REFUSER
LA VOIE DE FAIT
par
Laurent Lévy
Avocat
Il
existe de nombreuses raisons – politiques, morales, stratégiques, humaines
– de regretter le concours apporté par la France aux opérations militaires
que les Etats-Unis déploient en Afghanistan. Mais il existe en particulier
trois raisons juridiques incontournables d’exiger la cessation immédiate de
ce concours.
La
première est que l’intervention est illégale au regard de l’article 51 de
la Charte de l’ONU. Quoi qu’en dise George W. Bush, l’agression de l’Afghanistan
ne peut en effet en aucun cas, comme le débat ouvert sur ce site l’a
amplement montré, s’analyser en exercice par les Etats-Unis de leur droit de
légitime défense. La légitime défense est seulement la riposte immédiate à
l’agression en train de se commettre. En outre les dispositions de l'article
51 doivent s'articuler avec celles des articles 46 et 47 de la Charte, aux
termes desquels les opérations militaires, s'il y a lieu, s'opèrent sous la
direction d'un comité d'état major ad hoc, sur des plans définis par le
Conseil de Sécurité lui même. C’est donc au Conseil de Sécurité, qui a en
charge la sécurité collective qu’il appartient d’organiser les actions
militaires qui se révèleraient nécessaires à la suite d’une agression.
La
deuxième est que l’intervention est illégale au regard de la résolution
1368 du Conseil de sécurité du 12 septembre 2001. Quoi qu’en dise Jacques
Chirac, celle-ci n’a pas autorisé par avance l’intervention militaire américaine
– ce qu’au demeurant elle n’aurait pas pu légalement faire. Elle a au
contraire expressément précisé que le Conseil de Sécurité se déclarait « prêt
à prendre toutes les mesures nécessaires pour répondre aux attaques
terroristes du 11 septembre 2001 et pour combattre le terrorisme sous toutes ses
formes, conformément à ses responsabilités en vertu de la Charte des Nations
Unies », et qu’il décidait « de demeurer saisi de la
question ».
Ces
deux premières raisons montrent qu’en prêtant main-forte aux USA dans leurs
opérations de guerre, la France se rend coupable d’une insupportable voie de
fait internationale. L’existence de précédents à cette violation du droit
international ne suffit pas à en faire une règle coutumière acceptable.
La
troisième raison – que les hasards du calendrier devraient rendre emblématique
– c’est que ce concours de la France est illégal au regard de l’abolition
de la peine de mort. Oussama Ben Laden encourt en effet la peine de mort aux
Etats-Unis. S’il se trouvait en France, il ne pourrait en être extradé qu’à
l’issue d’une procédure contradictoire, au cours de laquelle non seulement
les Etats-Unis devraient fournir aux autorités judiciaires françaises un
dossier suffisamment convaincant des charges qui pèsent sur lui, mais devraient
en outre prendre l’engagement exprès de ne pas lui appliquer la peine de
mort.
C’est
un paradoxe insurmontable, pour un Etat qui s’honore de célébrer le vingtième
anniversaire de l’abolition de la peine de mort, que d’aider un Etat qui la
pratique à grande échelle à appréhender à l’étranger – puisque tel est
l’objectif déclaré des opérations en cours – un criminel à qui il est
susceptible d’appliquer cet assassinat judiciaire, alors qu’il ne serait pas
en droit de le lui livrer s’il se trouvait sur son propre territoire.
On
entend ici ou là objecter qu’en temps de guerre, les principes juridiques
peuvent bien être mis entre parenthèses. Mais d’une part, c’est par un
abus de langage lourd de conséquences que l’attentat du 11 septembre a été
considéré par George W. Bush comme caractérisant une situation de guerre.
Aucun attentat terroriste, commis par des personnes privées, n’a jamais été
considéré comme un acte de guerre. La guerre a en réalité commencé avec
l’intervention américaine en Afghanistan. D’autre part et surtout, il y a
quelque chose d’abominablement absurde dans l’idée que le droit serait un
luxe, seulement valable en l’absence de litige. Le droit est au contraire
l’arme que se donnent les nations civilisées pour prévenir et pour résoudre
les litiges. A défaut, elles ouvrent la voie au règne sans partage de la
barbarie.
On
peut discuter l’efficacité du droit international. Mais force est de
constater qu’il comporte dès à présent des outils qui permettraient à la
communauté internationale d’agir, et que c’est par choix délibéré que
les Etats-Unis s’en affranchissent.
En
réalité, l’une des causes de l’inefficacité relative du droit
international est la destruction dont il a fait l’objet de la part des grandes
puissances depuis plus de dix ans. Ses décombres ne sont pas moins fumants que
ceux des Twin Towers. Et ils recouvrent un bien plus grand nombre de victimes.
Il est inutile pour aborder le grand chantier de sa reconstruction d’avoir préalablement
souillé son honneur en se complaisant dans la violation la plus flagrante des règles
en vigueur.
16 octobre 2001
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