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SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT ET QUALITÉ DE MEMBRE
DE L'OTAN ET DE L'UNION EUROPÉENNE*


par
Paul Tavernier

Professeur à l’Université de Paris-Sud (Paris XI)

Directeur du CREDHO

 

 

Résumé : Le droit international repose sur la souveraineté des États et la Charte des Nations Unies mentionne en premier lieu parmi les principes qui gouvernent l’Organisation mondiale le principe de l’égalité souveraine. Le préambule du Traité de l’Atlantique Nord (1949) se réfère expressément “aux buts et principes de la Charte des Nations Unies”, donc implicitement au principe d’égalité souveraine. Quant au Traité instituant la Communauté européenne (1957), le préambule renvoie aux “principes de la Charte des Nations Unies” à propos de la solidarité qui lie l’Europe et les pays d’outre-mer, et le Traité sur l’Union européenne (Maastricht, 1992) les mentionne aussi, à propos des objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) à l’article J.1 (article 11 depuis le traité d’Amsterdam, 1997). Toutes ces références ne suffisent pas à rassurer les “eurosceptiques” et ceux qui sont hostiles à la construction européenne. Ils craignent les conséquences de l’intégration militaire dans l’OTAN et de l’intégration économique, sociale, juridique et politique dans l’Union européenne. Ces craintes sont-elles justifiées ? L’auteur ne le pense pas et présente quelques éléments de réflexion en donnant d’abord des indications à propos du débat général sur la souveraineté dans les relations internationales et dans le droit international (I), puis en examinant successivement la question de la souveraineté au moment de l’acquisition de la qualité de membre de l’OTAN et de l’UE (II), puis durant la période d’exercice de cette qualité (III), et enfin au moment de la répudiation de cette qualité (problème du retrait et de l’exclusion) (IV).

 

Abstract : International law rests on state sovereignty and the principle of sovereign equality is the first governing principle of the United Nations according to Article 2(1) of the UN Charter. The preamble of the North Atlantic Treaty (1949) refers explicitly to the “goals and principles of The United Nations Charter”, thus, it implicitly refers to the principle of sovereign equality. The preamble of the European Community Treaty (1957) refers  to “the principles of the United Nations Charter” as far as the solidarity between Europe and overseas countries is concerned. These principles are also mentioned by article J.1 of the Treaty on European Union (Maastricht, 1992, now article 11 since the Amsterdam Treaty, 1997), which deals with the aims of the Common foreign and security policy (CFSP). All these references do not suffice to reassure “Eurosceptics” and opponents to the Uniting of Europe. They fear consequences of military integration in NATO and economic, legal and political integration in the European Union. Are these fears justified ? The author does not think so and will present some reflections about the general debate on sovereignty in international relations and in international law (I). Then, he will examine successively the issue of sovereignty with regards to the accession to membership in NATO and in the EU (II), to exercise of membership (III), and to relinquishment of membership, i.e. issues of withdrawal and exclusion (IV).

 

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.


 

 

Le droit international classique repose sur la souveraineté des Etats et la Charte des Nations Unies mentionne en premier lieu parmi les principes qui gouvernent l’Organisation mondiale le principe de l’égalité souveraine : “L’Organisation est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses Membres” (article 2 § 1)”[1]. Le préambule du Traité de l’Atlantique Nord (Washington, 4 avril 1949) se réfère expressément, à son premier alinéa, “aux buts et principes de la Charte des Nations Unies”, donc implicitement au principe d’égalité souveraine. Quant au Traité instituant la Communauté européenne (Rome, 25 mars 1957), le préambule renvoie aux “principes de la Charte des Nations Unies” à propos de la solidarité qui lie l’Europe et les pays d’outre-mer, et le Traité d’Union européenne (Maastricht, 7 février 1992) les mentionne aussi, à propos des objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) à l’article J.1 (article 11 depuis le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997).

 

Toutes ces références ne suffisent pas à rassurer les “eurosceptiques” et ceux qui sont hostiles à la construction européenne. Ils craignent les conséquences de l’intégration militaire dans l’OTAN et de l’intégration économique, sociale, juridique et politique dans l’Union européenne. Ces craintes sont-elles justifiées ? Nous ne le pensons pas et nous voudrions présenter quelques éléments de réflexion en donnant d’abord quelques indications à propos du débat général sur la souveraineté dans les relations internationales et dans le droit international (I), puis en examinant successivement la question de la souveraineté au moment de l’acquisition de la qualité de membre de l’OTAN et de l’UE (II), puis durant la période d’exercice de cette qualité (III), et enfin au moment de la répudiation de cette qualité (problème du retrait et de l’exclusion) (IV).

 

 

I. - Le dEbat gEnEral sur la souverainetE de l’Etat dans les relations internationales et dans le droit international

 

 

Il est couramment admis — et cela est devenu une banalité, voire un lieu commun — que la souveraineté est actuellement une notion dévaluée aussi bien dans les relations internationales que dans le droit international. Pour ma part, je voudrais développer ici une thèse moins conformiste sur le plan intellectuel, et plus hétérodoxe, même si elle n’est pas vraiment iconoclaste.

 

Ceux qui s’intéressent à la vie internationale mettent volontiers l’accent sur la “mondialisation” de l’économie et la “globalisation” des problèmes internationaux. L’observation de l’actualité semble leur donner raison. Cette mondialisation qui “résulte des progrès techniques dans les secteurs des transports et des communications” et qui “permet l’universalisation du marché”[2] se traduit dans la crise de l’Etat souverain et la dévalorisation des frontières nationales sur le plan économique et aussi juridique. Dès lors “les sociétés transnationales et les organisations non gouvernementales déploient leurs stratégies dans la société mondialisée dans laquelle ce qui est valorisé c’est ce qui circule ; les flux transfrontaliers relèvent d’autres logiques que celles des souverainetés territoriales”[3]. On pourrait sans doute montrer que ces phénomènes sont fort anciens, même s’ils ont pris une ampleur sans précédent à l’heure actuelle. Dès la fin du XIXe siècle et au début du XXe, on a souvent mis l’accent sur l’internationalisation des rapports économiques et Léon Bourgeois, l’un des pères de la SDN, voulait transformer ces solidarités de fait en solidarité de droit.

 

Il est vrai que l’on passe aisément des solidarités de fait aux solidarités imposées, c’est-à-dire, en définitive, à l’impérialisme, négation de la souveraineté des Etats ou confiscation de la souveraineté au profit d’un seul Etat. L’histoire des relations internationales depuis 1945, avec la division du monde en deux blocs antagonistes, en fournit amplement l’illustration. Avec la disparition de l’URSS, la mondialisation refléterait la victoire d’une seule superpuissance, absorbant, pour son seul bénéfice, la souveraineté des autres Etats. Sur le plan européen, la suppression de toutes les frontières intérieures dans l’Union (article B du Traité sur l’Union européenne, devenu article 2 avec le traité d’Amsterdam) et l’établissement d’un marché unique qualifié de “marché intérieur” (article 3 c du Traité instituant la Communauté européenne) a suscité les vives critiques des défenseurs de la souveraineté de l’Etat[4].

 

Il est vrai que la dévalorisation de la notion de frontière sur le plan international et la disparition des frontières intérieures en Europe, peut soulever des problèmes, notamment en ce qui concerne la lutte contre la criminalité transfrontière ou le contrôle de l’immigration. Mais il est abusif d’en conclure que l’Etat a perdu sa souveraineté en ces domaines.

 

La souveraineté, contrairement à ce que certains affirment, n’est pas un pouvoir absolu. Comme le faisait remarquer, à l’époque de la SDN, un grand juriste français, Jules Basdevant, “l’Etat est l’autorité la plus haute dans l’ordre juridique actuel ; cette autorité est donc l’autorité suprême ; on est fondé à l’appeler l’autorité souveraine puisqu’il n’y a pas d’autorité établie qui lui soit supérieure. On rappellera à cet égard que personne n’hésite à dire que la Cour de cassation est la Cour souveraine dans l’ordre judiciaire en France et à dire la même chose pour la Cour suprême des Etats-Unis”[5].

 

Par ailleurs, la notion de souveraineté n’est pas une donnée immuable. Si les Etats avaient cru trouver dans l’article 2 § 7 de la Charte des Nations Unies un rempart infranchissable contre tout empiètement sur leur souveraineté, l’interprétation évolutive qui en a été donnée par les organes de l’ONU (Conseil de sécurité et Assemblée générale) a montré qu’il n’en était rien. Sans même parler d’un véritable droit d’ingérence[6], on peut remarquer que la distinction entre les conflits internationaux et les conflits internes a tendance à s’estomper et même à disparaître. Le Conseil de sécurité a de plus en plus souvent recours à l’article 39 et au chapitre VII dans des situations internes, sans implications internationales directes, et la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda a confirmé l’effacement de la frontière entre conflits internationaux et conflits internes en matière de droit international humanitaire[7]. La création des juridictions pénales internationales peut être considérée, en elle-même, comme portant atteinte à la souveraineté judiciaire des Etats, ce qui explique les nombreuses résistances de la part des Etats qui se considèrent “souverains” en la matière, notamment à propos des arrestations de personnes inculpées ou de l’audition en tant que témoins de certains de leurs ressortissants.

 

La souveraineté de l’Etat apparaît donc attaquée de toutes parts, aussi bien pour les politologues qui s’intéressent à l’étude des relations internationales, que pour les juristes qui s’attachent à l’examen des règles du droit international. Pourtant la situation d’un Etat membre au sein d’une organisation internationale, même aussi intégrée que l’OTAN ou la Communauté européenne/Union européenne, laisse encore une large place à la souveraineté, c’est-à-dire qu’elle permet à l’Etat de conserver le dernier mot.

 

 

II. - SouverainetE et acquisition de la qualitE de membre de l’OTAN et de l’Union europEenne

 

 

Un Etat ne peut pas devenir membre de l’OTAN et/ou de l’Union européenne en manifestant unilatéralement sa volonté d’acquérir cette qualité. Il doit suivre une procédure, qui peut paraître contraignante, mais qui ménage la souveraineté, non seulement des Etats appartenant à ces organisations, mais aussi celle des Etats candidats. Bien que la procédure soit différente à l’OTAN et dans le cadre de l’Union européenne, elle repose finalement sur un accord entre toutes les parties intéressées, donc sur une manifestation de souveraineté[8].

 

L’article 10 du Traité de l’Atlantique Nord prévoit une invitation de la part des Etats parties et une adhésion de la part du candidat. L’invitation doit résulter d’un “accord unanime” et se trouve consignée dans un protocole d’accession au Traité (par exemple protocole du 22 octobre 1951 pour la Grèce et la Turquie, protocole du 23 octobre 1954 pour la République fédérale d’Allemagne, protocole de décembre 1981 pour l’Espagne). Avant que l’Etat candidat puisse déposer son instrument d’accession auprès du gouvernement des Etats-Unis d’Amérique, tous les Etats doivent avoir ratifié le protocole. Dernièrement le processus d’accession a été entamé pour trois Etats : la République tchèque, la Hongrie et la Pologne. L’invitation à engager des pourparlers a été lancée à Madrid en juillet 1997 et les protocoles d’accession ont été signés à Bruxelles le 16 décembre 1997. Une fois les procédures de ratification accomplies, l’accession des trois nouveaux Etats est intervenue le 12 mars 1999 et ceux-ci ont été accueillis officiellement à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’Alliance.

 

Quant au Traité sur l’Union européenne, l’article O, devenu article 49 dans le traité d’Amsterdam,  a unifié la procédure d’adhésion qui était prévue dans les trois traités. Celle-ci comprend une phase communautaire, avec une décision du Conseil à l’unanimité, et une phase interétatique, comportant un accord entre les Etats membres et l’Etat demandeur fixant les conditions de l’admission et les adaptations requises en ce qui concerne les traités sur lesquels est fondée l’Union. La souveraineté de tous les Etats, membres et candidats, est parfaitement respectée puisque l’accord doit être ratifié par eux, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. Il ne s’agit pas d’une prérogative purement formelle, comme le montre l’exemple de la Norvège, qui, à deux reprises, a renoncé à adhérer aux Communautés européennes. La souveraineté de l’Etat candidat est donc respectée jusqu’à la phase finale de l’adhésion, notamment si l’opinion publique considère que les modalités de l’adhésion, telles qu’elles ont été négociées, ne sont pas satisfaisantes.

 

Il est vrai que parmi les conditions de l’adhésion figure traditionnellement le respect de l’ “acquis communautaire”. Cette condition peut paraître très contraignante pour l’Etat candidat et hypothéquer fortement sa souveraineté, sur le plan économique et juridique. Le candidat doit en effet accepter non seulement les règles contenues dans les traités, mais tout le droit dérivé qui est issu de ceux-ci. Cette obligation est très lourde et les Etats candidats ont en général entrepris les réformes nécessaires bien avant l’adhésion effective : il en a été ainsi notamment de la Pologne et des Etats avec lesquels l’Union européenne a décidé d’engager des négociations (notamment Chypre, République tchèque, Estonie, Hongrie et Slovénie). Il faut noter par ailleurs que les candidats à l’adhésion ont toujours obtenu l’insertion dans les Actes d’adhésion de périodes transitoires, parfois fort longues, qui leur permettent de s’adapter, sur le plan juridique et économique, à leur nouvelle situation. Cela fournit aussi l’occasion de régler certains problèmes liés aux susceptibilités nationales.

 

Si la notion d’ “acquis” a été mise en lumière essentiellement dans le cadre communautaire, elle se retrouve dans le cadre de l’OTAN. On peut même dire que le respect de l’acquis par les Etats adhérents est un principe général du droit des organisations internationales : les Etats qui deviennent membres d’une Organisation internationale acceptent non seulement les droits et obligations qui découlent directement de la Charte constitutive, mais aussi ceux qui tirent leur origine du droit dérivé de l’Organisation. Cela vaut pour l’ONU, comme pour l’Union européenne ou l’OTAN. En ce qui concerne celle-ci, le problème de l’acquis est moins aigu que pour l’Union européenne, mais il existe néanmoins. Cela a parfois posé des problèmes, par exemple lors de l’accession de l’Espagne. Les Etats de l’OTAN ont d’ailleurs pris des mesures pour faciliter la transition et préparer l’accession des nouveaux membres alors que ceux-ci adoptent des mesures afin de remplir pleinement leur place dès que l’accession sera devenue effective[9].

 

La question de l’“acquis” préfigure déjà l’imbrication des souverainetés étatiques dans l’Organisation internationale, alors que la procédure d’adhésion préserve entièrement la souveraineté du candidat.

 

 

III. - SouverainetE et exercice de la qualitE de membre de l’OTAN et de l’Union europEenne

 

 

De même que l’Etat manifeste sa souveraineté en adhérant à une organisation internationale, il l’exerce aussi en participant à l’activité de celle-ci en qualité d’Etat membre. Cela se traduit dans les règles qui régissent le processus de prise de décision, mais aussi dans celles qui fixent le domaine de compétence de l’Organisation et réservent aux Etats un champ d’activité non négligeable.

 

En ce qui concerne la prise de décisions au sein de l’OTAN, elle obéit à la règle de l’unanimité, notamment au Conseil, seul organe établi directement par le Traité de l’Atlantique Nord (art. 9). Les délibérations du Conseil peuvent être considérées comme des décisions ou comme de véritables accords (en forme simplifiée), mais dans tous les cas, il n’y a aucun abandon de souveraineté sur le plan juridique. Toutefois la prolifération des organes subsidiaires créés par le Conseil a entraîné la mise en place d’une structure militaire très intégrée qui peut donner l’impression que la souveraineté de l’Etat est susceptible d’être malmenée. Cependant les exemples récents d’intervention de l’OTAN sur le terrain, notamment en ex-Yougoslavie, montrent que l’accord des Etats est toujours requis. Quant à l’engagement juridique fondamental figurant à l’article 5 du Traité de Washington, il préserve entièrement la souveraineté de l’Etat. Certes, selon ce texte, “les Parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les Parties”, mais chacune d’elles prendra “individuellement et d’accord avec les autres Parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord”[10]. Il n’y a par conséquent aucun engagement automatique d’assistance qui pourrait hypothéquer la souveraineté de l’Etat. La situation est différente à l’UEO où l’engagement résultant de l’article 5 est considéré comme automatique.

 

Quant aux Communautés européennes et à l’Union européenne, le processus de décision a beaucoup évolué. Il est extrêmement complexe et diversifié selon les matières. Les traités ont prévu l’adoption des décisions du Conseil à la majorité simple (peu fréquente en pratique), à la majorité qualifiée (ce qui est le cas le plus courant) ou à l’unanimité (ancien article 148 CE, devenu article 205 avec le traité d’Amsterdam). Même si la tendance générale a conduit à réduire les cas où l’unanimité est requise, elle est encore exigée dans un nombre d’hypothèses non négligeable, ce qui préserve largement la souveraineté des Etats. De plus, l’unanimité est imposée si le Conseil désire s’écarter de la proposition de la Commission (art. 250 CE, ancien art. 189 A). En dernier ressort, un Etat peut invoquer le fameux “compromis de Luxembourg” intervenu à la suite de la crise de 1965-66 et toujours en vigueur malgré les discussions qui ont eu lieu à son sujet à plusieurs reprises. Ce compromis permet en pratique à un Etat de recourir à un véritable veto pour s’opposer à l’adoption d’une mesure lorsque, à son avis, des intérêts nationaux très importants sont en jeu. Même si on a pu douter de la légalité d’une telle procédure, elle a été acceptée en pratique et elle est devenue sans doute une règle coutumière, qui fait partie de l’acquis communautaire[11].

 

Si les règles de procédure constituent des lignes de défense extrêmement efficaces pour la préservation de la souveraineté des Etats, certaines règles concernant le fond et la substance même du droit communautaire vont dans le même sens. Il est vrai que l’emprise du droit communautaire semble de plus en plus envahissante[12]. De nouveaux domaines de la vie sociale sont soustraits à la compétence des Etats et soumis à ses règles par suite d’une jurisprudence audacieuse de la Cour de Justice des Communautés européennes et du Tribunal de première instance. Parmi les exemples les plus significatifs, on peut citer l’arrêt Bosman (CJCE, 15 décembre 1995) qui fait entrer les activités sportives dans le champ d’application du droit communautaire. Quant à la jurisprudence relative à l’article 119 et à l’égalité des sexes, elle ouvre sans cesse de nouvelles perspectives. Pourtant, certaines décisions récentes de la juridiction communautaire semblent indiquer que ce mouvement d’extension n’est pas irréversible et qu’un reflux du droit communautaire n’est pas inconcevable, notamment du fait de l’élargissement de l’Union européenne.

 

Une telle tendance jurisprudentielle s’appuie évidemment sur le principe de subsidiarité proclamé solennellement dans l’article 3 B du Traité instituant la Communauté européenne (devenu article 5 avec le traité d’Amsterdam), qui est mentionné déjà dans l’article B in fine du Traité sur l’Union européenne (article 2 depuis le Traité d’Amsterdam) et qui est sous sous-jacent dans l’article 6 (ancien article F) dont le troisième alinéa énonce clairement que “l’Union respecte l’identité nationale de ses Etats membres” (ce texte reprend celui de l’ancien article F, alinéa 1er). Certes les adversaires de Maastricht et d’Amsterdam ne seront pas rassurés et verront dans ces dispositions une vision fédéraliste de la construction européenne, qui s’accommode fort bien d’une superposition de deux souverainetés : celle de l’Etat fédéré et celle des Etats fédérés. A cet égard la formule figurant à l’article 71 du Droit international codifié de Bluntschli[13] pourrait s’appliquer parfaitement à l’Union européenne : “La souveraineté de l’Union s’exerce dans les limites de la compétence constitutionnelle du pouvoir central, et la souveraineté des Etats particuliers dans les affaires spéciales de chacun de ces Etats”.

 

Toutefois, quelles que soient les analyses que l’on adopte, les Etats qui adhèrent à l’Union européenne auraient tort de négliger les ressources que leur offre le principe de subsidiarité pour défendre leur souveraineté. Le Traité d’Amsterdam leur fournit encore d’autres possibilités à cet égard avec la notion de “coopération renforcée” qui consacre l’idée d’une Europe à deux ou plusieurs vitesses. Cette idée suscite d’ailleurs les craintes de ceux qui soutiennent une certaine conception de la construction européenne reposant sur les principes établis par les pères fondateurs de l’Europe. Parmi ces principes, ils rangent certainement celui de l’irréversibilité du processus de développement de l’Europe, et, pour eux, poser le problème de la sortie d’un Etat de ce processus, alors que celui-ci a accepté souverainement d’y participer, leur apparaît non seulement comme inconcevable, mais totalement sacrilège et iconoclaste. On ne saurait pourtant y échapper.

 

 

IV. - SouverainetE et rEpudiation de la qualitE de membre de l’OTAN et de l’Union europEenne

 

 

Le Traité d’Union européenne ne prévoit pas la possibilité du retrait d’un Etat membre ou son exclusion[14]. Est-ce à dire que le problème ne se pose pas ? Une telle attitude négative serait totalement irréaliste. Quant au Traité de l’Atlantique Nord, il prévoit à son article 13 que toute Partie pourra y mettre fin, en ce qui la concerne, à condition que le traité ait été en vigueur pendant vingt ans. La dénonciation doit être notifiée au gouvernement des Etats-Unis, dépositaire du traité, et elle produira ses effets un an plus tard. Ces dispositions sont applicables depuis le 24 août 1969, soit vingt ans après l’entrée en vigueur du Traité. Cela n’a pas empêché la France de se retirer  l’Organisation dès 1966, alors même que le retrait n’était juridiquement pas possible. Il est vrai que le général De Gaulle avait pris soin de préciser qu’il répudiait l’Organisation, mais non pas l’Alliance. Toutefois l’Alliance et l’Organisation sont étroitement imbriquées et l’expérience ultérieure a montré qu’il était très difficile et très artificiel de séparer les deux. Depuis lors, la France est revenue progressivement et sans vouloir le dire dans l’Organisation. Cet exemple prouve qu’il est pratiquement impossible de s’opposer à la volonté politique clairement exprimée d’un Etat qui désire exercer son droit souverain de ne plus participer à une organisation internationale[15].

 

Le cas de la France à l’OTAN mérite d’être médité si l’on se tourne vers les Communautés européennes et l’Union européenne, d’autant plus que les traités sont muets sur le retrait d’un Etat membre. Le Traité instituant la Communauté européenne (art.312, ancien art. 240) et le Traité Euratom (art. 208) précisent seulement qu’ils sont conclus pour une durée illimitée, alors que le Traité CECA a été conclu pour une durée de 50 ans à compter de son entrée en vigueur (art. 97). Le Traité sur l’Union européenne est également conclu pour une durée illimitée (art. Q, actuellement art. 51), mais cela ne modifie pas fondamentalement le problème[16]. Il en est de même de l’article 13 du Traité d’Amsterdam. Toutefois, un élément nouveau est intervenu avec la possibilité introduite à l’article F.1 (actuel article 7 du Traité sur l’Union européenne) de suspendre les droits de certains Etats membres, notamment le droit de vote au Conseil, en cas de violation grave et persistante des principes énoncés à l’article 6, paragraphe 1 (principes de liberté, de démocratie, de respect des droits de l’Homme et de l’Etat de droit). Certes, le retrait n’est pas prévu, ni l’exclusion, mais on devra manier avec précaution l’arme de la suspension des droits car l’Etat visé pourrait saisir ce prétexte pour se retirer de l’Union européenne et il serait vain, alors, de lui opposer des arguments purement juridiques.

 

L’expérience prouve que des arrangements ont été trouvés lorsque certains Etats ont brandi la menace d’un retrait, comme ce fut le cas de la Grande-Bretagne, ou du Danemark, à propos du Groenland et du Traité de Maastricht. La doctrine a même envisagé la possibilité d’un retrait par voie d’accord entre l’Etat intéressé et les autres Etats membres[17]. Mais il faut sans doute aller plus loin encore et admettre qu’un Etat peut invoquer sa souveraineté pour se retirer unilatéralement[18]. Cela traduirait évidemment une crise politique extrêmement grave de la construction européenne, mais celle-ci échapperait-elle à la règle du caractère périssable de toute institution humaine ? En définitive, la souveraineté de l’Etat possède un caractère irréductible, qui peut être limité du fait de l’appartenance à des organisations internationales ou à des institutions aussi intégrées que l’OTAN ou l’Union européenne, mais qui ne disparaîtra jamais complètement[19]. En effet, par delà les analyses purement juridiques, il faut tenir compte des éléments de fait et de la situation politique et, comme le faisait remarquer Charles de Visscher, “la souveraineté, telle que l’ont forgée des siècles d’histoire, tient, qu’on le veuille ou non, à la politique, comme au droit”[20].

 

 

Avril 2001

 

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© 2001 Paul Tavernier. Tous droits réservés.

TAVERNIER P. – "Souveraineté de l'Etat et qualité de membre de l'OTAN et de l'Union européenne". – Actualité et Droit International, avril 2001 (www.ridi.org/adi).


NOTES

 

 * Cette étude est issue d’une communication présentée en anglais sous le titre “State sovereignty and membership in NATO and EU” lors du colloque de Varsovie des 22-25 octobre 1998 sur “Sovereignty and Integration”, organisé par le Centre for Europe de l’Université de Varsovie. Les actes de ce colloque ont fait l’objet d’une publication en polonais, sous la direction de Wladyslaw Czaplinski, Irena Lipowicz, Tadeusz Skoczny et Miroslaw Wyrzykowski : “Suwerennosc i Integracja Europejska”, Varsovie, 1999, 325 p.

[1] Leland M. GOODRICH et Edvard HAMBRO, Commentaire de la Charte des Nations Unies ; Kéba MBAYE, “Commentaire de l’article 2 § 1”, in : J.P. Cot et A. Pellet, La Charte des Nations Unies. Commentaire article par article, Paris : Economica, 2e éd. 1991.

[2] Jean TOUSCOZ, “Mondialisation et sécurité économique internationale (Quelques remarques juridiques et institutionnelles )”, Revue générale de droit international public, n° 3, 1998, pp. 623-645, notamment pp. 625 et 626.

[3] Ibid.

[4] En France, M. Michel Debré s’en était pris violemment dès 1979 à la Cour de Luxembourg, l’accusant de vouloir instaurer un gouvernement des juges en fabriquant le droit, contre les gouvernements et les législateurs nationaux. Il avait créé en 1987 une Association pour la souveraineté du droit français. L’opposition aux traités de Maastricht et d’Amsterdam, au nom de la souveraineté de l’Etat français, émane principalement de personnalités politiques gaullistes (Philippe Seguin, Charles Pasqua) et communistes.

[5] Jules BASDEVANT, Règles générales du droit de la paix, Académie de droit international de la Haye, Recueil des Cours, 1936, t. 58, vol. III, p. 578.

[6] Mario BETTATI, Le droit d’ingérence. Mutation de l’ordre international, Paris : Editions Odile Jacob, 1996, 394 p.

[7] Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, arrêt Tadic du 2 octobre 1995.

[8] La Cour permanente de Justice internationale avait rappelé opportunément, dès son premier arrêt, que la conclusion d’un traité constitue l’exercice de sa souveraineté par un Etat, même si le traité limite ses compétences. Cette affaire concernait une cargaison de munitions destinée à la Pologne, alors en guerre contre la Russie, et transitant par le canal de Kiel : “La Cour se refuse à voir dans la conclusion d’un traité quelconque, par lequel un Etat s’engage à faire ou à ne pas faire quelque chose, un abandon de sa souveraineté. Sans doute, toute convention engendrant une obligation de ce genre apporte une restriction à l’exercice des droits souverains de l’Etat, en ce sens qu’elle imprime à cet exercice une direction déterminée. Mais la faculté de contracter des engagements internationaux est précisément un attribut de la souveraineté de l’Etat” (CPJI, Wimbledon, arrêt du 17 août 1923, série A n° 1, p. 25). Notons que si la souveraineté de l’Etat qui adhère à une organisation internationale est toujours respectée, puisqu’elle implique, par définition, une manifestation de volonté, en revanche, elle peut ne pas l’être pour les Etats déjà membres de l’Organisation, si l’admission est décidée à la majorité et non à l’unanimité, comme c’est le cas, par exemple, à l’ONU (art. 4, 18 et 27 de la Charte).

[9] Dans un article de la Revue de l’OTAN , n° 5, sept.-oct. 1997, le Président de la République de Pologne, M. Aleksander Kwasniewski, déclare que “la Pologne prendra des mesures concrètes pour atteindre tous les objectifs liés à son adhésion à l’OTAN. La modernisation de ses forces armées, en particulier, est une priorité sur le calendrier de son intégration à l’Alliance”. Quant à l’Ambassadeur de Hongrie, M. Andras Simonyi, il constate que depuis la signature des protocoles d’accession en décembre 1997, les trois pays invités ont un statut proche de celui d’observateur et sont associés à de nombreuses activités de l’OTAN. Il compare l’accession à un train qu’il faut prendre en marche : “Se préparer à adhérer à l’OTAN, c’est en quelque sorte essayer de monter dans un train en marche, car tandis que nous mettons en oeuvre des réformes, l’Alliance elle-même ne cesse d’évoluer” (Revue de l’OTAN, n° 3, automne 1998).

[10] Les italiques sont ajoutées.

[11] En ce sens, Joël RIDEAU, Droit institutionnel de l’Union et des Communautés européennes, Paris : LGDJ, 2è éd. 1996, p. 283. Contra, Philippe MANIN, Les Communautés européennes. L’Union européenne, Paris : Pedone, 3è éd. 1997, p. 201. Voir aussi, pour un point de vue critique, Denys SIMON, Le système juridique communautaire, Paris : PUF, 2è éd. 1998, pp. 137 et 165 ; pour une présentation nuancée, Guy ISAAC, Droit communautaire général, Paris : Armand Colin, 7è éd., 1999, p. 48 et Jean-Paul JACQUÉ, commentaire de l’article 148 in Vlad CONSTANTINESCO, Jean-Paul JACQUÉ, Robert KOVAR et Denys SIMON, Traité instituant la CEE. Commentaire article par article,  Paris : Economica, 1992, P. 870. On peut également signaler que le compromis de Ionnanina, adopté lors de l’élargissement à 15, ouvre des possibilités aux Etats minoritaires.

[12] On peut mentionner ici notamment l’établissement d’une monnaie unique, le pouvoir de battre monnaie étant considéré traditionnellement comme un pouvoir souverain.

[13] BLUNTSCHLI, Le Droit international codifié, Paris : Libraire Guillaumin, 4e éd. 1886, p. 92. Notons que Georges SCELLE critique la notion de souveraineté (qu’il considère comme une fiction) et les théories reposant sur la superposition des souverainetés (développées notamment par l’école autrichienne) : Georges SCELLE, Précis de droit des Gens, Paris : Sirey, 1932, vol. I, p. 187 et s. (chap. III, Le phénomène fédératif).

[14] Voir Paul TAVERNIER, Commentaire de l’article 240 (pp. 1572-1575), in : Vlad CONSTANTINESCO, Jean-Paul JACQUE, Robert KOVAR et Denys SIMON, Traité instituant la CEE. Commentaire article par article, Paris : Economica, 1992, 1648 p.

[15] Le problème s’était posé pour l’Indonésie qui s’est retirée de l’ONU en 1965 bien que la Charte des Nations Unies, contrairement au Pacte de la Société des Nations, ne prévoit pas la possibilité d’un tel retrait. L’Indonésie est d’ailleurs revenue à l’ONU en 1966 et son retrait a alors été interprété rétroactivement comme une absence temporaire.

[16] Yves PETIT, Commentaire de l’article Q (pp. 904-911), in : Vlad CONSTANTINESCO, Robert KOVAR et Denys SIMON, Traité sur l’Union européenne (signé à Maastricht le 7 février 1992). Commentaire article  par article, Paris : Economica, 1995, 1000 p. L’auteur considère que les questions du retrait et de l’exclusion d’un Etat membre apparaissent sous un angle nouveau et doivent être reliées aux clauses d’ “opting-out” au profit de certains Etats et aux dispositions dérogatoires accordées au Danemark. Il admet cependant que “l’article Q n’empêche pas en pratique un Etat membre d’invoquer sa souveraineté pour se dégager de ses obligations”.

[17] Voir Joël RIDEAU, op. cit., p. 78.

[18] Philippe MANIN, (op. cit., p. 76) considère que “le droit de retrait est implicite”.

[19] La notion d’intégration, comme celle de souveraineté, est ambiguë. L’intégration pratiquée à l’intérieur du bloc soviétique avait conduit à l’application de la doctrine Brejnev; appelée aussi doctrine de la “souveraineté limitée”. Au contraire, l’intégation des nouveaux Etats à l’OTAN et à l’Union européenne a pu être présentée comme une garantie pour leur souveraineté dans la situation géopolitique présente. Il n’est pas sans intérêt de relever que la doctrine de la souveraineté limitée a été mentionnée dans l’arrêt Streletz, Kessler et Krenz rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme le 22 mars 2001 (affaire relative à l’ordre de tirer sur les personnes qui tentaient de franchir le mur de Berlin). En ce qui concerne le troisième requérant, Egon Krenz, le Tribunal régional de Berlin a fait valoir que la souveraineté limitée de la RDA n’avait pas de conséquence sur la responsabilité pénale individuelle d’une personnalité de haut rang telle que lui. Le Tribunal a considéré que “le requérant ne pouvait se justifier en invoquant la souveraineté limitée de la RDA due à sa dépendance envers l’Union Soviétique, car les obligations découlant d’un pacte d’alliance (Bündnisverpflichtung) n’exonéraient pas un individu de sa responsabilité pénale (strafrechtliche Verantwortung).” (§ 23 de l'arrêt de la CEDH).

[20] Charles DE VISSCHER, Théories et réalités en droit international public, Paris : Pedone, 1960, p. 135.

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