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REGARD ANTHROPOLOGIQUE
SUR LE TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL POUR L'EX-YOUGOSLAVIE

 

par

Axel Poullard

Doctorant en anthropologie politique
à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

axel.p@club-internet.fr

 

 

Résumé : Le TPIY figure l'un des multiples lieux institutionnels où se trouve exprimée l'existence d'un paradigme humanitaire comme nouvelle humanité : les droits de l'homme sont devenus le quotidien des relations internationales et cela n'est pas sans affecter la vision que l'on peut avoir du monde actuel.

 

Abstract : The ICTY is one of the many institutional places where expresses itself the existence of a humanitarian paradigm as new humanity: Human rights have become the daily concern of international relations, and that is not without interference on the vision that we can have about the current world.

 

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.


 

LA FIN D'UN MONDE

 

            Des mouvements de migrations internationales aux prodigieux développements des technologies de communications impensables il y a encore quelques années en passant par l'ampleur prise par les flux transnationaux, le monde tel que nous pouvions l'entrevoir auparavant est mis à rude épreuve. Démocratie et libéralisme économique sont devenus les maîtres mots de ce monde, et ni la société ni l'individu ne peuvent faire abstraction de leur incroyable pouvoir d'attraction planétaire. Malgré cet apparent triomphe et les tentatives d'endiguement de cette inexorable progression, il n'en demeure pas moins que le monde est en rupture de sens ; le droit d'inventaire réclamé haut et fort à la fin de la guerre froide ne nous laisse que des débris pour penser à une reconstruction. Nous sommes face à un monde à venir qui n'est plus et d'un monde en devenir qui n'est pas encore. Sans idéologies, sans finalités collectives et "sans histoire", nous ne savons pas vraiment ce que nous allons devenir, ce vers quoi nous devons tendre. Les certitudes et croyances d'hier ne sont plus que les incertitudes et les incroyances d'aujourd'hui. Une pensée dominante se fait néanmoins jour avec l'idée d'un homme qui est désormais au centre du système. Qu'il soit consommateur, citoyen, membre d'une communauté ethnique ou encore réfugié, il est l'objet de tous les soins, les plus louables comme les plus terrifiants ; l'homme est, plus que jamais, au centre des préoccupations actuelles.

 

Il est plus que nécessaire de proposer une vision du monde contemporain, même si nous savons pertinemment que cette vision ne peut être que de l'ordre du plausible, la "fin des grands récits" se posant comme indépassable. Cette relecture du monde est en cours, il convient d'y participer en cherchant à lever les incompréhensions notamment celles qui concernent les institutions internationales qui symbolisent les transformations actuelles. Cette démarche se justifie si nous considérons que ces institutions tendent de plus en plus à se substituer à l'Etat dans la gestion des affaires politiques. C'est l'annonce de la fin de certains concepts qui définissaient auparavant le pouvoir d'un Etat et les relations internationales qui se fait voir ; l'Etat-nation et la souveraineté ne sont plus les uniques cadres de références. L'actuelle complexité du monde réside dans l'évidence des tendances contradictoires qui le traversent. Ainsi, parle-t-on du mouvement général de globalisation mais aussi du développement de la régionalisation et de la mise en avant du facteur local comme élément avec lequel il faut compter. S'ils sont potentiellement porteurs de tensions et peuvent entraîner des situations de crises et de conflits, ces mouvements contradictoires ne sont pas pour autant tous en contradictions. Mais ce qu'il importe avant tout de dévoiler au-delà de cette complexité, ce sont les paradigmes qui œuvrent à la redéfinition du monde.

 

L'une des tendances de la globalisation, qui ne doit en aucun cas être assimilée à un travail d'homogénéisation, est d'accomplir un renversement des référentiels en opérant un transfert du pouvoir de l'Etat vers ces nouvelles instances chargées de la gestion de l'administration des relations internationales. A ce titre, l'étude anthropologique du tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie s'impose en raison du conflit majeur qui a secoué la région des Balkans durant la décennie 1990 et qui a exigé une redéfinition radicale du contexte régional et de la notion de droit international. Ce tribunal international est en effet le premier, depuis ceux de Nuremberg et de Tokyo, à poser les bases d'un droit et d'une justice internationale proclamant une valeur performative, c'est à dire faisant acte et entraînant des effets visibles sur le sort d'accusés qui ne sont pas de simples accusés de droit commun, mais des criminels de guerre. Il se déclare aussi comme  la forme institutionnelle des prémisses d'une justice pénale internationale permanente dont l'objectif avoué est la défense des droits de l'homme et la fin de l'immunité pour les personnes qui ont mis à mal des principes estimés universels. Ce premier tribunal pénal véritablement international reflète les problèmes majeurs qui parcourent le monde moderne et doit à ce titre servir de prisme pour réfléchir à des questions plus vastes, mais aussi en poser d'autres.

 

Le TPIY se situe au carrefour des mutations qui traversent le monde actuel. C'est son caractère novateur et sa volonté de transformer les mentalités, qui le distingue des autres institutions internationales, qu'il faut placer au centre de la réflexion. On doit pouvoir se dire que plus rien ne sera comme avant ; cet avant étant celui où le TPIY n'existait pas encore. Ce qu'il importe de comprendre, en recourant à l'ensemble des méthodes disponibles en anthropologie, c'est de quelle manière s'opère la construction, la représentation et la légitimité d'un espace international novateur en voie d'institutionnalisation et de légitimation. Autrement dit, l'enjeu est de tenter de comprendre pourquoi et comment le TPIY existe. A ce titre, deux axes de recherches peuvent être mis en avant pour comprendre la raison d'être culturelle du TPIY : le premier axe renvoie au développement d'un paradigme humanitaire comme nouvelle humanité, le second renvoie à un mouvement de responsabilisation croissante des relations internationales.

 

 

LE TPIY : UNE INSTITUTION HUMANITAIRE

 

La mission pionnière du TPIY s'inscrit dans le cadre d'une transformation, non seulement des relations internationales, mais aussi, et peut être avant tout, des relations humaines. C'est pour cette raison qu’une étude anthropologique peut se révéler particulièrement féconde. En effet, l’homme est désormais placé au centre des relations internationales, et l'anthropologie fait de la compréhension de l'homme son objectif principal. Le TPIY est l'un des multiples lieux - au même titre que le UNHCR ou nombre d'institutions internationales et d'ONG - où se trouve exprimé l'existence d'un paradigme humanitaire comme nouvelle humanité : les droits de l'homme sont devenus le quotidien des relations internationales. A travers l'existence du TPIY, c'est l'émergence d'une conception et d'une pratique commune des droits de l'homme qu'il faut chercher à constater et à expliquer. En accordant un lieu de parole et d'écoute aux victimes et témoins du conflit yougoslave et en jugeant les coupables en fonction de leur responsabilité individuelle, le TPIY répond à cette nouvelle aspiration du monde moderne. A la fois lieu de justice et lieu de mémoire humanitaire le TPIY préfigure le dépassement de l'Etat-nation comme acteur privilégié et indépassable des relations internationales.

Au-delà de la mise en action d'un ensemble de principes estimés universels et acceptés par tous, mais aussi d'une légitimité sémantique du tribunal dont les actes et discours engendrent des conséquences, c'est une conception ou vision du monde qui se fait voir. Les relations internationales sont fondamentalement en germe d'une représentation en devenir des relations sociales et culturelles : représentation fondée sur l'idée d'un paradigme humanitaire comme nouvelle humanité. Il est indéniable que les droits de l'homme sont devenus le quotidien des relations internationales ; ils sont omniprésents et commandent pour une part conséquente toutes les actions entreprises sur la scène internationale. De même, l'action humanitaire apparaît désormais comme la seule entreprise possible et valable dans le champ de plus en plus réduit des actions internationales : toute situation de crise actuelle trouve une éventuelle solution dans une action humanitaire. Droits de l'homme et actions humanitaires forment une totalité dont le paradigme humanitaire comme nouvelle humanité est en définitive la quintessence. Ce paradigme participe pleinement au déplacement du politique et tend à rendre fatal l'engagement du champ politique dans l'humanitaire. Cette prise en charge de l'humanitaire par le politique trouve une matérialisation dans la mise en place d'institutions et de programmes internationaux ou autres destinés à agir rapidement et concrètement. L'humanitaire, dans l'idée de ce paradigme, doit toutefois être entendu comme action pleinement humaine et destinée à l'homme - sans qu'elle soit pour autant dénuée d'intérêt égoïste. Il figure ce qui est "on ne peut plus humain". Partant de là, le paradigme humanitaire comme nouvelle humanité entretient l'attention constante accordée aux droits de l'homme ; il convient d'agir - le plus souvent dans des situations de crises - pour répondre à cet impératif qui se fait de plus en plus catégorique.

 

            Ce diktat, heureux ou malheureux - tout dépend du point de vue -, des droits de l'homme et de l'action humanitaire qui se trouvent réunis dans notre paradigme humanitaire comme nouvelle humanité, s'exprime diversement sur le plan pratique. Si ce concept paradigmatique est en apparence orienté vers une finalité unique, il n'en est pas de même des moyens mis en œuvre pour parvenir à la réaliser. Nous pouvons aisément distinguer des lectures différentielles des droits de l'homme qui sont inhérentes à cette conception du monde. Chacun développe sa propre vision quant à la manière d'atteindre ce but : la fin est identique, mais les moyens pour y parvenir restent hétéroclites. Ces différences ne sont pas sans entraîner certaines incompréhensions, discordes et situations insensées. Se développe ainsi une kyrielle de représentations et de propositions pratiques diverses pour parvenir à réaliser cet idéal.

 

C'est principalement au titre de promoteur institutionnel de cette conception en devenir des droits de l'homme que le TPIY cherche à inscrire sa finalité et son action. La mission du tribunal s'inscrit dans le cadre d'une transformation, non seulement des relations internationales, mais aussi, et peut être avant tout, des relations humaines. A la fois lieu de justice et lieu de mémoire humanitaire, en jugeant les coupables en fonction de leur responsabilité individuelle ou hiérarchique et en accordant un lieu de parole et d'écoute aux témoins du conflit, le TPIY est l'un des multiples lieux où se trouve exprimé l'existence du paradigme humanitaire : le fait que les droits de l'homme sont devenus le quotidien des relations internationales est particulièrement visible dans les prétoires du tribunal. Il faut en outre souligner que l'émergence à travers la finalité du TPIY d'un espace pratique pour une justice pénale internationale renvoie au fait que ce tribunal, en étant doté d'un pouvoir de sanction qui soit réellement appliqué, a bouleversé les notions et les pratiques courantes que l'on pouvait avoir du droit international humanitaire. Il a offert une valeur performative à ces droits fondés sur des principes d'humanité.

 

Dans un monde en transformation où les fondements les plus stables comme celui de la souveraineté sont remis en cause, il devient dès lors possible de voir dans la création du TPIY le signe de ce que Norbert Elias appelait un processus de civilisation. Après la pacification des mœurs et la construction de l'Etat à travers une lutte concurrentielle, la mise en place d'institutions internationales qui remplissent des devoirs et des droits jusqu'alors dévolus à l'Etat s'inscrit dans la poursuite de ce processus de civilisation et de responsabilisation du politique. L'Etat n'est plus le seul acteur habilité à traiter des crimes, particulièrement dans le cas de conflits violents et meurtriers comme ceux de l'ex-Yougoslavie. La gestion des affaires politiques n'est plus uniquement rattachée à la notion d'Etat, elle devient l'affaire de l'humanité et donc de tous, même si dans les faits, nous n'en sommes encore qu'aux prémisses. Avec le TPIY, le droit international devient applicable et appliqué de manière authentique. Cette introduction de la notion de responsabilité dans les relations internationales rend son développement inévitable et s'impose de fait par les normes et le droit qui sont autant de règles communes à respecter. La régulation se pose ainsi comme le véritable enjeu de la responsabilisation des relations internationales. Il s'opère une moralisation progressive et inaliénable des relations internationales, processus qui prend une forme sensible dans les pratiques du TPIY ; il est l'espace où se trouve exprimée la dimension éthique des relations internationales à venir.

 

Cette image de la nouvelle humanité fondée sur une action proprement humaine est en outre à envisager comme un projet de société fondée sur les catégories de l'universel et du droit à la différence : situation paradoxale où les contraires se repoussent autant qu'ils s'attirent. Il s'ensuit un brouillage des référents et une perte de repères qui tendent à donner du monde actuel une vision presque anarchique où chacun essaye de faire ce qu'il peut. La complexité des actions entreprises au nom des droits de l'homme et de l'humanitaire, s'atténue néanmoins à travers cette idée d'un paradigme humanitaire comme nouvelle humanité. Il s'agit de dépasser les intérêts les plus immédiats pour découvrir une logique propre à ces actions autant contradictoires que complémentaires. Dans ce schéma de duplicité permanente entre l'universalité et l'identitaire, il faut sans cesse composer entre ces deux tendances de l'universel et de la diversité pour rendre explicite l'idéal prôné.

 

 

DÉBORDER LE RÉEL

 

Se dessine donc actuellement un monde qui dévoile un renversement des référentiels et tenter d'en saisir les ressorts, c'est essayer de faire acte de foi quant à la possibilité qu'il peut être donné quant à sa compréhension. Ainsi en est-il, en autre, de la question du devenir de l'Etat et de la souveraineté, principes estimés inaliénables qui sont mis à mal et qui tentent, de mal en pis, de résister aux transformations les plus radicales : la configuration politique et institutionnelle de l'Union européenne est à ce titre révélatrice des difficultés afférentes aux changements. De plus en plus les prérogatives nationales se voient supplantées par un authentique pouvoir institutionnel par substitution étatique. Loin de là l'idée que l'Etat perd tout pouvoir, mais davantage celle que la gestion mondiale et concertée de certaines questions internationales ne peuvent trouver une solution qu'à l'échelle globale. Dans la pratique, il devient patent que l'Etat ne peut parvenir à tout résoudre et que la mise en place d'institutions internationales destinées à apporter des solutions de rechange constitue un palliatif intéressant.

 

Au-delà d'un simple dessaisissement politique de l'Etat par la sphère internationale, c'est en réalité un véritable projet de construction sociale qui se fait voir. L'irrévocable progression institutionnalisée de la gestion globale du politique n'est pas sans affecter notre rapport le plus quotidien avec le monde actuel.

 

   

Janvier 2001

 

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© 2001 Axel Poullard. Tous droits réservés.

 

POULLARD A. – "Regard anthropologique sur le tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie". – Actualité et Droit International, janvier 2001 (www.ridi.org/adi).

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