ridi.org Actualité et Droit International
ADI
POINT DE VUE
 

Accueil

 

Pendant la réorganisation du site, les autres menus sont disponibles sur la page d'accueil.

 

Merci de votre compréhension

 

Plan du site

Téléchargez Adobe Acrobat Reader

RÉGULATION JURIDIQUE ET MONDIALISATION NÉOLIBÉRALE
DROIT « MOU », DROIT « FLOU » ET NON-DROIT

par
Robert Charvin
Professeur à l'Université de Nice – Sophia Antipolis
Membre du Conseil Exécutif de Nord-Sud XXI
 

 

Résumé : Le droit international est malade. Il ne s’est jamais bien porté faute d’institutions assurant la sanction de ses normes. Mais les pathologies se sont aggravées ces dernières années, malgré de fausses apparences. La régulation juridique sous une forme ou une autre, comme le non-droit, se réduit à n’être plus qu’un outil, parmi d’autres, du marché. Une autre Mondialisation, visant à une répartition équitable des revenus mondiaux, aurait seule un authentique besoin d’une régulation juridique capable de définir un Bien Commun universel et de mettre en œuvre les modalités de sa poursuite.

 

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.


 

Le droit international est malade. Il ne s’est jamais bien porté faute d’institutions assurant la sanction de ses normes. Mais les pathologies se sont aggravées ces dernières années, malgré de fausses apparences : la prolifération réglementaire (dans le cadre de la Communauté Européenne, par exemple) et l’envahissement juridique de certains espaces nouveaux (l’environnement, par exemple) ne doivent pas faire illusion.

 

L’ordre interne et l’ordre international (qui n’est pas radicalement différent) connaissent tous deux une profonde dégradation de leur régulation juridique. L’effacement de la loi à l’heure de « l’Etat de droit » (!) s’expliquerait, selon la doctrine dominante, par un fait « objectif » : « les limites des capacités cognitives de l’Etat ». Cette faiblesse conduirait à renvoyer vers la transaction et vers le contrat des questions naguères prises en charge par la loi « générale, impersonnelle et égale » pour tous les sujets de droit. L’Etat étant par nature un « Léviathan », son implosion partielle (par exemple, avec les Autorités administratives indépendantes et une décentralisation de plus en plus accentuée allant parfois jusqu’au fédéralisme (en Italie, par exemple) au bénéfice de réseaux tissant des liens horizontaux, renforçant l’autonomie des sujets de droit et leur capacité à élaborer eux-mêmes les normes qui leur sont applicables, seraient un progrès de la « liberté » et de la « modernité ».

 

Dans l’ordre international, le droit international connaît une évolution analogue.

 

Son noyau dur (comme la Charte des Nations Unies ou les multiples Conventions internationales universelles) non seulement est ouvertement violé mais ne sert même plus de référence aux Grandes Puissances, sans qu’il y ait réaction vive des petits Etats (qui ont peur de se le voir appliquer de manière discriminatoire) ou de l’opinion publique internationale (qui l’ignore).

 

Comme dans l’ordre interne, la « bonne gouvernance » des Etats passerait par la libre adaptation de standards internationaux, par exemple, ceux proposés par l’OCDE en matière d’investissements internationaux ou plus généralement par l’OMC afin que les Etats « s’interdisent d’interdire » et édifiant un marché mondial unique géré « globalement » en réseaux. Cette évolution réduisant la part du droit inter-étatique « classique » et de la souveraineté de l’Etat, disposition fondamentale au cœur de la Charte, incomberait aux mutations des échanges économiques transnationaux dont les opérateurs essentiels sont les firmes transnationales (industrielles, commerciales ou financières) qui ont besoin de transaction et de contractualisation de leurs rapports. Quant à la société inter-étatique, elle a elle-même perdu son caractère bi-polaire (le conflit Est-Ouest) valorisant un « droit classique de la coexistence », pour devenir unipolaire.

 

Cette uni-polarité (établie par le leadership ou l’hégémonie d’une seule hyper-puissance) tend à réduire la part du droit international à certains types de relations inter-étatiques (par exemple, les conflits entre petits Etats), à lui retirer toute rigueur pour en faire du droit « mou » (soft law) ou du « droit flou » (fuzzy law) lorsque ce n’est pas pour l’évacuer totalement.

 

Ce processus est le plus souvent présenté comme irréversible et comme un trait de la modernité et de la post-modernité.

 

 

I. - Notes préalables sur le droit interne

 

 

La sécurité juridique assurée par le respect de certains principes généraux s’est effacée. La primauté de la Loi votée par le Parlement n’est qu’un souvenir. Les sources juridiques se sont diversifiées ainsi que les actes en émanant ; la « hiérarchie des normes » a été remise en cause ; les exonérations et les dispositions « exorbitantes du droit commun » se sont multipliées ; le juge a été contourné par des arbitres ad hoc et des médiations publiques diverses…

 

Les « lois d’orientation » (qui visent notamment à régir le champ social : les 35 heures, les mesures anti-exclusion, etc.) sont particulièrement significatives : les principes généraux et les objectifs poursuivis sont fixés dans la loi, mais leur mise en œuvre dépend des accords conclu entre « partenaires sociaux », associations, collectivités locales, etc.

 

Ce type de régulation semble constituer le comble de la démocratie, conjuguant les orientations choisies par la majorité parlementaire et l’association des acteurs publics et privés de la société civile.

 

En réalité, ces « lois » tentent de concilier des intérêts inconciliables et notamment la volonté de la représentation nationale et celle des opérateurs dominants les rapports sociaux : c’est ainsi qu’une loi à visée sociale (les 35 heures par exemple) peut aboutir dans la pratique à son contraire (la flexibilité des horaires de travail).

 

Les directives européennes se transforment en règles de droit national (dans les secteurs les plus stratégiques) selon les modalités et dans des délais choisis par les gouvernants : le droit européen pénètre ainsi le droit de chaque Etat membre de l’Union Européenne selon un processus homéopathique. Les directives les plus « difficiles » à faire passer (comme par exemple, les directives assurances assimilant Mutualité et compagnies d’assurances privées) ont mis plusieurs années à être intégrées dans le droit français, à l’issue de diverses tractations et compromis incertains menaçant l’avenir de ce qui était presque une « exception française », la Mutualité. Cette technique de législation est très précisément celle que recommandait le « Rapport pour la France de l’An 2000 », publié sous la responsabilité d’A. Minc  (avec la collaboration de personnalité comme Alain Touraine) indiquant qu’il ne fallait en aucun cas heurter de front l’opinion publique tout en imposant la « modernité » balladurienne.

 

Près d’un demi-siècle après le Traité de Rome, l’Union Européenne, longtemps indifférente à la construction d’une « Europe Sociale » a adopté, à Nice, en 2000, la Charte des Droits Fondamentaux. Au delà du caractère régressif au regard du droit social français de son contenu, il apparaît, selon la conception traditionnelle anglo-saxonne, que les droits des travailleurs seront interprétés au cas par cas par le juge, ce qui est source d’une insécurité sociale renforcée.

 

Ces profondes mutations du droit français, tout particulièrement du droit social, exprimant un déclin de son caractère relativement protecteur[1], passent donc par sa contractualisation et par la montée du rôle du juge et de la jurisprudence en contrepartie du déclin du Parlement et de la loi. Le droit interne devient à la fois « mou » et « flou ».

 

L’opacité, cependant, règne : une prolifération de règles techniques concernant, par exemple, les produits de consommation, fait croire à la juridicisation renforcée. La réglementation n’a que peu de choses à voir avec le droit.

 

 

II. - D’un droit-privilège à un droit universel

 

 

Le droit international des origines jusqu’au début du XXème siècle n’a été que celui de l’Homme Blanc. Depuis la Renaissance, les normes relativement rigoureuses du droit international ont été celles inventées par l’Europe pour les Européens. Les coutumes, forgées par les commerçants occidentaux qui ont édifié une modeste « Lex Mercatoria », pour partie codifiée à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, assuraient le profit des seules puissances européennes (puis des Etats-Unis). Ces normes sont beaucoup moins nombreuses, plus souples, que celles du « droit politique » : elles n’en demeurent pas moins précises.

 

Quant au monde non blanc, il est une vaste zone de non-droit : la « communauté internationale » se résume à quelques Etats dont les intérêts particuliers sont qualifiés de Bien Commun pour tous. Le Professeur Le Fur (titulaire de la Chaire de droit international à la Faculté de Droit de Paris) dans les années 30, écrit dans son manuel : « Le but du droit international est le bien commun de l’humanité toute entière, du moins de toute l’humanité civilisée ». Pour les peuples « sauvages » ou « barbares », certaines normes (rares) seulement sont applicables et l’essentiel à leur égard relève de la charité et de la morale. Le droit international n’est notamment pas applicable aux colonisés : c’est ainsi, par exemple, que l’acquisition des terres en Algérie n’est pas le fruit d’une expropriation, les autochtones n’ayant aucun titre de propriété type code Napoléon et la terre étant considérée comme une « Terre sans propriétaire » !

 

Les mutations de l’ordre mondial (Seconde Guerre mondiale, accession de l’URSS au rang de grandes puissance, Mouvement de Libération nationale et émergence d’une majorité d’Etats Nouveaux) font évoluer le droit international qui tend à devenir universel, fondé sur le principe fondamental de « l’égale souveraineté » de tous les Etats et de celui de la « libre détermination des peuples ».

 

Le droit international échappe partiellement à leurs initiateurs pour devenir l’instrument de tous, y compris celui des Etats différents (l’URSS) et démunis (Etats du Sud). Ce droit universel entend réguler l’ensemble des relations internationales et évacue toutes les zones de non droit.

 

Toutefois, les profondes différences de développement économique conduisent à de nouvelles contradictions. Le droit international « classique », qui avait jusque là, dans la logique libérale, laissé pour une bonne part l’économique à la « main invisible », ne supporte pas l’égalité lorsqu’elle s’applique aux échanges économiques.

 

La doctrine occidentale, à la mi-siècle, dénonce le « déclin » du droit international : elle ne supporte pas le retournement des normes classiques par les nouveaux Etats contre les vieilles puissances. Le Sud tente d’imposer une finalité développementaliste en complément du seul « maintien de la paix » occidental et à la régulation de la guerre que poursuivait jusque là le droit international (voir, par exemple, la Charte des Droits et Devoirs Economiques des Etats de 1974).

 

Le Nord (le plus puissant) et le Sud (majoritaire) concluent un compromis : apparaît un droit international « dualiste », un corps de normes (le « droit du développement ») concernant essentiellement les Etats du Sud, tandis que le corps des normes classiques concerne essentiellement le Nord. Au lieu de refonder un nouveau droit international général (englobant le politique et l’économique), le Sud se fourvoie dans la promotion d’une sorte de « droit international des pauvres » essentiellement souple et flou, qui n’atteindra jamais le stade de l’effectivité.

 

C’est ainsi, par exemple, que coexistent un droit ultra protecteur de l’investissement international (c’est-à-dire occidental) qui ne se préoccupe pas de développement et le droit au développement, droit de l’homme fondamental, sans consistance réelle.

 

La parenthèse des années soixante-dix s’achève tandis que s’accroissent les besoins nés de l’accélération de la mondialisation néo-libérale.

 

 

La régulation de la mondialisation

 

 

Un certain nombre de phénomènes économiques bouleversent l’ordre mondial : la concentration et le développement de pouvoirs privés transnationaux devenant les acteurs principaux des relations internationales, au détriment des Etats ; la financiarisation de l’économie « virtuelle » plus rentable que l’économie « réelle » productive, accompagnée de l’opacité des flux financiers (1/3 sont internes aux firmes et à leurs filiales et succursales, par exemple) ; la constitution de marchés intégrés régionaux (l’ALENA, par exemple) créant les conditions d’un marché mondial unique (avec la dilution des espaces nationaux).

 

Bien que le « dépérissement de l’Etat » ne soit pas sa disparition mais son redéploiement (avec un renforcement de l’Etat-Ambulance et de l’Etat-Pénal, résultat du développement de la précarité et de l’instabilité sociales), les opérateurs économiques principaux (les firmes transnationales) tendent à réorganiser la régulation du système mondial conformément à leur seule logique.

 

Si le droit « dur » classique peut encore, à la rigueur, jouer pour réguler les relations entre petits Etats, le droit de la paix (Chapitre VI et VII de la Charte) n’a plus pour finalité le « maintien de la paix » internationale, mais la punition des Etats faisant des « écarts de conduite » vis-à-vis de l’ordre libéral. Le Conseil de sécurité devient l’interprète arbitraire et sans contrôle, au seul service des Grandes Puissances, des dispositions de la Charte allant jusqu’à transformer le « principe de non ingérence » sans réserve en son contraire : le « droit d’ingérence », pourvu que les grandes puissances décident que certains critères discrétionnairement appréciés soient réunis. Ce sont les droits de l’homme (aux contours indéterminés) qui jouent le rôle d’instrument de déverrouillage du droit dur afin de le rendre mou : le « droit flou » des droits de l’homme est ainsi mis au service de l’édification du droit « mou » permettant toutes les entorses au droit international classique. Il fonde le nouveau droit pénal international (avec les Tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, et la Cour Pénale Internationale) à laquelle les grandes puissances, en premier lieu les Etats-Unis,  échappent en droit ou en fait.

 

Le droit politique ainsi neutralisé, les normes du droit international économique peuvent se développer plus facilement conformément à la logique de la mondialisation, c’est-à-dire selon les vœux des firmes transnationales, assistés des moyens d’Etat des Grandes Puissances.

 

La plus grande incohérence juridique apparente va permettre d’assurer la plus parfaite logique économique. Il est encore difficile d’imposer des Conventions multilatérales trop exclusivement favorables aux firmes privées (en matière d’investissement international, par exemple, comme l’a montré l’échec du projet d’A.M.I.). Faute d’une contrainte multilatérale directe, le mécanisme va être celui de l’ « unilatéralisme hégémonique » : l’OCDE, ou la Chambre de Commerce internationale, par exemple, « recommandent » l’adoption par la législation nationale de normes standards. C’est par la concordance de ces normes des différents pays qu’un marché sera ouvert favorablement aux investisseurs étrangers (cela s’était déjà produit dans les années trente avec l’introduction généralisée dans le droit interne des Etats de la lettre de change et des crédits documentaires). Par exemple, il sera aussi vivement « recommandé » aux Etats de renoncer à la compétence de leurs juridictions nationales en cas de contentieux pour s’en remettre à l’arbitrage international confié aux experts occidentaux. A défaut d’alignement, les Etats seront privés de tout apport financier international.

 

Les institutions comme le FMI ou la Banque Mondiale vont « proposer » des « Plans d’Ajustement Structurel » standards, rendant nécessaire un bouleversement de la législation interne des Etats (notamment les privatisations, les réformes du droit bancaire, du droit foncier, du droit fiscal, du droit douanier, etc.) : à défaut d’acceptation de ces PAS, les Etats se voient interdits d’accès aux marchés financiers internationaux.

 

Les Etats-Unis, seule hyper puissance de la société civile, tentent d’universaliser certaines de leurs normes internes (affaires, par exemple, des lois Helms-Burton et d’Amato-Kennedy). D’ores et déjà, cependant, un droit « dur » est au service des pouvoirs privés : l’OMC a mis en place un « Organisme de Règlement des Différents » (ORD), véritable juridiction compétente pour sanctionner les Etats perturbant le libre échange. L’OMPI et le droit de la propriété intellectuelle (brevets, licences) imposent avec rigueur une protection sans faille, aux seuls bénéfices des grandes firmes innovatrices.

 

La « main invisible » se fait ainsi – par des voies diversifiées – déjà particulièrement lourde dans le domaine juridique dans l’attente de l’adoption et de la mise en œuvre d’un nouveau droit « dur » général, celui envisagé notamment par l’A.M.I., dont l’échec ne peut rester sans lendemain.

 

Les pouvoirs privés transnationaux entendent aussi imposer, dans certains espaces, des zones de non-droit : à la régulation juridique tend en effet à se substituer une régulation à « l’éthique » (de même que les « impératifs moraux » sont de plus en plus invoqués en lieu et place du droit politique), forme d’auto-régulation dont le coût pour les firmes n’est guère élevé [2].

 

C’est le retour au XIXème siècle : la « morale » prend le relais du droit, alors que le XXème siècle avait tenté de « laïciser » les relations internationales.

 

Il s’agit donc pour les pouvoirs privés transnationaux de protéger leur supériorité technologique, de sanctionner et d’éliminer toute entrave au libre échange, de garantir la sécurité et la rentabilité de l’investissement international, etc. , et plus généralement de se libérer de toutes les contraintes légales (les Conventions du B.I.T, par exemple) au bénéfice de la « liberté contractuelle, avec par exemple, les contrats firmes-Etats.

 

La régulation juridique sous une forme ou une autre, comme le non-droit, se réduit à n’être plus qu’un outil, parmi d’autres, du marché, alors que la doctrine dominante ose paradoxalement qualifier notre temps d’ « ère de l’Etat de droit » ou de période exprimant un grand « besoin de droit » (Marysol Touraine, par exemple).

 

 

Une autre Mondialisation, fondée sur une articulation équilibrée de l’égale souveraineté des Etats et des concepts (déjà ponctuellement mise en œuvre) comme celui de « patrimoine commun de l’humanité », visant à une répartition équitable des revenus mondiaux, aurait seule un authentique besoin d’une régulation juridique capable de définir un Bien Commun universel et de mettre en œuvre les modalités de sa poursuite.

 

 

* * *

 

 

Télécharger l'article en format PDF.

© 2002 Robert Charvin. Tous droits réservés.

CHARVIN R. - "Régulation juridique et mondialisation néolibérale. Droit « mou », droit « flou » et non-droit". - Actualité et Droit International, janvier 2002 (http://www.ridi.org/adi).

 

 


NOTES
 

[1] Il ne s’agit pas de surestimer les « beautés » du droit d’hier pour mieux diaboliser celui d’aujourd’hui. Néanmoins, diverses conquêtes sociales sont progressivement remises en cause (le contrat du travail à durée indéterminée, par exemple, qui devient l’exception), transformant la démocratie en un simple faisceau de procédures (par exemple, en matière de licenciement).

[2] Il est rappelé que les « Codes de bonne conduite » élaborés par les Nations Unies à destination des firmes transnationales ont été refusés par elles, celles-ci souhaitant élaborer elles-mêmes leur contenu.

ADI Haut de la page
Site conçu par
toile.org
© 2002 Patrice Despretz