ridi.org Actualité et Droit International
ADI
POINT DE VUE
 

Accueil

 

Pendant la réorganisation du site, les autres menus sont disponibles sur la page d'accueil.

 

Merci de votre compréhension

 

Plan du site

Téléchargez Adobe Acrobat Reader

LA LIBERTÉ D'EXPRESSION SELON LA JURISPRUDENCE

DE LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME DE STRASBOURG


par
Jean-Paul Costa

Président de Chambre à la Cour européenne des droits de l’homme

 

 

Note : Cette contribution est tirée d'une communication donnée à l'Université de Navarre le 2 mars 2001 lors d'un colloque sur la Cour européenne des droits de l'homme.
Impression et citations :
Seule la version au format PDF fait référence.


 

Nous voudrions remercier les organisateurs de cette journée sur la Cour européenne des droits de l’homme, à l’Université de Navarre, qui ont bien voulu nous inviter, ainsi que notre collègue et ami le juge Antonio Pastor Ridruejo, qui est à l’initiative de notre venue à Pampelune.

 

Dans la plupart des pays démocratiques, la liberté d’expression figure dans les textes les plus élevés, de niveau constitutionnel. C’est le cas en Espagne, en France, aux Etats-Unis et dans bien d’autres pays encore. Les instruments internationaux aussi consacrent cette place éminente. C’est le cas de l’article 19 de la Déclaration universelle des Droits de l’homme, de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et aussi de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui commence par les mots « Toute personne a droit à la liberté d’expression ».

 

A la différence de certains autres articles de la Convention, qui énoncent des droits indérogeables en toutes circonstances, comme l’article 3 (« nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants »), la liberté d’expression, au sens de la Convention, n’est pas un droit absolu. Son exercice, qui comporte des droits et des responsabilités, peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions. Encore faut-il que ces limites soient prévues par la loi, qu’elles visent un des buts légitimes limitativement énumérés à la fin de l’article 10 et qu’enfin elles soient nécessaires, dans une société démocratique, à la réalisation de ces buts, donc proportionnées à l’objectif à atteindre.

 

Nous allons essayer de montrer comment la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, depuis une quarantaine d’années, a interprété l’article 10, c’est-à-dire a concilié la règle et les exceptions énoncées à l’article 10. Pour cela, nous examinerons d’abord l’importance reconnue à la liberté d’expression en général par les arrêts de la Cour, puis celle reconnue à la liberté de la presse en particulier, enfin les cas où la Cour a admis que des exceptions étaient compatibles avec la Convention.

 

 

I. - L'IMPORTANCE RECONNUE A LA LIBERTE D'EXPRESSION EN GENERAL

 

 

Depuis longtemps, les arrêts de la Cour affirment que la liberté d’expression occupe une place cruciale au sein de l’ensemble des droits garantis par la Convention et ses protocoles.

 

Par exemple, elle est un fondement essentiel d’une société démocratique, et vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population (arrêt Handyside de 1976), et cette formule est souvent reprise dans les arrêts de la Cour.

 

En outre, quand elle exerce son contrôle de proportionnalité, la Cour utilise souvent l’expression suivante : l’ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux », ce qui montre bien qu’elle est particulièrement stricte à cet égard.

 

Cette sur-valorisation de la liberté d’expression – qui rappelle un peu l’attitude de la Cour Suprême des Etats-Unis – est particulièrement forte lorsqu’il s’agit d’un débat d’idées dans le champ politique, ce qui est normal, puisque le débat politique est inhérent et essentiel à la démocratie.

 

  • Lingens c. Autriche (1986) :
    il s’agissait de critiques émises à l’encontre du Chancelier fédéral. 

  • Thorgeir Thorgeirsson c. Islande (1992) :
    il s’agissait de critiques faites à la police islandaise par un écrivain. 

  • Castells c. Espagne (1992) :
    dans cette affaire, il y avait eu des injures d’un parlementaire à l’égard du Gouvernement. 

  • Piermont c. France (1995) :
    la mesure contestée était l’expulsion d’un territoire français (la Polynésie), et l’interdiction d’entrée dans un autre (la Nouvelle-Calédonie), d’une parlementaire européenne allemande, venue pour exprimer des idées hostiles aux expériences nucléaires de la France. 

  • Jérusalem c. Autriche (2001) :
    dans cette affaire, jugée récemment, était en cause le discours d’une femme politique attaquant deux sectes et les accusant d’avoir un caractère totalitaire et des tendances fascistes.

 

Dans toutes ces affaires – et nous pourrions citer de nombreux autres exemples –, la Cour a trouvé une violation par l’Etat défendeur de l’article 10, au détriment de la personne requérante.

 

 

II. - L'IMPORTANCE ENCORE PLUS GRANDE RECONNUE PAR LA COUR A LA LIBERTE DE LA PRESSE ET AUX DROITS DES JOURNALISTES

 

 

Selon la Cour, la presse joue et doit jouer le rôle de « chien de garde » (watchdog en anglais) (voir par exemple l’arrêt Sunday Times (n° 2) c. le Royaume-Uni de 1991). Malgré la marge d’appréciation que la jurisprudence de la Cour reconnaît de façon générale aux Etats, il est donc exceptionnel que des articles de presse soient considérés par la Cour comme pouvant légitimer des atteintes à la liberté d’expression.

 

Voir pour des exemples de violation par l’Etat de l’article 10 en raison d’atteintes portées à la liberté de la presse :

 

  • De Haes et Gijsels c. Belgique de 1997 (la mesure attaquée consistait dans la condamnation de journalistes pour avoir critiqué des jugements et mis en cause l’impartialité des juges) ; 

  • Jersild c. Danemark de 1994 (des sanctions avaient été prononcées à l’encontre d’un journaliste ayant animé un débat télévisé et ayant laissé s’exprimer librement de jeunes racistes et xénophobes) ; 

  • Fressoz et Roire c. France de 1999 (des amendes avaient été infligées à deux journalistes ayant publié des photocopies d’avis d’impositions révélant les revenus d’un dirigeant d’une grande entreprise, Peugeot, au moment d’un conflit à propos des revendications salariales des ouvriers de cette entreprise) ; 

  • Bladet Tromsø et autres c. Norvège de 1999 (il s’agissait de poursuites contre une personne ayant enquêté, puis mis en cause par la voie d’un journal les pratiques, selon elle cruelles et excessives, de certains marins en matière de chasse aux phoques) ; 

  • Fuentes Bobo c. Espagne de 2000 (il y avait eu licenciement par la télévision espagnole d’un réalisateur pour avoir tenu des propos offensants et grossiers à l’égard de son employeur (dans cette affaire, l’arrêt a été rendu à la majorité de cinq voix (dont le juge Pastor Ridruejo) contre deux (dont le juge Caflisch), ce qui montre que le droit n’est pas une science exacte, mes deux éminents collègues et amis ne se trouvant pas du même avis ! 

  • Bergens Tidende c. Norvège de 2000 (dénonciation par la presse des conditions dans lesquelles un praticien menait des opérations de chirurgie esthétique, au terme desquelles les pauvres patientes étaient souvent plus mal qu’avant de passer au bloc opératoire) ; 

  • Du Roy et Malaurie c. France de 2000 (des amendes avaient été infligées à des journalistes pour avoir, en violation d’une loi, donné des informations relatives à une plainte pénale avec constitution de partie civile).

 

Là encore, nous pourrions donner de nombreux autres exemples.

 

En outre, la protection de la liberté de la presse va jusqu’à protéger le journaliste contre les sanctions quand il cherche à ne pas divulguer ses sources d’information, car il y va de sa liberté d’expression, et cette protection constitue un intérêt public capital (arrêt Goodwin c. le Royaume-Uni de 1996).

 

 

III. - LES CAS DANS LESQUELS LA COUR ADMET QUE L'ON PUISSE APPORTER DES LIMITATIONS A LA LIBERTE D'EXPRESSION

 

 

Il y a trois grandes séries de cas de ce types, et même quatre (comme les trois mousquetaires…).

 

a) Tout d’abord, l’article 10 lui-même permet aux Etats de soumettre à un régime d’autorisations les entreprises de radio, de cinéma et de télévision. Sur ce fondement, la Cour a conclu :

 

  • à la non-violation de l’article 10 de la part d’un Etat ayant interdit de retransmettre par câble des émissions radiodiffusées à partir d’un pays voisin (arrêt Groppera Radio AG et autres c. Suisse de 1990) ;

  • en revanche, à la violation de l’article 10 de la part d’un Etat interdisant, à raison du monopole public, la création et l’exploitation de stations de radio et de télévision privées (arrêt Informationsverein Lentia et autres c. Autriche de 1993).

 

b) En second lieu, la jurisprudence de la Cour est sévère pour la liberté d’expression lorsque celle-ci insulte les droits d’autrui, singulièrement les sentiments religieux des citoyens (arrêt Otto Preminger Institut c. Autriche de 1994, à propos de la diffusion d’un film tiré de la pièce de Panizza, le Concile d’amour ; de même, pour un film vidéo jugé blasphématoire, Wingrove c. Royaume‑Uni de 1996)...

 

... ou encore lorsque la liberté d’expression porte atteinte à la protection de la morale (arrêt Muller c. Suisse de 1988, à propos de mesures prises contre l’auteur de toiles jugées obscènes).

 

En sens inverse, cependant, la Cour a condamné l’Irlande pour violation de l’article 10 pour avoir interdit – au nom notamment de la morale – la diffusion d’informations sur les possibilités d’avorter à l’étranger (arrêt Open Door & Dublin Well Woman de 1992), alors que l’avortement est illégal en Irlande.

 

c) En troisième lieu, la Cour reconnaît une assez large marge d’appréciation aux Etats quand ils limitent la liberté d’expression pour des motifs de sécurité nationale ou d’ordre public.

           

Ainsi, une amende infligée à une personne ayant troublé l’ordre public par une distribution de tracts critiques lors d’un défilé militaire ne constitue pas une violation de l’article 10 (affaire Chorher c. Autriche, arrêt de 1993).

 

De même, les poursuites contre une personne ayant publiquement injurié des fonctionnaires de police ne sont pas constitutives d’une violation de l’article 10 (affaire Janowski c. la Pologne, arrêt de 1999).

 

Mais la Cour se refuse à aller trop loin dans la prise en compte des intérêts de l’ordre public. Elle a ainsi rendu, en 1999, de nombreux et importants arrêts sur des requêtes dirigées contre la Turquie (affaires Sürek et autres). Par une jurisprudence nuancée qui résulte de l’ensemble de ces arrêts, la Cour considère que, même dans le contexte d’une guerre civile larvée telle que celle du Sud-Est de la Turquie, la liberté d’expression doit l’emporter, sauf quand les articles, les déclarations ou les ouvrages constituent une claire incitation à l’escalade dans la violence. Dans l’exercice de son contrôle de proportionnalité, elle prend également en compte la nature et le quantum des peines prononcées à l’encontre des personnes poursuivies. Ces affaires ont donné lieu à treize arrêts de la Cour : dans onze cas, celle-ci a conclu à la violation de l’article 10 de la part de la Turquie ; dans deux cas, elle a conclu à la non-violation.

 

d) Enfin, la Cour est moins favorable à la liberté d’expression en matière de publicité commerciale, mais, faute de temps, nous ne développerons pas ce point ici.

 

 

CONCLUSION

 

 

La Cour européenne des droits de l’homme tranche souvent des problèmes de liberté d’expression. Dans l’ensemble, sans sacraliser cette liberté – à cet égard elle me semble aller moins loin que la Cour Suprême des Etats-Unis – elle lui consacre une place éminente au sein de l’ensemble des droits et libertés au respect desquels elle est chargée de veiller. Toutefois, il faut rappeler qu’elle exerce un contrôle in concreto, prenant en considération les circonstances propres à chaque espèce. Il arrive donc que telle ou telle solution puisse sembler critiquable et soit en effet critiquée. Par exemple, l’arrêt précité Otto Preminger Institut, où la Cour a conclu à la non-violation de l’article 10, a été l’objet de nombreuses critiques, tout comme l’arrêt Lehideux et Isorni contre France, qui conclut à la violation (il s’agissait de poursuites contre les instigateurs d’un encart dans le journal « Le Monde » en faveur de la réhabilitation du Maréchal Pétain).

 

A notre avis, et dans l’ensemble, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, dans ce domaine sensible et particulièrement soumis aux appréciations subjectives, est plutôt une bonne jurisprudence, qui, suivant des méthodes d’interprétation logiques, entend la liberté de façon extensive et restrictivement les exceptions à ce principe. J’ajoute que, personnellement, je ne perçois guère de différences entre la ligne jurisprudentielle de la « nouvelle » Cour et de l’« ancienne ». Il y a, semble-t-il, en cette matière, plus de continuité que de changement.

 

 

 

Juin 2001

 

* * *

 

Télécharger l'article en format PDF.

© 2001 Jean-Paul Costa. Tous droits réservés.

COSTA Jean-Paul. – "La liberté d'expression selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg". – Actualité et Droit International, juin 2001 (www.ridi.org/adi). 

ADI Haut de la page
Site conçu par
toile.org
© 2001 Patrice Despretz