Langue, discrimination et diversité culturelle
L’exemple des Nations Unies
par
Paul Tavernier
Professeur de droit
international à l’Université de Paris-Sud (Paris XI)
Directeur du
CREDHO
Résumé :
Dans un premier temps, la France et les Etats francophones ont adopté une
position essentiellement défensive, complétée par un souci de promotion de la
langue française au sein de l’Organisation des Nations Unies, mais aussi de
préservation de la qualité de la langue. Mais cette stratégie s’est révélée
insuffisante et on est passé, dans un deuxième temps, à la défense et à la
promotion de la diversité linguistique, grâce à un équilibre des langues au sein
de l’Organisation, afin d’éviter les inconvénients de l’hégémonie d’une seule
langue. Il s’agit de favoriser ainsi la diversité des cultures et leur
épanouissement.
Abstract :
Originally,
France and French speaking States adopted an essentially defensive posture
complemented by a concern to promote the French language within the United
Nations Organisation and the U.N. System, but also to preserve its quality.
However, this policy turned out to be inadequate and was replaced by a tendency
to enhance the protection and promotion of linguistic diversity through a real
balance between official languages within the U.N., so as to avoid the
disadvantages of the hegemony of a single language. This is also a means of
promoting the diversity of cultures and civilisations. Impression
et citations : Seule la version
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Dès son
Préambule (alinéa 2), la
Charte des Nations Unies, adoptée en 1945,
proclame la foi des peuples du monde « dans les droits fondamentaux de l’Homme,
dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits
des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites ». Parmi les
quatre buts essentiels assignés à l’Organisation, figure en bonne place, après
le maintien de la paix et le développement entre les nations de relations
amicales, le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales pour
tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion » (art. 1 al.
3). Le principe d’égalité et de non-discrimination (y compris du fait de la
langue) est repris dans l’article 26 du
Pacte international relatif aux droits
civils et politiques, adopté en 1966, entré en vigueur en 1976 et auquel la
France a adhéré en 1980 (décret de publication du 29 janvier 1981, J.O.R.F.,
1er février 1981, p. 398). L’article 27 va plus loin en ce qui
concerne les personnes appartenant à des minorités (ethniques, religieuses ou
linguistiques) en leur reconnaissant le droit d’employer leur propre langue. La
France a pris le soin, lors de son adhésion au Pacte, de préciser que « compte
tenu de l’article 2 de la
Constitution de la République française… l’article 27
n’a pas lieu de s’appliquer en ce qui concerne la République ».
Par ailleurs, la Charte des Nations Unies reconnaît au français le statut de
langue officielle (article 111).
On peut donc dire que la position du français repose sur des bases juridiques
solides aux Nations Unies (ONU proprement dite et organisations de la
« famille » des Nations Unies).
Dans un premier temps, la France et les Etats francophones ont adopté une
position essentiellement défensive, complétée par un souci de promotion de la
langue française au sein de l’Organisation, mais aussi de préservation de la
qualité de la langue.
En effet, celle-ci est loin d’être satisfaisante, mais il est vrai que l’anglais
« onusien » n’est pas non plus très élégant et doit probablement être assez
éloigné de l’anglais d’Oxford ! Mais cette stratégie s’est révélée insuffisante
et on est passé, dans un deuxième temps, à la défense et à la promotion de la
diversité linguistique, grâce à un équilibre des langues au sein de
l’Organisation, afin d’éviter les inconvénients de l’hégémonie d’une seule
langue. Il s’agit de favoriser ainsi la diversité des cultures et leur
épanouissement.
I. - La défense et la promotion de la langue française
Le français s’est vu reconnaître dès le début le statut de langue officielle aux
Nations Unies, au même titre que quatre autres langues (anglais, espagnol, russe
et chinois). L’article 111 de la Charte reflétait l’état de la société
internationale en 1945 puisque, auparavant, à l’époque de la Société des
Nations, l’anglais et le français étaient seules langues officielles. C’est
encore le cas pour la Cour internationale de Justice (article 39 du
Statut de la C.I.J.) qui a repris les dispositions du Statut de la Cour permanente de Justice
internationale. Ce bilinguisme (qui est également pratiqué au Conseil de
l’Europe)
succédait à la prépondérance du français utilisé comme langue diplomatique
depuis le XVIIe siècle jusqu’au XIXe siècle et qui avait elle-même supplanté
l’usage du latin comme langue universelle au Moyen Age et jusqu’à la Renaissance.
Aux Nations Unies le mouvement de diversification des langues officielles s’est
poursuivi avec l’admission de l’arabe à ce statut, d’abord à l’Assemblée
générale en 1973, puis au Conseil de sécurité en 1982.
A l’UNESCO, alors que l’Acte constitutif est rédigé en anglais et en français,
les deux textes faisant également foi, les langues officielles de la Conférence
générale sont au nombre de neuf : anglais, arabe, chinois, espagnol, français,
hindi, italien, portugais et russe.
Dans les Organisations internationales, les langues de travail sont souvent
moins nombreuses que les langues officielles, bien que la tendance soit à un
rapprochement du statut des deux catégories. Cependant, le français dispose
encore d’un statut privilégié au Secrétariat des Nations Unies où l’anglais et
le français sont les deux seules langues de travail depuis la résolution 2(I)
adoptée le 1er février 1946 par l’Assemblée générale et toujours en
vigueur. Toutefois, cette forte position juridique du français est fréquemment,
et depuis longtemps, menacée par la prépondérance de fait de l’anglais. La
plupart des fonctionnaires des Nations Unies, y compris les fonctionnaires
francophones, travaillent en anglais. La majorité des documents sont élaborés
d’abord en anglais et ensuite traduits en français, souvent avec beaucoup de
retard, et parfois même il n’y a aucune traduction ultérieure.
La France et les délégations francophones se sont concertées depuis de
nombreuses années pour défendre le statut de la langue française en demandant
périodiquement à l’Assemblée générale de rappeler les règles applicables et
d’adopter des résolutions pour les compléter éventuellement, notamment en ce qui
concerne la distribution simultanée des textes dans les langues officielles et
de travail. Elles dénoncent la violation de ces résolutions et s’efforcent
d’encourager la promotion de la langue française aux Nations Unies, par une
politique de présence dans les organes de l’Organisation, mais aussi par une
politique d’aide à l’enseignement du français au Secrétariat afin de rétablir un
certain équilibre linguistique. Des mesures visant à favoriser la promotion des
fonctionnaires internationaux en tenant compte de leurs connaissances
linguistiques vont également dans le même sens.
II. - La défense et la promotion de la diversité linguistique
Alors que pendant longtemps la France et les Etats francophones concentraient
leurs efforts sur la défense de la seule langue française, menacée notamment par
une domination hégémonique de l’anglais, ils ont depuis quelques années déplacé
le terrain de leur action et modifié quelque peu leur perspective. Ils
s’associent à des Etats non francophones, notamment hispanophones et lusophones
et mettent désormais l’accent sur la nécessité d’une diversité linguistique sans
laquelle il ne peut y avoir de réelle diversité culturelle. Il s’agit donc
d’éviter que la mondialisation qui est déjà largement engagée ne conduise à une
culture uniformisée, voire à la pensée unique.
Dans cette optique, la non-discrimination et les droits de l’Homme prennent
toute leur signification.
En 1995, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ONU, l’Assemblée
générale des Nations Unies a adopté une résolution importante sur le
multilinguisme.
Après avoir rappelé ses résolutions antérieures de 1946, 1966, 1967, 1968, 1973
et 1988, elle souligne, dans le préambule, le lien entre universalité et
multilinguisme : « l’universalité des Nations Unies et son corollaire le
multilinguisme impliquent pour chaque Etat membre de l’Organisation, quelle que
soit la langue officielle dans laquelle il s’exprime, le droit et le devoir de
se faire comprendre et de comprendre les autres ». Tout en reprenant toutes les
résolutions antérieures, relatives au statut des langues et à leur parité, le
texte adopté en 1995 situe le problème des langues dans un contexte plus large
et renouvelé. L’Assemblée souhaite que « le personnel recruté par l’Organisation
maîtrise et utilise au moins une des six langues officielles en plus d’une
langue de travail du Secrétariat » : on est loin d’une telle situation…
Par ailleurs, l’Assemblée déplore que le principe d’égalité des langues
officielles soit de plus en plus fréquemment remis en cause pour des raisons
financières, l’interprétation n’étant pas assurée lors de certaines réunions
informelles « à coût réduit ». Elle se préoccupe non seulement de l’équilibre
linguistique au sein de l’Organisation, mais aussi du respect de l’égalité des
langues de travail du Secrétariat et de la parité de leur utilisation en son
sein. Elle attache de l’importance à la formation de spécialistes pour garantir
des traductions de bonne qualité et souligne les besoins en bibliothèques,
centres de documentation, ouvrages et banques de données dans les différentes
langues officielles. C’est un domaine où il reste aussi beaucoup à faire…
L’Assemblée générale s’est également préoccupée de l’égal accès aux moyens
modernes d’information et elle a prié en 1996 le Secrétaire général de veiller à
ce que les nouveaux textes et documents d’information publics de l’ONU soient
disponibles chaque jour sur le site Internet de l’Organisation dans les six
langues officielles. Elle lui demande aussi de faire des propositions en vue de
faciliter l’accès des pays en développement au système à disques optiques dans
les six langues officielles en tenant compte de la diminution des dépenses de
reproduction et de distribution des documents du fait du développement de
l’Internet.
Plus récemment encore, en 1999, l’Assemblée a demandé au Secrétaire général de
désigner parmi les fonctionnaires de haut niveau un coordonnateur des questions
ayant trait au multilinguisme dans l’ensemble du Secrétariat.
Souhaitons qu’une telle initiative donne un réel dynamisme à cette politique de
développement du multilinguisme .
Outre la préoccupation concernant l’essor des moyens modernes d’information qui
ne doit pas se faire au détriment de la diversité linguistique et culturelle,
mais au contraire favoriser son épanouissement, l’Assemblée a également attiré
l’attention sur l’évolution de certaines techniques, notamment en matière
d’interprétation. L’introduction dans les Organisations internationales de la
télé-interprétation ne doit pas nuire à la qualité des prestations et entraîner
une réduction des services de traduction et surtout ne doit pas remettre en
cause l’égalité de traitement des six langues officielles.
Conclusion
Certes on peut estimer que ces efforts viennent un peu tard, mais il est heureux
que la communauté internationale ait compris l’importance du plurilinguisme,
garant d’une véritable diversité culturelle. Dans cette perspective, la défense
et la promotion du français n’apparaît plus comme la défense de positions
acquises et privilégiées, mais comme une contribution à cette diversité
culturelle, étant entendu que le français est lui-même parlé et écrit de façon
très diverse et reflète ainsi une grande diversité culturelle. Les autorités
françaises en ont pris conscience et des manifestations, soutenues par le
Ministère de l’Economie , des Finances et de l’Industrie, comme la Journée du
français des affaires et les « Mots d’Or », s’inscrivent parfaitement dans une
telle perspective. Quant à l’Organisation internationale de la Francophonie, son
action doit évidemment être appuyée avec détermination. On pourrait sans doute
développer davantage la coopération entre les pays francophones, ou comme on dit
« ayant en partage l’usage du français », et les pays hispanophones et les pays
lusophones pour assurer une réelle diversité culturelle. Dans cette perspective
l’Union latine pourrait constituer un cadre utile.
Même si la mondialisation
tend à une certaine uniformisation des cultures et des langues, sans doute
inévitable, on constate par ailleurs, ce qui est tout à fait réconfortant, la
vigueur et la puissance des résistances à l’uniformité. Des initiatives, comme
l’Année européenne des langues 2001 qui s’est terminée, doivent être saluées
avec intérêt.
L’avenir est au multilinguisme et les jeunes générations commencent à nous le
prouver. Le droit de parler sa langue maternelle et d’apprendre les langues de
son choix doit permettre le dialogue et la tolérance. Il est préférable, voire
impérieux, d’éviter le « choc des civilisations » annoncé par certains
et qui risque de conduire à leur ruine, en s’engageant au contraire résolument
dans la voie plus féconde et plus prometteuse du « dialogue des civilisations »,
ardemment recommandée par les Nations Unies.
Après l’attentat meurtrier du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center de
New York, il est encore plus souhaitable qu’une telle politique réussisse, pour
le plus grand bien des droits de l’Homme et de l’Humanité tout entière.
* * *
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© 2002 Paul Tavernier. Tous droits réservés.
TAVERNIER P. - "Langue,
discrimination et diversité culturelle. L'exemple des Nations Unies". -
Actualité et Droit International, février 2002 (http://www.ridi.org/adi).
NOTES
Le présent article est issu d’une communication présentée lors de la
Quatorzième Journée du français des affaires. Francophonie et droits de l’Homme.
Les mots d’Or 2001, organisée par l’association Actions pour promouvoir le
français des affaires (APFA) à Paris le 22 novembre 2001. Il en constitue une
version complétée et révisée.
Paul TAVERNIER, « La place du français dans l’Organisation », pp. 115-131, in
: CEDIN, La France aux Nations Unies, Paris : Montchrestien, 1985, 182
p. et « Le statut juridique de la langue française dans les organisations de
la famille des Nations Unies », pp. 12-21, in : Le français dans les
Organisations internationales , Paris : Ministère des Affaires étrangères,
1987.
Le bilinguisme anglais-français au Conseil de l’Europe rencontre certaines
difficultés : voir à ce sujet la question écrite n° 385 de MM. Neuwirth,
Legendre et plusieurs de leurs collègues de l’Assemblée Parlementaire,
« Publication en langue française de documents du Conseil de l’Europe »
(Doc.8724, 15 avril 2000) et la réponse du Comité des Ministres du 21
septembre 2000 (CM(2000)63). Quant à la Cour européenne des droits de l’Homme,
elle a abandonné le bilinguisme parfait qu’elle pratiquait jusqu’en 1998.
Depuis la réforme réalisée par le protocole XI, certains arrêts sont rendus en
anglais seulement ou en français seulement.
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