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Renforcement de la protection européenne contre la discrimination :

le nouveau Protocole n° 12

à la Convention européenne des droits de l'homme

 

par

Jeroen Schokkenbroek*

Chef de la Division du développement du droit et de la politique des droits de l'homme

Direction Générale II – Droits de l’Homme, Conseil de l’Europe

 

 

Résumé : La présente contribution a pour objet de présenter succinctement les initiatives récemment prises par le Conseil de l'Europe pour renforcer la protection qu'offre la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) contre la discrimination et qui ont débouché le 26 juin 2000 sur l'adoption du Protocole n° 12. Si le Protocole peut sembler représenter une extension somme toute modeste des garanties de la CEDH, il ne faut pas oublier que l’application de la nouvelle disposition pourra faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour européenne des droits de l'homme.

 

Abstract : The purpose of this contribution is to provide a brief overview of recent developments in the Council of Europe which concern the strengthening of the European Convention on Human Rights (ECHR) protection against discrimination. These developments have culminated on 26 June 2000 in the adoption of Protocol No. 12. While the Protocol may seem a fairly modest extension of the ECHR guarantees, it should be borne in mind that observance of the new provision will be subject to judicial control by the European Court of Human Rights.

 

Note : Toutes les vues exprimées dans la présente contribution sont entièrement personnelles et ne reflètent pas nécessairement la position du Conseil de l'Europe.

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.


 

 

Introduction

 

 

Le Conseil de l'Europe, première organisation intergouvernementale européenne de l’après-guerre[1], créé en 1949, est le maître d'œuvre de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH), fleuron des normes relatives aux droits de l'homme. Les principes de base qui constituent la raison d’être du Conseil de l'Europe sont la démocratie pluraliste, la prééminence du droit et le respect des droits de l'homme. S’il est vrai que la CEDH occupe une place de choix parmi les réalisations de l’Organisation, l’importance et l’impact de ses trois autres principaux traités européens relatifs aux droits de l'homme sont parfois sous-estimés, ce qui tient peut-être au caractère non judiciaire de leurs mécanismes de contrôle : la Charte sociale européenne (1961), la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (1987) et la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (1995). Il est vrai que la CEDH se distingue en ce qu’elle donne aux particuliers le droit de former un recours devant un organe judiciaire international, la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg.

 

L'arsenal de protection des droits civils et politiques s'est progressivement étoffé depuis l'adoption de la CEDH en 1950, sous l'angle judiciaire - à savoir les développements de la jurisprudence -, mais également d'un point de vue normatif par l'amélioration de la législation relative aux droits de l'homme. Le moyen classique est l’adoption d’un protocole additionnel à la CEDH instituant certains droits et libertés non encore garantis par la CEDH[2]. Ces protocoles sont établis par le Comité directeur pour les droits de l'homme (CDDH), composé d’experts gouvernementaux des États membres, avant d’être soumis pour adoption au Comité des Ministres du Conseil de l'Europe.

 

La présente contribution a pour objet de présenter succinctement les initiatives récemment prises par le Conseil de l'Europe pour renforcer la protection qu’offre la CEDH contre la discrimination. Ces initiatives ont débouché le 26 juin 2000 sur l’adoption du Protocole nº 12[3]. Après avoir évoqué la genèse du nouveau Protocole, nous reviendrons sur ses dispositions et les analyserons, avant de présenter en guise de conclusion quelques observations sur les perspectives d'avenir de ce Protocole.

 

 

Le Sommet de Vienne (1993) et les propositions de l’ECRI

 

 

À la première rencontre au sommet des chefs d’État ou de gouvernement des États membres du Conseil de l'Europe (Vienne, octobre 1993), une Déclaration et un Plan d’action ont été adoptés qui témoignent des préoccupations suscitées par les manifestations du racisme, de la xénophobie, de l’antisémitisme et de l’intolérance. Parmi les mesures arrêtées en commun, on trouvait une campagne paneuropéenne de sensibilisation contre ces maux (campagne "Tous différents - tous égaux"), mais aussi la création d’un nouvel organe européen d’experts : la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI). L’ECRI s’est vu confier, parmi de nombreuses tâches, celle d’étudier les instruments juridiques internationaux en vue de les renforcer selon les besoins[4].

 

Après avoir étudié tous les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme en vigueur qui traitent de discrimination, l’ECRI a présenté ses conclusions au Comité des Ministres. Elle estimait  que la protection offerte par la CEDH contre la discrimination raciale devait être renforcée au moyen d’un protocole additionnel comportant une clause générale contre la discrimination raciale. L’ECRI a attiré l’attention sur le fait que la principale disposition de la CEDH concernant la non-discrimination est l’article 14, qui interdit la discrimination en ce qui concerne la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention. Cette clause n’a donc pas d’existence indépendante. La protection qu’elle offre ne s’étend pas aux domaines auxquels ne s’appliquent pas les droits fondamentaux énoncés dans la CEDH et ses Protocoles[5]. Selon l’ECRI, ce caractère subsidiaire de l’article 14 pourrait expliquer pourquoi la jurisprudence de Strasbourg sur la discrimination raciale était assez mince ; la Cour européenne des droits de l'homme n’avait encore constaté aucune violation de cette disposition liée à la discrimination raciale. À cet égard, il a été noté que la Convention européenne accusait un retard sur d’autres instruments internationaux concernant la non-discrimination (en particulier ceux adoptés dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies).

 

L’ECRI était convaincue que la création d’un droit à la protection contre la discrimination raciale en tant que droit fondamental serait une mesure importante pour lutter contre les violations manifestes des droits de l'homme qui découlent du racisme et de la xénophobie. Elle souligne que les mentalités discriminatoires et la violence raciste font actuellement leur chemin dans bien des pays d’Europe. Elle observe également que le renouveau des idéologies racistes et de l’intolérance religieuse exacerbe les tensions qui agitent quotidiennement nos sociétés, déjà confrontées à certaines manoeuvres visant à légitimer les discriminations.

 

En proposant un nouveau protocole, l’ECRI reconnaît que la loi seule ne peut éliminer le racisme sous les nombreuses formes qu’il prend à l’encontre de différents groupes, mais souligne d'un autre côté que les actions lancées pour promouvoir la justice raciale ne peuvent aboutir sans la loi.

 

L’ECRI a proposé de structurer une disposition antidiscrimination en fonction des éléments ci-après :

 

1. Toute personne est protégée contre la discrimination fondée sur la race, la couleur, la langue, la religion ou l’origine nationale ou ethnique.

 

2. La présente disposition n’écarte pas la distinction opérée par un État entre citoyens et non-citoyens, qui est appliquée conformément à la loi et justifiée dans une société démocratique.  

 

À la lumière des propositions de l’ECRI, le Comité des Ministres a décidé en décembre 1995 de charger le Comité directeur pour les droits de l'homme (CDDH) de "se demander s’il serait opportun et faisable d’élaborer un instrument juridique contre le racisme et l’intolérance en tenant compte du rapport bien argumenté de l’ECRI sur le renforcement de la clause de non-discrimination de la CEDH". On notera que ce mandat ne mentionne pas expressément un projet de protocole à la CEDH, mais "un instrument juridique" en général.

 

Le CDDH s’était déjà vu confier un autre dossier : la question de l’égalité entre les femmes et les hommes en tant que droit fondamental. C’est vers cette question que nous nous tournons à présent. 

 

 

Les travaux du Comité directeur pour l’égalité entre les femmes et les hommes (CDEG)

 

 

Le comité intergouvernemental ayant compétence en matière d’égalité entre les femmes et les hommes (CDEG) étudiait depuis plusieurs années la possibilité d’incorporer dans le système de la CEDH un droit fondamental des femmes et des hommes à l’égalité.

 

Le CDEG avait lui aussi relevé l’insuffisance de l’Article 14 de la CEDH, qui ne fournissait pas de garantie juridique à l’égalité entre les femmes et les hommes en tant que droit fondamental autonome.   Il n’existe aucune protection contre la discrimination fondée sur le sexe en ce qui concerne l’application des droits non garantis par la CEDH, car celle-ci ne reconnaît pas en tant que tel le droit des femmes et des hommes à l’égalité.

 

Selon le CDEG, une autre insuffisance tenait à l’approche juridique et théorique de la discrimination fondée sur le sexe. L’article 14 mettait sur le même pied tous les motifs illicites de discrimination, tels que la race, la couleur, la religion, la langue, les opinions politiques et le sexe. Cette approche a été jugée inappropriée, car l’expérience et la pratique de la législation antidiscrimination ont montré que, dans les cas de discrimination fondée sur le sexe, celui-ci est une caractéristique d’un autre ordre – structurelle, pourrait-on dire. Dans tous les autres cas (race, couleur, origine, religion, langue, opinions politiques, etc.), la discrimination s’exerce à l’encontre d’un sujet différencié selon le sexe et, partant, d’un sujet juridique différencié selon le sexe. Les inégalités découlant de cette différenciation ne peuvent pas être éliminées en considérant le sexe comme un sujet variable qu’il suffit d’éliminer pour réaliser une égalité abstraite entre des sujets juridiques asexués. Ce serait méconnaître l’importance de la répartition en fonction du sexe des tâches, des rôles, des ressources et des prérogatives entre les femmes et les hommes, que la société construit et entretient sur la base de différences sexuelles biologiques. La différence entre les sexes est une caractéristique permanente de l’espèce humaine, et le respect de la personne humaine exige que l’on reconnaisse la dualité sexuelle des sujets juridiques. Cette reconnaissance implique que l’on tienne compte de la façon dont le "sexe" structure le droit et l’organisation des relations sociales, économiques, politiques, privées et culturelles.

 

Sur la base de cette approche, le CDEG a proposé de structurer une disposition à insérer dans un nouveau protocole à la CEDH en fonction des éléments ci-après :

 

Le droit des femmes et des hommes à l’égalité est garanti dans tous les domaines de la vie en société [conformément au respect de la liberté et de la dignité de l’être humain].

 

Les autorités publiques prennent des dispositions pour garantir la jouissance effective du droit des femmes et des hommes à l’égalité [en adoptant, en cas de besoin, toutes les mesures appropriées pour garantir le plein épanouissement et la promotion de la femme].

 

L’exercice de ce droit n’empêche pas les Hautes Parties contractantes d’instituer en faveur des femmes les droits ou régimes spéciaux qui sont prescrits par la loi et sont nécessaires dans une société démocratique. 

 

Le Comité des Ministres a renvoyé les propositions du CDEG au CDDH. Ce dernier a jugé particulièrement difficile d’accepter l’idée que la discrimination fondée sur le sexe doive faire l’objet d’un protocole additionnel à la CEDH distinct. Indépendamment de la question du libellé proposé par le CDEG, un tel "traitement distinct" de l’égalité entre les sexes s’est attiré bien des critiques : on a considéré qu’il cadrait mal avec l’un des axiomes du droit international relatif aux droits de l'homme, à savoir le principe d’universalité. On a fait valoir que ce principe militait contre l’idée de réserver un traitement particulier, dans un protocole à la CEDH distinct, à l’un quelconque des motifs spécifiques de discrimination.

 

 

L’étape suivante : la convergence des courants de l’"anti-racisme" et de l’"égalité entre les femmes et les hommes"

 

 

Une étape importante a été franchie en octobre 1996, lorsque le CDDH a été saisi des propositions de l’ECRI et du CDEG. Il a décidé de recommander au Comité des Ministres d’étudier plus avant la possibilité d’apporter des solutions normatives à la question de l’égalité entre les femmes et les hommes, mais pas sous la forme d’un projet de protocole spécifique à la CEDH. Cette démarche a ultérieurement été approuvée par le Comité des Ministres. À la même réunion, le CDDH a chargé l’un de ses organes subsidiaires, le Comité d’experts pour le développement des droits de l'homme (DH-DEV), d’examiner la possibilité d’élaborer un instrument juridique contre le racisme et l’intolérance et a évoqué plusieurs options en la matière : un protocole additionnel à la CEDH s’appuyant sur la proposition de l’ECRI, un protocole additionnel qui élargirait, d’une façon générale, le champ d’application de l’article 14, une Convention (-cadre ou autre), une recommandation du Comité des Ministres aux gouvernements des États membres ou d’autres mesures.

 

Pendant toute l’année 1997, le DH-DEV et le CDDH ont travaillé à ces deux questions. Ils ont eu tôt fait de parvenir à la conclusion que la meilleure façon d’avancer sur ces deux plans était d’étudier la possibilité d’élaborer un protocole additionnel à la CEDH qui énoncerait une interdiction générale de la discrimination et dresserait une liste non exhaustive des motifs de discrimination. D’autres types d’instruments juridiques ont également été envisagés (en particulier une Convention (-cadre) européenne contre le racisme ou une recommandation du Comité des Ministres), mais ils n’ont pas rencontré l’agrément de nombreux experts, et ce pour diverses raisons. On a estimé qu’une Convention contre le racisme n’ajouterait rien à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR, ONU), que le dispositif de contrôle qui pourrait être envisagé pour une telle Convention serait moins efficace que celui de la CEDH et qu’il contribuerait à la prolifération des dispositifs internationaux dans le domaine des droits de l'homme.

 

En octobre 1997, le CDDH a analysé la question de savoir s’il serait opportun et faisable d’élaborer un protocole additionnel à la CEDH qui élargirait, d’une façon générale, le champ d’application de l’article 14 de la CEDH. Il était saisi de plusieurs variantes d’une disposition interdisant la discrimination qui avaient été établies par le DH-DEV.

 

Lors du débat, certains experts ont mis en garde contre une adoption trop rapide d’un protocole additionnel. Ils craignaient en effet qu’en habilitant la Cour à interpréter une disposition antidiscrimination autonome, on n’aboutisse à créer une jurisprudence imprévisible sur une large éventail de sujets. Ils ont également attiré l’attention sur le fait qu’une telle disposition pourrait avoir des effets horizontaux (à savoir les effets sur les relations entre particuliers) très marqués et se sont demandé si un tel protocole était la meilleure façon de combattre la discrimination. Un expert a dit préférer attendre de voir comment la nouvelle Cour des droits de l'homme unique allait gérer son imposant volume de travail avant d’adopter un protocole additionnel dans ce domaine.

 

D’autres estimaient le moment venu de combler une lacune manifeste dans la protection des droits de l'homme offerte par la CEDH. Il s’agissait d’une mesure nécessaire et importante du point de vue du progrès dans le domaine de la protection des droits de l'homme au niveau européen et elle avait été examinée de façon approfondie à plusieurs reprises sur une longue période de temps. Pour ces personnes, il ne fallait pas donner trop de place à certaines appréhensions, car la Cour avait toujours adopté une démarche assez prudente et cohérente en ce qui concerne l’interprétation à donner à l’article 14, en laissant une marge d’appréciation aux États parties. De plus, certaines des variantes dont était saisi le CDDH limitaient les effets horizontaux éventuels. On a fait observer que la nouvelle Cour devrait, en tout état de cause, trouver le moyen de gérer son volume de travail, que le protocole additionnel soit adopté ou non. 

 

À la suite de ce débat, le CDDH a voté en faveur de l’élaboration d’un protocole additionnel à la CEDH qui élargirait, d’une façon générale, le champ d’application de l’article 14 de la Convention. Il a donc informé le Comité des Ministres qu’il était d’avis qu’un tel protocole était souhaitable et réalisable, à la fois comme solution normative concernant l’égalité entre les femmes et les hommes et comme instrument juridique contre le racisme et l’intolérance. Il a proposé d’insérer dans le protocole une liste non exhaustive des motifs de discrimination et de le rédiger et de le structurer en fonction des éléments ci-après :

 

La jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée, sans discrimination aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. Nul ne peut faire l’objet d’une discrimination de la part d’une autorité publique quelle qu’elle soit fondée notamment sur les motifs mentionnés dans la première phrase de la présente disposition.

 

Toutefois, le CDDH a ajouté que cette formulation pouvait être améliorée et qu’il faudrait se demander s’il convenait d’insérer une clause d’égalité dans cette disposition ou s’il suffirait de faire référence au préambule. Il faudrait aussi se demander s’il n’y aurait pas lieu d’ajouter à la disposition une clause autorisant expressément l’adoption de mesures positives.

 

Sur la base de ce rapport du CDDH, le Comité des Ministres a décidé, en mars 1998, de charger le Comité directeur de rédiger un tel protocole à la CEDH et de préciser, en préparant un projet de rapport explicatif, la nature et le champ d’application des engagements des Parties à un tel protocole.

 

En été 1999, les travaux préparatoires étaient parvenus au stade où le CDDH a pu présenter un projet de texte au Comité des Ministres et en solliciter la transmission à la Cour européenne des droits de l'homme et à l’Assemblée parlementaire, pour avis. Le Comité des Ministres s’est prononcé dans ce sens et le projet de Protocole nº 12 à la CEDH et son projet de rapport explicatif ont été publiés en tant que document de l’Assemblée parlementaire[6]. La Cour a fait bon accueil au projet de protocole dans lequel a elle a vu une base juridique claire pour l’examen des questions de discrimination non visées par l’article 14, mais a indiqué que son entrée en vigueur susciterait un nombre important de nouveaux recours individuels, pour lesquels la Cour aurait besoin de ressources supplémentaires[7]. L’Assemblée a déploré l’absence d’une clause distincte énonçant le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes ; elle a également proposé de faire figurer l’“orientation sexuelle” dans la liste des motifs de discrimination du Protocole[8]. Le CDDH a examiné ces avis et établi la version définitive du projet de Protocole lors d’une réunion spéciale tenue en mars 2000. Comme indiqué plus haut, le Comité des Ministres a adopté le Protocole nº 12 le 26 juin 2000 et celui-ci a été ouvert à la signature à Rome le 4 novembre 2000, à l’occasion du 50ème anniversaire de la CEDH. À ce jour, il a été signé par 27 États membres, et ratifié par la Géorgie le 15 juin 2001[9].

 

 

Description succincte des dispositions du Protocole nº 12

 

 

La partie principale du dispositif du Protocole est l’article 1, qui est ainsi libellé :

 

Article 1 – Interdiction générale de la discrimination

 

1. La jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée, sans discrimination aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.

 

2. Nul ne peut faire l’objet d’une discrimination de la part d’une autorité publique quelle qu’elle soit fondée notamment sur les motifs mentionnés au paragraphe 1.

 

À un changement technique mineur près, ce libellé est identique à celui du projet antérieur d’octobre 1997 (voir supra). On constate que le CDDH a décidé de ne pas insérer de clause sur l’égalité dans le dispositif du Protocole, ni de clause explicite autorisant l’adoption de mesures positives. En fait, il a été convenu, dans le cadre d’un compromis, d’aborder ces questions dans les trois alinéas du préambule ainsi libellé :

 

Prenant en compte le principe fondamental selon lequel toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit à une égale protection de la loi ;

 

Résolus à prendre de nouvelles mesures pour promouvoir l’égalité de tous par la garantie collective d’une interdiction générale de discrimination par la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après dénommée "la Convention") ;

 

Réaffirmant que le principe de non-discrimination n’empêche pas les États parties de prendre des mesures afin de promouvoir une égalité pleine et effective, à la condition qu’elles répondent à une justification objective et raisonnable (...).

 

Le Rapport explicatif apporte des précisions supplémentaires sur les intentions des auteurs en ce qui concerne la portée et la nature des engagements énoncés dans le Protocole. Nous n’évoquerons ici que quelques-unes des questions qui se posent, dont, en premier lieu, celle de la portée de la protection offerte par le Protocole et en second lieu, parce que connexe, la question des obligations positives pouvant découler de l’article 1.

 

Il va sans dire que la portée de la protection contre la discrimination que le Protocole entend offrir s’étend au-delà de la garantie fournie par l’article 14 de la Convention. Il s’agit d’offrir une interdiction générale de discrimination sous la forme d’une garantie séparée indépendante. Rappelons que l’article 14 ne proscrit la discrimination qu’en ce qui concerne la "jouissance des droits et libertés" reconnus dans la CEDH. Le rapport précise que la protection supplémentaire que le protocole offre par rapport à l’article 14 vise, en particulier, les cas où une personne fait l’objet d’une discrimination :

 

  1. dans la jouissance de tout droit spécifiquement accordé à l’individu par le droit national ;

  2. dans la jouissance de tout droit découlant d’obligations claires des autorités publiques en droit national, c’est-à-dire lorsque ces autorités sont tenues par la loi nationale de se conduire d’une certaine manière ;

  3. de la part des autorités publiques du fait de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire (par exemple, l’octroi de certaines subventions) ;

  4. du fait d’autres actes ou omissions de la part des autorités publiques (par exemple, le comportement des responsables de l’application des lois pour venir à bout d’une émeute).

 

Le rapport indique que les auteurs ont jugé inutile de préciser lesquels de ces quatre éléments relevaient du premier paragraphe et lesquels relevaient du second paragraphe. Les deux paragraphes sont complémentaires et leur portée combinée fait que tous ces quatre éléments sont couverts par l’article 1. 

 

Pour le reste, le Protocole reprend le modèle de l’article 14 :  

  • la liste des motifs de discrimination est identique à celle de l’article 14. En particulier, il a été décidé de ne pas souscrire à la proposition de l’Assemblée consistant à faire figurer l’“orientation sexuelle” dans la liste : cela a été jugé inutile dans la mesure où la liste n’était pas exhaustive (voir l’arrêt rendu par la Cour le 21 décembre 2000 dans l’affaire Salgueira da Silva Mouta c. Portugal, qui précise bien que la discrimination pour ce motif est déjà interdite en vertu de la liste non exhaustive identique de l’article 14 de la CEDH) et que l’inclusion d’un motif supplémentaire quelconque pourrait donner lieu à des interprétations a contrario indésirables concernant la discrimination fondée sur des motifs qui ne seraient pas mentionnés ; 

  • comme indiqué plus haut, il a été décidé de ne pas inclure un droit à l’égalité devant la loi ou à l’égale protection de la loi (garanti, par exemple, par l’article 26 du PIDCP) ;  

  • les auteurs renvoient à la jurisprudence constante de la Cour sur la notion de discrimination ; il n’est pas envisagé de déroger à cette jurisprudence ;  

  • les auteurs se sont abstenus d’inclure une clause restrictive, s’agissant notamment des distinctions fondées sur la nationalité[10].

 

La formulation des deux paragraphes de l’article 1 est le fruit d’un difficile compromis ou, pour reprendre les termes du rapport explicatif, reflète une "approche équilibrée " de la question des obligations positives. Il s’agit de l’obligation faite aux États, en sus de leur obligation de base consistant à s’abstenir de tout acte discriminatoire (l’"obligation négative"), de prendre des mesures actives pour prévenir les cas de discrimination, y compris la discrimination entre particuliers (effets horizontaux ou Drittwirkung), ou pour y remédier. Le paragraphe 24 du Rapport explicatif indique que, si de telles obligations positives ne peuvent être globalement exclues, l’objectif principal de l’article 1 est d’établir pour les Parties une obligation négative : celle de s’abstenir de toute discrimination à l’encontre des individus. Le rapport explique qu’un protocole additionnel à la CEDH, qui, par essence, énonce des droits individuels justiciables formulés de façon concise, ne constituerait pas un instrument approprié pour définir les différents éléments d’une obligation positive aussi large. Le rapport évoque les règles détaillées énoncées dans les instruments de lutte contre la discrimination existants tels que la CIEDR et la CEDAW. D’un autre côté, le rapport considère que le devoir d’"assurer" sans discrimination la jouissance de tout droit prévu par la loi (voir le premier paragraphe de l’article 1) pourrait entraîner des obligations positives, par exemple dans les cas où existe une lacune manifeste dans la protection offerte par le droit national contre la discrimination. Toutefois, le rapport indique (au paragraphe 27) que la portée de toute obligation positive découlant de l’article 1 sera probablement limitée : il mentionne deux éléments du texte qui visent à limiter les éventuels effets horizontaux. La portée du premier paragraphe se trouve réduite du fait de la référence à "tout droit prévu par la loi" tandis que le second paragraphe interdit la discrimination de la part d’une "autorité publique".

 

Sur cette base, le rapport explicatif indique en conclusion que toute obligation positive dans le domaine des relations entre particuliers concernerait, au mieux, les relations dans la sphère publique normalement régie par la loi, pour laquelle l’État a une certaine responsabilité (par exemple : le refus arbitraire d’accès au travail, l’accès aux restaurants ou à d’autres services). Les affaires purement privées ne seraient pas affectées. La réglementation de telles affaires serait susceptible de porter atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale et à d’autres droits garantis par l’article 8 de la Convention.

 

 

Observations finales

 

 

Si le Protocole peut sembler représenter une extension somme toute modeste des garanties de la CEDH, ce qui est assurément le cas si on le compare à l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, il ne faut pas oublier que l’application de la nouvelle disposition pourra faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour européenne des droits de l'homme (et, dans la plupart des États Parties, le Protocole sera directement applicable par les juridictions internes). En fait, il ne fait guère de doute que c’est bien cette dimension de contrôle judiciaire supranational qui a rendu si difficiles les négociations pendant la préparation du Protocole.

 

L’adoption du Protocole montre qu’un large consensus politique s’est dégagé autour du fait que la persistance de la discrimination dans les sociétés européennes et la manifestation de nouveaux types d’attitudes discriminatoires justifient une renforcement de la protection que la CEDH offre contre les violations des droits de l'homme dans ce domaine. Il ne faut certes pas s’attendre à ce que le Protocole soit ou devienne une panacée pour toutes les formes de discrimination qui peuvent se faire jour dans la société. Il faut de rappeler que la Convention européenne impose des obligations aux États, non aux particuliers en tant que tels. C’est de ce principe que découle toute la logique du dispositif de garantie collective – qui repose sur les requêtes formulées contre des États Parties. Mais un nouveau protocole fournit bien une garantie de base importante, proclame que la discrimination n’est rien de moins qu’une violation des droits de l'homme et fournit à la Cour européenne des droits de l'homme un instrument juridique lui permettant de remédier à certaines formes de discrimination dont les États Parties peuvent être tenus responsables, mais qui ne sont pas encore proscrites par la disposition assez limitée que constitue l’article 14.

 

Les nombreuses signatures que le nouveau Protocole a recueillies lors de la Conférence ministérielle européenne sur les droits de l'homme qui s’est tenue à Rome en novembre 2000 ont permis d’apporter une amélioration sensible au système européen de protection des droits de l'homme et ont constitué de ce fait un excellent moyen de célébrer le 50e anniversaire de la Convention. Il s’agit à présent de ratifier le Protocole et de le faire entrer en vigueur. L’entrée en vigueur requiert 10 ratifications ; il semble raisonnable d’escompter que ce nombre sera atteint en l’espace de trois ans. Certes, la Cour a eu raison de faire observer que le Protocole nº 12 alourdirait sa charge de travail à l’avenir. Toutefois, la surcharge de travail actuelle et future de la Cour liée à un nombre de requêtes individuelles qui ne cesse de s’accroître est un problème grave en soi qui n’est pas lié à la question des garanties de fond offertes par la Convention. Soulignons que, fort heureusement, la Conférence ministérielle susvisée a politiquement reconnu que la question du nombre de dossiers que la Cour doit traiter constitue un problème grave et pressant. On a depuis commencé à réfléchir aux mesures à court et à moyen termes qui pourraient permettre de régler ce problème, et on n’exclut pas d’apporter à l’avenir des modifications de caractère législatif au dispositif de contrôle institué par la CEDH[11].

 

 

 

Octobre 2001

 

* * *

 

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© 2001 Jeroen Schokkenbroek. Tous droits réservés.

SCHOKKENBROEK J. - "Renforcement de la protection européenne contre la discrimination : le nouveau Protocole n° 12 à la Convention européenne des droits de l'homme". – Actualité et Droit International, octobre 2001 (www.ridi.org/adi).

 

 


NOTES

 

* Chef de la Division du développement du droit et de la politique des droits de l'homme de la Direction générale des droits de l'homme, Conseil de l'Europe. Toutes les vues exprimées dans la présente contribution sont entièrement personnelles et ne reflètent pas nécessairement la position du Conseil de l'Europe. Le présent document est une version révisée et mise à jour d’un document présenté dans le cadre du Séminaire sur la discrimination raciale, organisé par "Justice et al." le 10 septembre 1998 à Londres.

[1] Elle comprend actuellement 43 États membres, l’adhésion des États d’Europe centrale et orientale ayant rapidement grossi ses rangs depuis 1989.

 [2] Voir les Protocoles nos. 1, 4, 6 et 7 à la CEDH.

[3] Pour une analyse plus détaillée de ces initiatives, voir Jan Lathouwers, Le Conseil de l'Europe : La préparation d’un protocole additionnel à la CEDH se rapportant à la non-discrimination, document préparé en vue de la Conférence internationale sur le droit de la non-discrimination tenue à Utrecht en juin 1998. La présente contribution s’inspire largement de ce document et du rapport explicatif sur le Protocole nº 12 à la CEDH. Le texte du Protocole et du rapport explicatif sont consultables sur le site Web du Conseil de l'Europe consacré aux droits de l'homme (www.humanrights.coe.int).

[4] L’ECRI procède par ailleurs à des examens pays par pays, formule des recommandations pour des pays donnés ou de politique générale, etc. Pour plus de renseignements sur l’ECRI, consulter son site Web (www.ecri.coe.int).

[5] L’article 14 de la CEDH est ainsi libellé : "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation."

[6] Voir Document 8490 du 2 septembre 1999.

[7] L’avis de la Cour, adopté le 6 décembre 1999, a été publié en tant que document 8608 de l’Assemblée parlementaire, en date du 5 janvier 2000.

[8] Voir le Rapport de la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme du 14 janvier 2000, doc. 8614 (rapporteur : E. Jurgens).

[9] 25 Etats ont signé le Protocole à Rome, puis la Slovénie le 7 mars 2001 et la Turquie le 18 avril 2001.

[10] Il convient d’ajouter qu’il a également été décidé de ne pas rendre l’article 16 de la CEDH applicable à ce Protocole. L’article 16 autorise les États parties à imposer des restrictions à l’activité politique des étrangers, nonobstant les articles 10, 11 et 14 de la CEDH. Voir le paragraphe 32 du Rapport explicatif.

[11] Voir, en particulier, la Résolution nº 1 adoptée lors de la Conférence ministérielle. Les textes de la Conférence peuvent être consultés sur le site Web du Conseil de l'Europe consacré aux droits de l'homme (www.humanrights.coe.int).

 

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