de droit de l’homme dans le cadre du système interaméricain de protection.
24 février 2000
© 2000 Antônio Augusto Cançado Trindade. Tous droits réservés.
© 2000 Sonia Parayre. Tous droits réservés pour la traduction.
CANCADO TRINDADE A. A. - "La Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme au seuil du XXIème siècle". - Actualité et Droit International, fdévrier 2000 (http://www.ridi.org/adi).