L’AFFAIRE
DE L’USINE MOX (IRLANDE C. ROYAUME-UNI)
DEVANT LE TRIBUNAL INTERNATIONAL DU DROIT DE LA MER :
QUELLES MESURES CONSERVATOIRES POUR LA PROTECTION DE L’ENVIRONNEMENT ?
par
Christophe Nouzha
Doctorant à l’Université Robert Schuman de
Strasbourg
Résumé :
Dans l’affaire de l’Usine Mox (Irlande c. Royaume-Uni), l’Irlande
demandait au Tribunal international du droit de la mer la prescription de
mesures conservatoires en se fondant sur l’article 290-5 de la Convention sur le
droit de la mer de 1982 en attendant la constitution d’un tribunal arbitral.
Cette affaire a été l’occasion pour le Tribunal de se pencher sur d’importantes
questions concernant, d’une part, les conditions de la prescription des mesures
conservatoires et, d’autre part, certains principes fondamentaux pour la
protection de l’environnement.
Abstract :
In the Mox Plant Case (Ireland v. United Kingdom) the International
Tribunal for the Law of the Sea was requested by Ireland to deliver an order
prescribing provisional measures under article 290-5 of the 1982 Law of the Sea
Convention pending the constitution of an arbitral tribunal. This case gave the
ITLOS an opportunity to examine important questions relating to the conditions
governing the prescription of provisional measures and to some fundamental
principles for the protection of the environment.
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et citations : Seule la version
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Le complexe de Sellafield
est, de longue date, une source de tensions entre l’Irlande et le Royaume-Uni.
Situées au nord-ouest de l’Angleterre, sur les rivages de la mer d’Irlande et à
135 kilomètres des côtes irlandaises, ces installations destinées au
retraitement des combustibles nucléaires usés ont été complétées dans les années
1990 par la construction d’une usine de production de combustible pour réacteurs
nucléaires associant de l’oxyde de plutonium et de l’oxyde d’uranium, mélange
appelé MOX. L’annonce, le 3 octobre 2001, de la mise en service imminente de
l’usine MOX, fixée au 20 décembre 2001, a été immédiatement accueillie par des
protestations de l’Irlande contre ce qu’elle considère comme une violation des
obligations qui s’imposent au Royaume-Uni en vertu de la Convention sur le droit
de la mer de 1982 (ci-après "la Convention").
L’Irlande estime que le fonctionnement de l’usine conduirait à une augmentation
de la pollution radiologique de l’environnement marin aux conséquences
dramatiques. A cela s’ajouteraient les risques de pollution liés à
l’augmentation, induite par le développement des activités de l’usine, des
transports maritimes de matières nucléaires à destination ou au départ du
complexe de Sellafield. Quelques jours après la déclaration britannique, le
gouvernement irlandais rendait publique son intention de saisir une juridiction
internationale du différend l’opposant au Royaume-Uni, comme l’y autorise la
Convention. Celle-ci prévoit en effet qu’un différend portant sur
l’interprétation ou l’application de ses dispositions peut être, sous certaines
réserves, soumis unilatéralement à l’une des juridictions énumérées à l’article
287. Ce dernier permet aux Etats parties de choisir, par le biais d’une
déclaration préalable, entre quatre juridictions pour régler leurs différends :
le Tribunal international du droit de la mer (TIDM), la Cour internationale de
Justice, un tribunal arbitral constitué en vertu de l’annexe VII de la
Convention ou, dans des cas spécifiques, un tribunal arbitral spécial constitué
en vertu de l’annexe VIII de la Convention. Le Royaume-Uni a choisi la Cour
internationale de Justice par sa déclaration du 12 janvier 1998. L’Irlande,
quant à elle, n’a pas effectué de choix, ce qui est assimilé par la Convention
au choix d’un tribunal arbitral constitué en vertu de l’annexe VII. Les choix
des deux Etats ne coïncidant pas, l’article 287-5 prévoit que le différend sera
soumis à un tribunal arbitral constitué en vertu de l’annexe VII. Ce dernier
comptait, au mois de novembre 2001, un arbitre désigné par l’Irlande (le
Professeur J. Crawford) et un arbitre désigné par le Royaume-Uni (Sir A. Watts),
les trois autres membres du tribunal n’ayant pas encore été choisis. Conscients
des lenteurs de la mise en place d’une juridiction arbitrale, les négociateurs
de la Convention ont prévu que le Tribunal international du droit de la mer peut
être saisi, dans certaines circonstances, d’une demande de prescription de
mesures conservatoires en attendant la constitution du tribunal arbitral
(article 290-5). C’est sur ce fondement que, le 9 novembre 2001, l’Irlande a
saisi le Tribunal d’un différend qui, à l’instar de l’affaire du Thon à
nageoire bleue sur laquelle le Tribunal s’était prononcé en 1999,
présente des enjeux environnementaux importants. Après avoir entendu les parties
lors des audiences des 19 et 20 novembre, le Tribunal a rendu sa décision le 3
décembre 2001. L’affaire de l’Usine MOX a été l’occasion pour le Tribunal
de développer son approche des conditions requises pour la prescription des
mesures conservatoires dans le cadre de l’article 290-5. Dans son ordonnance
adoptée à l’unanimité, le Tribunal examine d’abord la compétence du tribunal
arbitral appelé à se prononcer sur le différend, avant de se pencher sur la
question de l’urgence qui conditionne la prescription des mesures
conservatoires.
I. -
Le Tribunal procède à un examen prima facie de la compétence du tribunal
arbitral saisi
La première question qui se
posait au Tribunal était de savoir s’il pouvait conclure prima facie à la
compétence du tribunal arbitral constitué en vertu de l’annexe VII. Il s’agit là
en effet de l’une des conditions posées par l’article 290-5 de la Convention sur
le droit de la mer, procédure bien particulière puisqu’elle oblige la
juridiction sollicitée pour la prescription des mesures conservatoires à se
prononcer sur la compétence d’une autre juridiction. Cette autre juridiction
pourra elle-même modifier, rapporter ou confirmer ces mesures avant de se
prononcer sur sa propre compétence et sur la recevabilité de la demande puis
d’examiner éventuellement le fond de l’affaire. Ainsi, aux termes de l’article
290-5, le Tribunal « peut prescrire […] des mesures conservatoires […] s’il
considère, prima facie, que le tribunal devant être constitué aurait
compétence […] ». Pour cela, il lui appartenait, dans le cas présent, de se
prononcer sur les objections fondées, d’une part, sur la compétence d’autres
juridictions et, d’autre part, sur le non-respect de l’obligation de procéder à
des échanges de vues.
A. - Le Tribunal précise
les conditions d’application de l’article 282 de la Convention
L’affaire de l’Usine MOX
soulève, une nouvelle fois, la question du recours à plusieurs juridictions pour
le règlement de l’ensemble ou d’une partie d’un différend.
L’Irlande avait en effet annoncé son intention de saisir trois juridictions
internationales.
Partie, tout comme le
Royaume-Uni, à la Convention pour la protection du milieu marin de l’Atlantique
du Nord-Est (dite Convention OSPAR), l’Irlande avait, dès le 15 juin 2001, mis
en œuvre dans ce cadre la procédure de règlement des différends prévoyant la
constitution d’un tribunal arbitral (ci-après tribunal OSPAR).
Le litige portait sur l’application de l’article 9 de la Convention OSPAR
concernant l’accès à l’information. L’Irlande estimait ainsi que le Royaume-Uni
n’avait pas respecté les obligations qui lui incombaient. En vertu de l’article
9, les autorités compétentes des Parties contractantes doivent, sous certaines
réserves, mettre à disposition de toute personne physique ou morale qui en
ferait la demande, les informations concernant l’état de la zone maritime
concernée et les activités ou mesures les affectant ou susceptibles de les
affecter. Le refus du Royaume-Uni d’accéder aux différentes demandes
d’information de l’Irlande au sujet du fonctionnement et de la sécurité de
l’usine MOX avait conduit le gouvernement irlandais à saisir un tribunal OSPAR
de l’affaire.
Par ailleurs, plusieurs griefs
invoqués par l’Irlande à l’encontre de l’usine MOX pouvaient entrer dans le
cadre du droit communautaire. L’Irlande reprochait notamment au Royaume-Uni de
ne pas avoir effectué une étude adéquate de l’impact du fonctionnement de
l’usine MOX sur l’environnement, en application de la directive du 27 juin 1985
concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur
l’environnement.
Ceci a conduit des responsables irlandais à annoncer publiquement leur intention
de saisir la Cour de justice des Communautés européennes de ce différend.
Enfin, se plaçant cette fois
dans le cadre de la Convention sur le droit de la mer, l’Irlande a introduit, le
25 octobre 2001, une procédure arbitrale devant un tribunal constitué en vertu
de l’annexe VII de la Convention. A l’appui de sa demande, l’Irlande a invoqué
plusieurs dispositions de la Convention que le Royaume-Uni n’aurait pas
respectées. Il en va ainsi des articles concernant la prévention, la réduction
et la maîtrise de la pollution, accidentelle ou intentionnelle, de la mer
(articles 192 à 194, 207 et 211 à 213), comme de ceux relatifs à l’obligation de
coopération entre les Etats pour la protection du milieu marin (articles 123 et
197) ou encore de ceux portant sur l’obligation de procéder à une évaluation
adéquate des effets potentiels d’une activité sur l’environnement marin (article
206).
A la suite de l’amorce de cette procédure arbitrale, et en attendant la
constitution du tribunal arbitral, l’Irlande a saisi le Tribunal international
du droit de la mer d’une demande en prescription de mesures conservatoires,
comme le lui permet l’article 290-5 de la Convention.
Après avoir vérifié que les deux
Etats étaient bien parties à la Convention sur le droit de la mer, que le délai
de deux semaines entre l’introduction de la procédure arbitrale et la saisine du
Tribunal pour la prescription des mesures conservatoires avait bien été respecté
et que l’Irlande avait fondé sa saisine du tribunal arbitral sur la Convention,
le Tribunal devait déterminer tout d’abord si l’article 290 était applicable.
L’article 286 dispose en effet qu’un différend ne peut être soumis à une cour ou
un tribunal prévus par la Convention qu’à la condition qu’il n’ait pas été réglé
par l’application des dispositions de la Partie XV - Section I (articles 279 à
285) de la Convention. Cette condition d’application de l’article 290-5 avait
déjà été invoquée devant le Tribunal dans les affaires du Thon à nageoire
bleue.
Mais à la différence de ces dernières affaires dans lesquelles l’attention ainsi
que les critiques de la solution adoptée par le tribunal arbitral constitué en
vertu de l’annexe VII s’étaient concentrées sur l’application de l’article 281,
l’affaire de l’Usine MOX soulève cette fois-ci le problème de
l’applicabilité de l’article 282. Ce dernier dispose en effet que « lorsque les
Etats Parties qui sont parties à un différend relatif à l’interprétation ou à
l’application de la Convention sont convenus, dans le cadre d’un accord général,
régional ou bilatéral ou de toute autre manière, qu’un tel différend sera
soumis, à la demande d’une des parties, à une procédure aboutissant à une
décision obligatoire, cette procédure s’applique au lieu de celles prévues dans
la présente partie, à moins que les parties en litige n’en conviennent
autrement ». Il convenait donc de déterminer quels étaient les accords
permettant d’invoquer l’article 282, c’est-à-dire d’exclure la compétence du
tribunal arbitral en voie de constitution et, par conséquent, celle du Tribunal
international du droit de la mer.
Le Royaume-Uni a fondé une
partie importante de son argumentation concernant la question de la compétence
prima facie du tribunal arbitral sur l’applicabilité de l’article 282. En
effet, pour empêcher le Tribunal de prescrire les mesures conservatoires
demandées par l’Irlande, le Royaume-Uni devait le convaincre que le tribunal
arbitral constitué en vertu de l’annexe VII ne pouvait pas être compétent, étant
donné que ce différend relevait d’autres juridictions dont la compétence avait
été acceptée par l’Irlande puisqu’elle était partie aux traités qui les
instituaient. Selon le Royaume-Uni, les questions relatives au défaut
d’information, caractérisant l’essentiel du différend, allaient être soumises au
tribunal OSPAR dont la constitution avait été demandée par l’Irlande.
Par ailleurs, les autres allégations de l’Irlande, notamment celles selon
lesquelles le Royaume-Uni n’aurait pas respecté son obligation de procéder de
manière appropriée à une étude d’impact sur l’environnement avant d’autoriser la
mise en service de l’usine MOX, concernaient une violation supposée du droit
communautaire. Or, en vertu des articles 292 CE et 193 CEEA, ces questions ne
pouvaient être soumises qu’à la Cour de justice des Communautés européennes.
Finalement, l’argumentation du Royaume-Uni sur l’applicabilité de l’article 282
revenait à faire le reproche à l’Irlande de se livrer à un véritable forum
shopping, de choisir une juridiction particulière en fonction de ses chances
d’obtenir satisfaction sur un point donné.
L’Irlande n’a pas eu de mal à
démontrer que les différends dont elle avait saisi ou envisageait de saisir ces
trois juridictions ne se recouvraient pas. Chacune des demandes portait sur un
point précis, à savoir l’accès à l’information dans le cadre OSPAR et la
réalisation d’une étude d’impact adéquate conformément au droit communautaire.
La demande dont était saisi le tribunal arbitral constitué en vertu de l’annexe
VII portait quant à elle sur des griefs que ni le tribunal arbitral OSPAR, ni la
Cour de justice des Communautés européennes n’auraient pu trancher étant donné
qu’ils concernaient l’application et l’interprétation de la Convention sur le
droit de la mer.
Par ailleurs, mis à part les hypothèses de demandes strictement identiques,
l’Irlande faisait valoir qu’un Etat est toujours libre d’invoquer des droits
qu’il tire des instruments dont il est partie.
A une époque qui voit se
multiplier les conventions portant en partie ou en totalité sur les mêmes
domaines, l’éclaircissement des conditions d’application de l’article 282 revêt
une importance déterminante pour l’avenir du système de règlement des différends
prévu par la Convention sur le droit de la mer. Dans ce contexte, la question
qui se pose est celle de savoir si un différend relevant non seulement de la
Convention sur le droit de la mer, mais également d’autres conventions peut être
soumis cumulativement aux procédures juridictionnelles prévues par chacune de
ces conventions ou bien si, dans un tel cas, l’article 282 fait écran. Plusieurs
hypothèses sont alors envisageables. Ainsi, une première interprétation de
l’article 282 permettrait de défendre l’idée que dans le cas d’un chevauchement
des obligations matérielles découlant de la Convention sur le droit de la mer et
d’un accord général, régional ou bilatéral prévoyant une procédure obligatoire
de règlement des différends aboutissant à une décision obligatoire, cette
dernière prévaudrait sur la procédure de règlement des différends prévue par la
Convention si et seulement si les différends étaient identiques.
Ceci n’est visiblement pas le cas dans l’affaire de l’Usine MOX, puisque
ni les droits et obligations découlant de la Convention OSPAR et de la
Convention sur le droit de la mer, ni les griefs de l’Irlande à l’encontre du
Royaume-Uni n’apparaissent comme étant identiques. Une autre interprétation,
plus restrictive, de l’article 282 conduirait à considérer qu’en présence d’une
demande fondée sur des droits et obligations similaires ou identiques contenus à
la fois dans la Convention sur le droit de la mer et dans d’autres accords
généraux, régionaux ou bilatéraux, l’article 282 serait inapplicable parce que
ces instruments internationaux auraient une existence propre et séparée.
Ceci signifierait que le terme « accord » utilisé à l’article 282 ne
recouvrirait pas les accords qui prévoient une procédure obligatoire de
règlement des différends aboutissant à une décision obligatoire, dès lors
qu’elle porterait uniquement sur les dispositions de cet accord et non sur
celles de la Convention sur le droit de la mer, quand bien même les droits et
obligations objets du litige seraient similaires ou identiques.
Il s’agirait là d’une interprétation qui réduirait de manière significative les
cas d’application de l’article 282,
mais qui, d’après ses défenseurs, serait fidèle à la lettre et à l’objectif de
cet article ainsi que de la Partie XV de la Convention.
Le Tribunal a choisi cette
dernière interprétation. Il a en effet logiquement considéré que les accords
mentionnés à l’article 282 devaient être des accords portant sur
l’interprétation ou l’application de la Convention sur le droit de la mer
elle-même, ce que ne sont ni la Convention OSPAR, ni les Traités CE ou EURATOM.
De plus, quand bien même les accords en question contiendraient « des droits et
obligations similaires ou identiques aux droits et obligations énoncés dans la
Convention, les droits et obligations contenus dans lesdits accords [auraient]
une existence propre, différente de celle des droits et obligations énoncés dans
la Convention » et pourraient être interprétés de manière différente « compte
tenu, notamment, des différences entre leurs contextes, objets et buts
respectifs, de la pratique ultérieure des parties et des travaux préparatoires ».
Il s’agit là d’une importante contribution à la clarification des conditions
d’application de l’article 282. Le Tribunal prend ainsi partie pour une
interprétation restrictive de cet article qui limite les cas dans lesquels un
Etat pourrait s’en prévaloir avec quelque chance de succès, puisqu’il faudrait
pour cela que les différends concernant l’interprétation ou l’application de la
Convention sur le droit de la mer soient recouverts par la définition des
différends visés par l’accord général, régional ou bilatéral.
Par ce biais, le Tribunal
renforce la présomption de compétence du tribunal arbitral constitué en vertu de
l’annexe VII et, par la même occasion, sa propre compétence dans la cadre de
l’article 290-5.
B. - Le Tribunal adopte
une position classique sur l’obligation de procéder à des échanges de vues
L’article 282 n’est pas le seul
moyen que peuvent invoquer les Etats pour contester la saisine de l’une des
juridictions compétentes pour régler les différends entre les Parties à la
Convention sur le droit de la mer. L’article 283-1 prévoit en effet une
obligation de procéder « promptement à des échanges de vues concernant le
règlement du différend par la négociation ou par d’autres moyens pacifiques ».
Cet article laisse donc aux parties en litige le choix du moyen de règlement de
celui-ci parmi la vaste panoplie que connaît le droit international.
L’essentiel est bien qu’il y ait eu échanges de vues, formule propre à la
Convention de 1982 et qui peut être assimilée à des consultations.
Sur ce point, comme sur bien
d’autres, l’argumentation des parties témoigne de désaccords profonds. L’Irlande
considérait ainsi que les échanges de correspondances et les rencontres entre
responsables irlandais et britanniques, initiés dès la fin de 1999 et qui
s’étaient par la suite échelonnés tout au long de l’année 2001, se rattachaient
à l’exigence de procéder à des échanges de vues. A ces occasions, l’Irlande
avait demandé au Royaume-Uni des garanties concernant la suspension de la mise
en service imminente de l’usine afin de permettre aux parties de régler le
différend relatif au respect des obligations s’imposant au Royaume-Uni en vertu
de la Convention sur le droit de la mer. Ce dernier n’ayant pas donné de
réponses qui puissent satisfaire l’Irlande, celle-ci estimait que les échanges
de vues avaient abouti à une impasse et que rien ne l’empêchait désormais de
recourir au tribunal arbitral.
Le Royaume-Uni, pour sa part, contestait l’existence même d’un échange de vues
au sens de l’article 283. Il estimait en effet que les correspondances échangées
avec l’Irlande n’exprimaient pas de manière suffisamment précise sa demande de
procéder à un échange de vues afin de parvenir au règlement d’un différend
qu’elle n’aurait, en outre, pas clairement rattaché à l’application de la
Convention sur le droit de la mer.
Au cœur du problème soumis au
Tribunal se retrouvait donc la question de savoir à partir de quel moment
l’obligation de procéder à des échanges de vues, préalable à tout recours au
règlement juridictionnel prévu par la Convention, pouvait être considérée comme
remplie. Cette question n’est pas nouvelle. Ainsi, la Cour permanente de Justice
internationale a déjà eu l’occasion d’affirmer que « […] l’appréciation de
l’importance et des chances de réussite d’une négociation diplomatique est
essentiellement relative. Une négociation ne suppose pas toujours et
nécessairement une série plus ou moins longue de notes et de dépêches ; ce peut
être assez qu’une conversation ait été entamée ; cette conversation a pu être
très courte : tel est le cas si elle a rencontré un point mort, si elle s’est
heurtée finalement à un non possumus ou à un non volumus
péremptoire de l’une des Parties et qu’ainsi il est apparu avec évidence que le
différend n’est pas susceptible d’être réglé par la négociation diplomatique ».
De même, la Cour internationale de Justice a estimé que « le fait que dans le
passé les négociations collectives aient abouti à une impasse et le fait que les
écritures et les plaidoiries des Parties dans la présente procédure aient
clairement confirmé que cette impasse demeure obligent à conclure qu’il n’est
pas raisonnablement permis de penser que de nouvelles négociations puissent
aboutir à un règlement ».
Il faut que la négociation entre les parties « ait un sens, ce qui n’est pas le
cas lorsque l’une d’elles insiste sur sa propre position sans envisager aucune
modification ».
Face aux appréciations
divergentes des parties rappelées dans l’ordonnance, le Tribunal a adopté une
position des plus classiques. Mais, contrairement au tribunal arbitral dans
l’affaire du Thon à nageoire bleue, il ne se prononce pas sur les
consultations qui se sont déroulées entre les parties ni sur le caractère
adéquat ou non de l’invocation par l’Irlande de la Convention sur le droit de la
mer lors de ces consultations. Par une formule d’une brièveté remarquable, le
Tribunal juge simplement qu’ « un Etat Partie n’a pas l’obligation de poursuivre
un échange de vues, lorsqu’il arrive à la conclusion que les possibilités de
parvenir à un accord ont été épuisées ».
Le Tribunal a vraisemblablement estimé que l’impossibilité d’un accord entre les
parties ressortait manifestement de leurs positions difficilement conciliables
attestées par les échanges de correspondances et les plaidoiries. Mais, sur ce
point comme sur d’autres, une motivation moins lapidaire n’aurait sans doute pas
nui à la qualité de l’ordonnance.
A l’issue de ces
considérations et après avoir vérifié que la première condition posée par
l’article 290-5 était bien remplie, le Tribunal pouvait conclure que le tribunal
arbitral constitué en vertu de l’annexe VII aurait, prima facie,
compétence pour connaître du différend. Il lui restait alors à se prononcer sur
la nécessité de prescrire des mesures conservatoires.
II. - Le Tribunal évalue l’urgence de la situation pour prescrire les mesures
conservatoires
Les mesures conservatoires
sont des mesures exceptionnelles dont la prescription est laissée à
l’appréciation discrétionnaire de la juridiction saisie, comme l’indique
d’ailleurs le texte même de l’article 290 selon lequel cette juridiction « peut
prescrire toutes mesures [qu’elle] juge appropriées en la circonstance ». Saisi
dans l’attente de la constitution d’un tribunal arbitral, le Tribunal
international du droit de la mer doit alors vérifier, en vertu de l’article
290-5, si l’urgence de la situation rend la prescription de telles mesures
nécessaire. L’affaire de l’Usine MOX lui donnait ainsi l’occasion de
préciser le critère d’urgence et son applicabilité aux mesures sollicitées par
le demandeur, comme à celles qu’il choisit de prescrire de son propre chef.
A. - Le Tribunal apprécie le
caractère urgent des mesures sollicitées par le demandeur
B. - Le Tribunal se fonde
implicitement sur l’urgence de la situation pour imposer une obligation de
coopérer aux parties
NOTES
Aux termes de l’article 32 de la Convention OSPAR, « tout différend entre
des Parties contractantes relatif à l’interprétation ou l’application de la
Convention, et qui n’aura pu être réglé par les Parties au différend par un
autre moyen tel que l’enquête ou une conciliation au sein de la Commission,
est, à la requête de l’une de ces Parties contractantes, soumis à arbitrage
dans les conditions fixées au présent article ». La Convention OSPAR ainsi
que les autres textes adoptés dans le cadre de cette Convention sont
disponibles sur le site Internet de la Commission OSPAR à l’adresse
suivante :
http://www.ospar.org.
TIDM, ordonnance du 3 décembre 2001, par. 60. Dans sa sentence du 4 août
2000 dans l’affaire du Thon à nageoire bleue (Nouvelle-Zélande c.
Japon ; Australie c. Japon), le tribunal arbitral avait estimé : « Negotiations
have been prolonged, intense and serious.
Since in the
course of those negotiations, the Applicants invoked UNCLOS and relied upon
provisions of it, while Japan denied the relevance of UNCLOS and its
provisions, those negotiations may also be regarded as fulfilling another
condition of UNCLOS, that of Article 283, which requires that, when a
dispute arises between States Parties concerning UNCLOS’ interpretation or
application, the parties to the dispute shall proceed expeditiously to an
exchange of views regarding its settlement by negotiation or other peaceful
means. Manifestly, no settlement has been reached by recourse to such
negotiations, at any rate, as yet ».
Voir sentence arbitrale,
4 août 2000, affaire du Thon à nageoire bleue (Nouvelle-Zélande c.
Japon ; Australie c. Japon), par. 55, texte in ILM, 2000, p.
1389.
Copyright : © 2002 Christophe Nouzha. Tous droits réservés. Impression
et citations : Seule la version
au format PDF fait référence.
Mode
officiel de citation :
NOUZHA Ch. - "L’affaire
de l’Usine MOX (Irlande c. Royaume-Uni) devant le Tribunal international
du droit de la mer : quelles mesures conservatoires pour la protection de
l’environnement ?". - Actualité et
Droit International, mars 2002. [http://www.ridi.org/adi].
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