LE
SYNDROME DES BALKANS
ÉLÉMENTS POUR UNE APPROCHE JURIDIQUE
par
Michèle Poulain
Ingénieur
d'études au CNRS
Résumé :
De nombreux militaires ayant servi dans le Golfe ou
les Balkans souffrent de problèmes de santé. Principal accusé :
l'uranium appauvri. Aucun lien n'est à ce jour établi entre son utilisation et
les pathologies rencontrées. De nombreuses instances, tant nationales
qu'internationales, se penchent toutefois sur la question et certaines
implications juridiques se font déjà sentir tant dans le domaine de la
responsabilité internationale que dans celui des normes applicables aux
situations de conflit armé.
Abstract :
A lot of veterans from the Gulf
War and from the operations in the Balkans are complaining from various
illnesses. To date, no link has been founded between these health complaints
and the use of depleted uranium munitions. However, a number of juridical
problems can be raised, dealing with international responsibility and norm
applicable to armed conflicts situations as well.
Impression
et citations : Seule la version
au format PDF fait référence. Annexe
: Quelques données relatives à l'uranium appauvri |
Aux
Etats-Unis, 132.700 vétérans de la guerre du Golfe, sur 700.000 engagés, sont
suivis depuis la fin du conflit pour des pathologies diverses, dont 26.500 non
diagnostiquées et regroupées sous le terme générique de « syndrome du
Golfe ». Quatre vingt pour cent des malades ont présenté
- ou présentent encore - onze symptômes récurrents, parmi lesquels :
fatigue chronique, douleurs musculaires, migraines, vertiges, perte de mémoire,
problèmes intestinaux, grippes à répétition, cancers des poumons ou des
reins, leucémies. Ces pathologies touchent également les contingents anglais
et français.
D’abord
confrontées à un épais silence, les personnes ou associations cherchant à éclaircir
la question mettent progressivement à jour d’inquiétantes informations :
prise de médicaments contre les effets d’une éventuelle guerre chimique,
vaccins divers, exposition à des nuages toxiques après bombardement
d’usines, enfin test en vraie grandeur de munitions à base d’uranium
appauvri.
Les réactions des différents services publics concernés consistent au début
à minimiser le problème, voire à le nier, attribuant les différents maux
dont souffrent les « vétérans » au stress du retour à la vie
civile.
Réactualisée
ponctuellement par les médias, l’affaire est définitivement réveillée par
la soudaine émergence en pleine lumière du syndrome dit « des Balkans »
au dernier trimestre 2000. Elle explose avec la révélation en janvier 2001 de
la mort par leucémie, en novembre 2000, d’un sixième militaire italien ayant
servi en Bosnie et l’interpellation consécutive de l’OTAN par le chef du
gouvernement italien, M. Giuliano Amato, sommant celle-ci de s’expliquer,
cependant que M. Flahaut, ministre belge de la Défense, écrit à son homologue
suédois afin qu’une démarche soit entreprise au niveau communautaire.
Les événements montent ensuite très rapidement en intensité : sous
l’impulsion des associations tous les Etats ayant envoyé
des contingents dans les Balkans se découvrent, à des degrés divers, concernés
et ouvrent successivement des enquêtes épidémiologiques, à la suite - pour
certains d’entre eux - de celle qu’ils avaient initiée pour le syndrome du
Golfe.
Parmi
les organisations internationales, le Programme des Nations Unies pour
l'Environnement (PNUE) avait envoyé au Kosovo, dès novembre 2000, une équipe
d’experts d’origines nationales diverses ou des représentants
d’organisations internationales (AIEA, HCR, PNUE, MINUK notamment), « pour évaluer l’impact du matériel militaire
contenant de l’uranium appauvri … lors de la guerre dans les Balkans ».
L’OMS a également réagi en dépêchant au Kosovo une mission de quatre
personnes (un spécialiste en toxicologie chimique, un épidémiologiste
environnemental, un spécialiste de salubrité environnementale et un épidémiologiste
spécialisé dans le domaine des rayonnements) « pour aider la MINUK à répondre
aux allégations concernant les éventuels risques pour la santé des
populations associées à une exposition aux rayonnements d’uranium appauvri
et à d’autres contaminants environnementaux ».
L’OTAN, pour sa part, assume volontairement un rôle de « lieu d’échange »
pour les informations recueillies par ailleurs, estimant qu’en tant qu’Alliance
militaire, elle n’a pas à réaliser elle-même des enquêtes auxquelles elle
entend néanmoins offrir sa collaboration.
Ces différentes actions requièrent calme et patience.
La
position actuelle de tous les organismes publics, internes ou internationaux,
concernés par cette question est très claire et constamment réitérée :
« Il n’existe actuellement aucune preuve que l’exposition aux effets
de l’utilisation de munitions à uranium appauvri représente un risque
significatif pour la santé du personnel des forces dirigées par l’OTAN ou de
la population civile dans les Balkans ».
Pas de preuve, pas de problème. Tout est là. D’un côté il y a utilisation
avérée - d’ailleurs non contestée - d’un produit (de produits) dont on ne
connaît pas vraiment les diverses implications à court ou à long terme. De
l’autre, des pathologies récurrentes, quelquefois très lourdes, voire létales.
Aussi longtemps que la toxicité potentielle de l’uranium appauvri ne sera pas
établie de manière rigoureuse et scientifique, en dehors des quelques cercles
qui l’admettent aujourd’hui, il manquera bien évidemment le lien de
causalité entre l’exposition à ce matériau et les pathologies déclarées.
La mise en évidence de ce lien est d’autant plus importante qu’elle
conduirait à l’engagement et à la mise en œuvre de la responsabilité (I),
ainsi qu'à la modification des normes applicables aux situations de conflits
armés (II).
I.
- Vers un engagement et une mise en œuvre de la responsabilité
La
toxicité potentielle de l’uranium appauvri peut s’exercer à l’égard de
plusieurs groupes de personnes, les risques encourus par chacun d’entre eux étant
différents, aussi bien quantitativement que qualitativement. Schématiquement,
il s’agit des personnes qui étaient présentes sur place au moment de
l’utilisation des munitions ou autres substances incriminées et de celles
qui, venues après la fin des opérations militaires, ont pu être confrontées
à une contamination résiduelle de l’environnement. On peut y voir : les
populations civiles des régions bombardées, les militaires appartenant aux
forces participant à l’action mise en œuvre par l’OTAN, les personnels des
Nations Unies (MINUK…), ceux des organisations humanitaires, les journalistes
enfin, venus couvrir les événements.
A
cette hétérogénéité catégorielle correspondrait une hétérogénéité des
régimes de responsabilité applicables, en droit interne comme en droit
international, ce qui soulèverait sans aucun doute des contentieux d’une
extraordinaire complexité. On se limitera à deux
problèmes relevant de la responsabilité internationale. En droit
international, le principe reste, on le sait, celui de l’association entre un
fait illicite et la mise en œuvre de la responsabilité.
La violation d’une obligation internationale doit donc être démontrée afin
que naisse l’obligation d’en réparer les conséquences dommageables.
A.
- Violation d’une obligation internationale : le problème de la licéité de
l’utilisation de l’uranium appauvri
Intervenant
de manière péremptoire dans le débat, le porte-parole de l’OTAN affirme :
« L'uranium appauvri n'est pas illégal. C'est une arme de guerre légale.
Fin de l'histoire. Nous l'avons utilisée, c'est légal ».
De fait, il n’existe à l’heure actuelle aucune convention internationale
interdisant de manière expresse l’usage d’uranium appauvri, ni même aucun
consensus en ce sens, comme le montre aisément la pratique des Etats. Ceci ne
saurait être mieux exprimé que par le comité ad hoc dans son rapport
au Procureur général du TPIY, rapport qui ne concernait, il faut le préciser,
que la situation ayant prévalu au Kosovo en 1999 et non les raids sur la Bosnie
en 1994-1995 : « Il n'y a aucun traité spécifique interdisant
l'usage de projectiles à uranium appauvri. Des inquiétudes et un débat
scientifique se développent actuellement au sujet des conséquences de
l'utilisation de tels projectiles et il est possible que, dans le futur, il y
ait, dans les cercles juridiques internationaux, un consensus estimant que
l'utilisation de tels projectiles est contraire aux principes généraux du
droit applicables à l'utilisation des armes dans les conflits armés. Aucun
consensus de ce genre n'existe à présent ».
Quelques
voix s’élèvent cependant pour considérer, qu’à défaut d’une
interdiction expresse, il pourrait néanmoins être fait référence aux
dispositions du Protocole I (1977) aux conventions de Genève de 1949. Ainsi le
Conseil de l’Europe, après avoir noté que « les
effets [des conséquences écologiques des opérations militaires du 24 mars au
5 juin 1999] sur la santé et la qualité de vie seront durables ; les générations
futures seront elles aussi touchées, en particulier du fait de la destruction
de sites industriels et de stockage où étaient entreposées des substances
dangereuses pour la santé, ainsi que de l’utilisation par l’OTAN de
munitions contenant de l’uranium appauvri », affirme dans sa
recommandation 1495 (2001) : « Comme dans le cas des opérations conduites
en Bosnie et en Tchétchénie, les Etats qui ont participé à ces opérations
ont méconnu les normes juridiques internationales contenues dans les articles
55 et 56 du protocole I (1977) aux conventions de Genève de 1949 visant à
limiter les dommages causés à l’environnement en cas de conflit armé ».
La question est actuellement pendante devant la Cour internationale de
Justice. En effet, dans les différentes requêtes que la RFY a déposées
en 1999 contre les pays occidentaux ayant participé aux opérations militaires
menées par l’OTAN, la Yougoslavie prie la Cour de dire et juger … « qu’en
recourant à l’utilisation d’armes contenant de l’uranium appauvri, [l’Etat
visé] a agi contre la République fédérale de Yougoslavie en violation de son
obligation de ne pas utiliser des armes interdites et de ne pas causer de
dommages de grande ampleur à la santé et à l’environnement » ; … et
indique comme « Fondements juridiques de la requête » : « les
dispositions de la Convention de Genève et du protocole additionnel n° 1
de 1977 relatives à la protection des civils et des biens de caractère civil
en temps de guerre ont été violées ».
L’origine
de la responsabilité supposée établie, il resterait à clarifier les modalités
de la réparation.
B.
- Obligation de réparation
« L’Etat
responsable est tenu de réparer intégralement le préjudice causé par le fait
internationalement illicite ».
La réparation intervient alors pour effacer les conséquences de l’acte
illicite. « Elle peut prendre la forme de restitution, d’indemnisation
et de satisfaction, de manière unique ou combinée ».
De manière concrète, les solutions retenues seraient différentes selon
qu’il s’agirait d’un dommage aux personnes (civils ou militaires dont les
pathologies auraient trouvé leur cause dans une exposition à l’uranium
appauvri) ou d’un dommage aux biens (environnement pollué qui constituerait
de ce fait un risque potentiel pour la santé humaine
et toucherait alors les personnes de manière médiate).
Considérant
qu’« il faut fournir à ces pays [de l’Europe du Sud-Est] une
assistance technique et financière spéciale en vue de la mise en oeuvre de
mesures d’urgence destinées à remettre en état l’environnement et de la
surveillance de la santé et des conditions de vie de leurs populations »,
l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe recommande au Comité des
Ministres de prendre deux séries de mesures : « iii. D’affecter ses
ressources au soutien des organisations non gouvernementales oeuvrant dans la région,
y compris en République fédérale de Yougoslavie, afin de réparer les
dommages causés à l’environnement par les opérations militaires et de réhabiliter
le milieu naturel ; … v. d’exiger de l’OTAN et de l’ONU un programme de
surveillance médicale des populations civiles dans les Balkans, des soldats qui
ont participé aux opérations, des membres des organisations humanitaires aussi
bien que des journalistes qui ont travaillé sur le terrain ».
Point
n’est besoin d’insister sur les difficultés de tous ordres qui se profilent
: remise en état des lieux (comment, par qui, est-ce techniquement réalisable
?)
; suivi médical de toute une population à présent répartie dans des pays éloignés
les uns des autres, confrontation et traitement des données obtenues ; définition
éventuelle d’un seuil critique en-deçà duquel le risque serait considéré
comme tolérable, voire normal, en référence à la radioactivité naturelle ;
multiplication de contentieux complexes ; conséquences financières enfin
auxquelles ont peut aisément imaginer que des échappatoires seraient recherchés.
Quoi
qu’il en soit, la preuve de l’existence d’un lien de causalité entre
utilisation d’uranium appauvri et différentes pathologies aurait une autre
implication, cette fois sur le contenu matériel de la norme applicable aux
situations de conflits armés.
II.
- Vers une modification de la norme applicable aux situations de conflits armés
Si
une remise en cause du droit international des conflits armés apparaît comme
lointaine, une solution d’attente pourrait être trouvée par un consensus sur
un moratoire.
A.
- Le contenu matériel de la norme applicable
A
l’heure actuelle le Conseil de l’Europe reste l’institution la plus engagée
vers des solutions radicales
nécessitant l’adoption de nouvelles conventions internationales. Comme il est
affirmé avec force dans les débats, « Le Conseil de l’Europe
n’aurait plus de raison d’être s’il ne se prononçait pas contre
l’utilisation d’armes dont on ne connaît pas les conséquences à long
terme ».
Il recommande donc d’ajouter l’uranium appauvri à la liste des armes prohibées
et, sur un plan plus général, de prendre des dispositions afin que soient
respectées à l’avenir les dispositions des articles 55 et 56 du Protocole I
(1977).
1.
- Interdiction pure et simple de l’uranium appauvri
La
première prise de position en faveur de cette interdiction est restée, dans
son retentissement comme dans ses effets, remarquablement discrète. Elle
revient à une Sous-Commission de la Commission des droits de l’homme des
Nations Unies, la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires
et de la protection des minorités. Dans un rapport de 1996, celle-ci « prie
instamment tous les Etats de se laisser guider dans le cadre de leur politique
nationale par la nécessité de contenir la fabrication et la dissémination des
armes de destruction massive ou aveugle, en particulier … les armes
contenant de l’uranium appauvri ».
On sait ce qu’il en est et les difficultés que soulèverait la négociation
de ce nouvel instrument apparaissent comme certaines, notamment du fait de la
position que ne manqueraient pas de prendre les ministères de la Défense. En témoignent
deux exemples, au cynisme patent :
- Les investigations menées par l’U.S. General Accounting Office en 1992 ont
amené cet organisme aux considérations suivantes : « les responsables de
l’armée [américaine] estiment que les systèmes de protection contre
l’uranium appauvri peuvent être laissés de côté pendant les combats et
autres situations extrêmement dangereuses car les risques que présente
l’uranium appauvri pour la santé sont largement inférieurs aux risques inhérents
aux combats ». Et l’auteur de conclure : « étant donné que les
cancers et autres problèmes de santé ne risquent pas de se développer avant
la fin d’une bataille ou d’une guerre, les responsables militaires sont peu
encouragés à se conformer à des procédures de sécurité qui pourraient
affecter la prestation d’un soldat ou d’un "marine" sur le champ
de bataille ». Au Parlement européen,
le général Morillon (PPE/DE) déclare pour sa part : « Il ne faut
pas tomber dans une dérive trop précautionneuse. Ces engins sont les plus
efficaces et parfois les seuls utilisables. On ne peut pas sacrifier la défense
du seul fait qu’il existe des
doutes quant aux dangers de l’emploi des armes ».
La
recommandation 1495 (2001) du Conseil de l’Europe, précitée, va néanmoins
en ce sens et recommande au Comité des ministres : « iv. De demander la
prohibition de la fabrication, des essais, de l’utilisation et de la vente des
armes contenant de l’uranium appauvri ou du plutonium ».
2.
- Prévention des dommages environnementaux
Dès
1963, le traité de Moscou s’était préoccupé de la protection de
l’environnement en se référant à la cessation « de la contamination
du milieu ambiant de l’homme par des substances radioactives ». Plus récemment,
après la guerre du Golfe, plusieurs Etats s’étaient prononcés pour la
conclusion d’une nouvelle convention sur la protection de l’environnement en
période de conflit armé.
C’est dans cette même perspective et dans le prolongement de la mise en œuvre
du Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est, que la recommandation 1495 du
Conseil de l’Europe s’inscrit. Elle préconise en effet, afin d’éviter
que ne se reproduisent de telles conséquences dommageables, d’entreprendre
des discussions conjointes avec l’OSCE sur la rédaction d’une convention
sur la prévention des dommages environnementaux consécutifs à l’usage de la
force militaire et à la mise en œuvre de mesures visant à désamorcer les
situations de crise, destinée notamment à garantir le respect des articles 55
et 56 du Protocole I (1977) aux conventions de Genève de 1949. Ceux-ci dépassent
la question de l’utilisation de l’uranium appauvri et concernent, d’une manière plus générale, la prévention
des dommages environnementaux qui compromettent « la santé ou la survie
de la population », quels que soient les méthodes ou moyens employés,
notamment les attaques contre des ouvrages d’art, usines ou installations
« contenant des forces dangereuses … lorsque de telles attaques peuvent
provoquer la libération de ces forces ».
B.
- Une solution d’attente : le moratoire
Proposée
par l’Italie au début du mois de janvier 2001 dans l’attente que soient
connus les résultats de l’évaluation des risques dus à leur utilisation,
l’idée d’un moratoire en application du principe de précaution sur les
munitions à uranium appauvri a fait naître des réactions contrastées.
L’Allemagne et la Grèce sont en sa faveur. Sont contre : le
Royaume-Uni, la France et l’OTAN, cette dernière estimant : « nous ne
sommes pas dans une situation de conflit, donc la question d'un moratoire ne se
pose pas ».
Le
refus d’un moratoire est cependant contestable : les dispositions du
Protocole I (1977) aux conventions de Genève semblent au contraire venir en étayer
la nécessité : l’article 57 du Protocole I « Mesures de précaution »,
prévoit de « …ii) prendre toutes les précautions pratiquement
possibles quant au choix des moyens et méthodes d’attaque en vue d’éviter
et, en tout cas, de réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la
population civile, les blessures aux personnes civiles … ; iii)
s’abstenir de lancer une attaque dont on peut attendre qu’elle cause
incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures
aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil ou une
combinaison de ces pertes et dommages qui seraient excessifs par rapport à
l’avantage militaire concret et direct attendu ».
Ainsi le principe de précaution est étendu par le Protocole I lui-même
aux situations de conflits armés : le choix des armes et méthodes y est
subordonné à une simple potentialité de risques jugés excessifs par rapport
à l’avantage militaire attendu.
On
sait que l’« on pénètre dans le champ d’application du principe …
dès lors qu’il y a risques de conséquences d’un degré élevé de gravité
et que subsiste le moindre doute scientifique ».
Or, la toxicité potentielle de l’uranium appauvri (voir annexe) ne semble pas
être une vue de l’esprit - encore moins si l’uranium employé provient
d’une opération de retraitement et contient du plutonium - de même qu’elle
est susceptible de dépasser largement, par ses effets à long terme, le strict
cadre du conflit en cause. Et quand bien même la valeur juridique du principe
ne serait à l’heure actuelle que celle d’un principe directeur, dépourvu
de force contraignante, elle peut servir
d’incitation. Ainsi le Parlement européen s’est également référé au
principe dans une résolution du 17 janvier 2001 : « en application du
principe de précaution, la résolution commune déposée au nom du PPE/DE, PSE,
ELDR, Vers/ALE et UEN demande aux Etats membres faisant partie de l’OTAN de
proposer un moratoire sur l’utilisation d’armes à uranium appauvri ».
Cette résolution a été adoptée par 394 voix contre 60 et 106 abstentions.
Enfin,
il faut signaler la fragilité juridique de la position adoptée par l’OTAN
- inutilité d’un moratoire puisqu’il n’y a pas de conflit en cours
- car en l’absence d’un moratoire et si un conflit éclatait,
l’utilisation d’armes à uranium appauvri resterait possible alors qu’elle
ne le serait plus dans le cas contraire. Il convient donc bien d’aborder la
question dès à présent tant il apparaît que ce qui ne serait pas décidé
dans une situation de paix n’aurait aucune chance de l’être dans une
situation de guerre.
***
Bien
des questions restent en suspens, notamment du fait du caractère partiel ou
insuffisant des informations disponibles et des extraordinaires contradictions
qui apparaissent jour après jour dans les déclarations de responsables
scientifiques, politiques ou militaires. Non
des moindres : un rapport de l’armée américaine de 1990 dénonçait les
effets de l’uranium appauvri, faisant état de cancers et de problèmes rénaux
et allait jusqu’à envisager les réactions hostiles à son utilisation qui ne
manqueraient pas de se produire dans l’opinion et dans les médias.
Ensuite, plus rien n’a filtré et le Pentagone a pris une position tout à
fait opposée. Pour ne pas être en reste, l’OTAN a fait circuler une note
parmi les états-majors concernés par les opérations en Serbie évoquant
« la menace toxique possible » et suggérant de prendre « les
mesures préventives » nécessaires.
Seulement cette note a été émise le 16 juillet 1999, soit près de cinq
semaines après la fin des opérations ; cinq semaines après avoir tiré 31.000
obus sur la région.
Peut-on alors raisonnablement évoquer des mesures « préventives »
? Et que penser du paradoxe consistant à en recommander l’usage si par la
suite aucune toxicité ne doit être officiellement reconnue ? Il reste que
les incidences sanitaires, économiques et juridiques de cette affaire seront
sans doute beaucoup plus importantes qu’on ne peut à l’heure actuelle le
supposer.
Il reste également - et avant toute chose - qu’« il est inacceptable
que se prolonge l’incertitude actuelle sur les conséquences sanitaires éventuelles
de l’exposition à l’uranium appauvri ».
Avril 2001
* * *
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© 2001 Michèle Poulain. Tous droits réservés. POULAIN M. – "Le syndrome des Balkans -
Eléments pour une approche juridique". – Actualité et Droit
International, avril 2001 (www.ridi.org/adi).
NOTES
QUELQUES
DONNEES RELATIVES A L'URANIUM APPAUVRI (U.A.)
1. - Caractéristiques physiques
L’U.A.
n’existe pas dans la nature. C’est un résidu du processus
d’enrichissement du minerai d’uranium, processus qui permet l’utilisation
de celui-ci dans des armes et réacteurs nucléaires. Pendant ce processus
d’enrichissement, une partie du métal (+ 14 %) est enrichie et
l’autre, (+ 86 %) est corrélativement
appauvrie. Il y a donc production simultanée d’uranium enrichi et
d’uranium appauvri.
L’U.A.
est composé des isotopes 234, 235 et 238. Or, l’U.A. utilisé par les
industries d’armement comporte également, comme le montrent les résultats
des analyses effectuées par des laboratoires indépendants sur les prélèvements
ramenés du Kosovo par une équipe du P.N.U.E. en novembre 2000, de l’uranium
236 - en faible quantité certes (0,0028%) et des traces de plutonium.
Cette particularité est la preuve que l’U.A. en cause est, au moins
partiellement, issu du processus d’enrichissement, non d’uranium naturel,
mais d’uranium de retraitement. Il est donc « pollué par les isotopes
artificiels produits au sein des réacteurs nucléaires ».
Outre
sa valeur économique peu importante, l’U.A. possède des propriétés qui
rendent son emploi intéressant : il arrête les rayons gamma de façon plus
efficace que le plomb - on l’utilise ainsi en radioprotection dans
l’industrie civile ; il est pyrophore, c’est à dire capable de s'enflammer
spontanément quand certaines conditions sont réunies et donc, une fois dans la
cible, il prend feu en dégageant une fumée composée de fines particules
d'uranium - pour l'industrie militaire, il perfore ainsi le blindage des tanks
beaucoup mieux que le tungstène, traditionnellement utilisé.
Cet aérosol de poussières peut rester en suspension dans l'air pendant
plusieurs heures ou bien être transporté par le vent. Quand il se pose, il
contamine les eaux de surface, puis les nappes phréatiques et le sol. Par
ailleurs, les perforateurs restés intacts finissent par subir une corrosion et
se transforment également en poussières, solubles dans l'eau.
2.
– Toxicité
L'U.A.,
qui émet des rayons principalement alpha mais aussi bêta et gamma, est plus
faiblement radioactif que l'uranium naturel (40 millions de becquerels par kilo
[Mbq/kg] contre 51 millions). On a donc pu dire que sa radioactivité est inférieure
à celle que l'on trouve dans les gisements d'uranium ou même dans certaines régions
granitiques. Cependant, « cela ne signifie pas qu'il soit devenu
inoffensif », bien au contraire puisque la radioactivité produite par le
minerai a été concentrée au cours du processus d’obtention du métal.
Ainsi, « la radioactivité de l’U.A. est 60.000 fois supérieure à
celle que l’on trouve habituellement dans le sol ».
En outre, comme tous les métaux lourds, il présente une toxicité chimique
importante.
La
question des risques est donc à évaluer différemment selon la « porte
d'entrée » de l'U.A. dans l'organisme. Les manipulations sont considérées
comme peu dangereuses si elles ne durent pas longtemps. Mais si l'U.A. pénètre
dans le corps, que ce soit par inhalation, ingestion, implantation ou blessure,
la dose de rayonnement reçue est alors plus importante et se trouve combinée
aux effets de la toxicité chimique, laquelle interfère principalement sur la
fonction rénale. L'uranium va alors se fixer en plusieurs endroits possibles,
entre autres : squelette, ganglions lymphatiques, poumons ou foie. Des
chercheurs ont ainsi montré in vitro que l'exposition de cellules
osseuses à de l'U.A. pouvait entraîner la formation de tumeurs cancéreuses.
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