Urgence sanitaire et droit international
par
Michèle Poulain
Ingénieur d'études au CNRS
Résumé : Les situations
d’urgence sanitaire sont de plus en plus potentiellement internationales. Cette
caractéristique fait des plus graves d’entre elles une menace à la paix et à la
sécurité internationales. Cette menace a été constatée, en ce qui concerne le
VIH/sida, par le Conseil de sécurité qui, renouvelant sa problématique, est
passé d’une conception strictement militaire du maintien de la paix à une
conception pluraliste, intégrant d’autres facteurs, notamment la sécurité
humaine. Cette nouvelle approche favorise l’éclosion d’une dynamique tant dans
le système onusien qu’au dehors. Par ailleurs, émerge une culture collective de
l’urgence à travers les éléments d’une solidarité sanitaire mondiale et ceux
d’une « exception sanitaire ». La première donne à la santé valeur de bien
commun de l’humanité et repose sur une coopération au sein de laquelle les
acteurs non étatiques s’affirment de plus en plus. La seconde permet, en ce qui
concerne l’accès aux médicaments, le passage de l’intérêt de quelques uns à un
intérêt général bien compris.
Abstract : Situations of sanitary urgency tend to have more and more
chances to grow international. Therefore are the most serious cases turned into
a threat to international peace and security. Concerning the HIV/AIDS, this
threat was noticed by the Security Council which renewed its problematics and
changed its strictly military notion of peacekeeping for a pluralistic one,
taking other factors, notably human security, into account. This new approach
favours the appearance of a dynamics in the UN system as well as outside.
Furthermore, a collective emergency culture is taking shape through the
components of a global sanitary solidarity and those of a “sanitary exception”.
The first ones give health the value of a common humanity’s possession and rest
on a cooperation which attests the growing presence of non-governmental actors.
Regarding the access to medicines, the second ones allow a well-understood
general interest to replace the old interest of a very few.
Impression
et citations : Seule la version
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« Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme,
on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un
mauvais rêve qui va passer.
Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en
mauvais rêve,
ce sont les hommes qui passent ».
Albert Camus, la Peste
Nul doute que l’année 2001 ne
demeure sur bien des plans une année extraordinaire, au sens étymologique du
terme : en dehors de l’ordinaire. Terrorisme, catastrophes naturelles et/ou nées
de l’activité des hommes, conflits, drames humanitaires et sanitaires,
l’énumération des faits nationaux ou internationaux cause un malaise profond que
ne viennent dissiper que de rares lumières. Les avancées récentes du droit
international de la santé liées aux situations d’urgence sont de celles-là quand
bien même elles sont imparfaites ou partielles.
L’urgence sanitaire plonge ses
racines aux origines mêmes de l’humanité.
Mais, au cours des siècles, les situations d’urgence se sont profondément
transformées. Elles se sont élargies à des groupes humains de plus en plus
importants pour atteindre une véritable mondialisation
et ce ne peut être sans incidence sur les réponses qu’on leur donne ou que l’on
cherche à leur donner. Traditionnellement, de la simple constatation de
l’urgence naissent des conséquences en termes d’assistance,
sans qu’il soit besoin de définir l’urgence ou de vérifier, dans un cas
particulier, la présence de certains critères. Ces conséquences se sont étendues
et diversifiées au fur et à mesure que les moyens de faire face se développaient
en termes techniques, financiers et humains. Pour lutter contre les épidémies,
l’O.M.S. a ainsi progressivement constitué un « réseau mondial d’alerte et
d’action » qui reçoit des données épidémiologiques actualisées en permanence et
permet d’agir par anticipation en répercutant celles-ci, après vérification, aux
professionnels de la santé et à tous les partenaires de la surveillance mondiale.
L’Organisation réglemente également les opérations d’assistance, notamment les
dons de médicaments afin que ceux-ci répondent aux besoins réels des situations
d’urgence, ce qui, malgré la parution en 1996 de Principes directeurs
appropriés, est loin d’être toujours le cas
. Enfin, elle est
responsable de la coopération instaurée entre les différentes institutions
concernées par une situation d’urgence, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du
système onusien. Très schématiquement, cette coopération repose sur tout un
maillage de protocoles d’accords qui assurent un cadre juridique permanent et
évitent des négociations au coup par coup qui retarderaient les actions.
Sur le plan financier, la procédure utilisée par le système des Nations Unies
est fondée sur un appel global, lancé par le Secrétaire général en fin d’année
pour l’année suivante (23 pays ont été concernés pour 2001) et des appels
ponctuels couvrant notamment les cas de catastrophe naturelle telles que
sécheresse (Corne de l’Afrique), inondations (Cambodge, Madagascar, Mozambique,
Vietnam) ou séismes (El Salvador, Inde).
Le caractère de plus en plus potentiellement international des épidémies
a néanmoins poussé l’O.M.S. à chercher à affiner la notion d’urgence et à
définir une urgence sanitaire de portée internationale « en vue d’établir un
arbre de décision qui, une fois mis à l’essai sur le terrain, pourrait aider
l’O.M.S. et les pays à déterminer si un risque de santé publique revêt un
caractère d'urgence sur le plan international et, dans l'affirmative, à décider
des mesures de santé publique à appliquer ».
Dans cette optique, des travaux sont actuellement menés sur une révision du
Règlement sanitaire international, base juridique des interventions de
l’Organisation
et leur aboutissement devient d’autant plus intéressant que les situations
d’urgence sanitaire mobilisent toujours sur le terrain bien des moyens,
quelquefois limités, quelquefois considérables, cependant que, au niveau des
institutions, on cherche des réponses techniques, financières et juridiques
adaptées à chaque cas. C’est ainsi que des implications potentielles
particulièrement graves et/ou étendues, ont conduit à une évaluation différente
des questions de santé publique présentant un caractère d’urgence quand
celles-ci sont en relation avec le maintien de la paix et de la sécurité
internationales (I). Elles ont également conduit à l’émergence d’une culture
collective de l’urgence au niveau mondial (II).
I. - UNE menace à la paix et à la sécurité internationales
Toutes les situations d’urgence
sanitaire, même à caractère international effectif ou potentiel, ne relèvent
bien évidemment pas du maintien de la paix et de la sécurité internationales.
Une association entre une urgence sanitaire et un conflit ou une guerre civile
prend à cet égard une signification particulière tant leurs éléments
constitutifs semblent se renforcer réciproquement. En 2001, on a pu faire
référence à de telles associations en Afrique occidentale, dans les territoires
occupés et en Afghanistan ; elles ont été qualifiées par le Directeur général de
l’O.M.S. de « situations d’urgence complexes ».
L’actualité récente montre également que la paix et la sécurité internationales
peuvent être menacées par le bioterrorisme, dont les éventuelles manifestations
à grande échelle constitueraient bien évidemment des situations d’urgence.
C’est cependant l’exemple du sida qui reste le plus symptomatique parce que la
pandémie, bien qu’inégalement dévastatrice, n’épargne aucune partie du monde et
parce que son impact sur le maintien de la paix, en Afrique tout au moins, est
amplement démontré.
Le 5 juin 1981, une publication
scientifique américaine, le Morbidity and Mortality Weekly Report, fait
état pour la première fois de l’apparition dans la communauté homosexuelle de
Los Angeles de cinq cas d’une forme rare de pneumonie, due à Pneumocystis
carinii, qui ne devient pathogène que chez des sujets dont le système
immunitaire est très déficient.
Vingt ans plus tard, on reconnaît que le VIH/sida « est devenu la maladie la
plus dévastatrice que l’humanité ait jamais connue ».
En effet, au-delà de sa dimension strictement sanitaire, la pandémie de sida a
un impact redoutable sur le développement, notamment parce qu’elle touche les
tranches d’âge les plus productives – 15-49 ans – de pays déjà en situations
difficiles et, par-delà ces tranches d’âge, le tissu social en son entier : le
VIH-sida « entraîne des effets dévastateurs uniques en renforçant la pauvreté,
en réduisant à néant les réalisations du développement humain, en affaiblissant
la capacité des gouvernements à fournir et à maintenir des services essentiels,
en diminuant la main d’œuvre et la productivité et en freinant la croissance
économique».
Ce développement exponentiel a fait que la pandémie a rapidement été considérée
comme un problème important de santé publique, puis comme un problème
international de santé publique, mais les choses n’ont pas pour autant bougé
tout de suite, il s’en faut de beaucoup.
Ce n’est qu’avec une évaluation plus réaliste de ses différents effets alliée à
une volonté politique d’agir que le Conseil de sécurité a été amené à se saisir
de la question (A), démarche dont on analysera les conséquences juridiques (B).
A. - Un renouvellement de la problématique
du maintien de la paix et de la sécurité
En droite ligne de l’évolution
engagée depuis le début des années quatre-vingt dix, le Conseil de sécurité a
été amené à « repenser son approche dans l’exécution de son mandat »
et à élargir son champ de réflexion à une question de santé publique. Trois
étapes peuvent globalement être dégagées.
1. - Une conception de la
sécurité collective strictement militaire
Fondée sur la Charte des Nations
Unies, la pratique des différents organes de l’Organisation repose sur une
séparation des pouvoirs : au Conseil de sécurité, « la responsabilité principale
du maintien de la paix et de la sécurité internationales » (article 24) ; au
Conseil économique et social, celle des « questions internationales dans les
domaines économique, social et (…) de la santé publique (…) » (article 62).
Cette séparation des pouvoirs, toujours actuelle, a été d’autant plus respectée
que le maintien de la paix était considéré dans une optique strictement
militaire, en termes exclusifs de prévention ou règlement des conflits et de
politiques d’armements. Comme le notait Michel Virally, « le maintien de la paix
et de la sécurité internationales constitue, incontestablement, le grand
problème de la société internationale. Cette affirmation ne nécessite pas une
longue démonstration. Le nombre et la gravité des guerres qui ont marqué
l’histoire de l’humanité, l’apparition et la répétition du phénomène de guerre
‘mondiale’ au 20ème siècle, l’invention, le perfectionnement et la
multiplication des armes atomiques en ce siècle également, la persistance des
foyers de crise et la multiplication des guerres locales depuis 1945 sont des
faits assez angoissants et assez connus pour montrer à la fois la gravité du
problème et l’urgence de lui trouver une solution ».
2. - Une conception élargie à
d’autres aspects
C’est la prise de conscience que
d’autres phénomènes que des actes de guerre stricto sensu pouvaient
menacer la paix et la sécurité internationales qui a infléchi cette conception
initiale. Cette prise de conscience revient à Boutros Boutros-Ghali, dont l’Agenda
pour la paix marque un tournant. Dans une pénétrante analyse des phénomènes
conflictuels, il affirme « Pauvreté, maladie, famine, oppression et désespoir
sévissent (…). Ces problèmes, qui sont à la fois la source et la conséquence des
conflits exigent que l’attention que leur porte l’ONU ne se relâche pas et que
les efforts qu’elle leur consacre constituent l’absolue priorité (…). Sécheresse
et maladie peuvent décimer aussi impitoyablement que des armes de guerre. Alors
même que de nouvelles possibilités s’offrent ainsi à l’Organisation, les efforts
qu’elle déploie en vue d’instaurer la paix, la stabilité et la sécurité doivent
dépasser le domaine de la menace militaire (…) ».
La porte était ouverte. Le Conseil de sécurité a donc élargi sa vision
traditionnelle pour aborder la question de la sécurité des opérations de secours
humanitaires qui sont menées à l’occasion de conflits armés, par exemple en
Somalie, résolution 794 (1992) du 3 décembre 1992, en Bosnie, résolution 836
(1993) du 4 juin 1993
ou au Kosovo, résolution 1244 (1999) du 10 juin 1999 mais sans jamais aborder
les questions de santé publique, si graves soient elles.
De l’humanitaire au sanitaire, il n’y avait cependant plus qu’un pas et c’est la
lutte contre le sida qui a fourni l’occasion de le franchir.
3. - La prise en considération
de la sécurité humaine
Ce ne fut pas sans réserves. La
Chine et la Russie ont ainsi refusé de participer aux débats, estimant que cette
question relevait d’autres organes que le Conseil de sécurité.
Un an plus tard, ces hésitations, pour ne pas dire franches oppositions, se
retrouvent encore dans les interventions du représentant de l’Inde au Conseil de
sécurité, M. Sharma et dans celle du représentant du Costa-Rica, M. Niehaus
. Néanmoins, les
travaux du Conseil doivent être replacés dans un contexte général, celui de
l’évolution de la notion de sécurité. Comme l’a récemment analysé le Secrétaire
général de l’OUA, Amara Essy, « [à] l’évidence, le Secrétaire général de l’ONU
ne cesse de le répéter, la problématique de la sécurité internationale, et
l’Afrique est concernée au premier chef, se pose dans des termes souvent
différents de ceux posés par la Charte de 1945. C’est désormais moins la
sécurité des Etats qui est en cause, que l’existence même de l’Etat en tant que
système organisé de gouvernement. Il s’agit aujourd’hui tout autant de garantir
la sécurité collective des Etats prévue par la Charte des Nations Unies (…) que
d’assurer la sécurité globale des sociétés mises en danger par des guerres
civiles ou diverses autres menaces comme la grande criminalité ou les pandémies
comme le sida ».
Sur ces bases très instables, ce dernier vient en effet accentuer les
difficultés : il entrave les efforts de développement par une destruction des
structures familiales, sociales et économiques.
La pauvreté et l’exclusion qui en résultent favorisent les guerres civiles, en
portant un coup à la stabilité politique des Etats, ainsi que les conflits entre
Etats. Souvent à base interethnique, ceux-ci entraînent des déplacements massifs
de populations, combattants armés et réfugiés, qui contribuent à la propagation
de l’infection. D’où la réunion du Conseil de sécurité du 10 janvier 2000,
« première fois, après plus de quatre mille séances de travail au cours des
cinquante dernières années, que le Conseil de sécurité », eu égard à la « nature
changeante des menaces à la sécurité dans le monde » se penche « sur une
question relative à la santé en la considérant comme une menace pour la
sécurité ».
Quelles conséquences en tirer ?
B. -
Conséquences juridiques
1. - La compétence du Conseil de
sécurité reste liée à la responsabilité que la Charte lui confère, celle du
maintien de la paix stricto sensu.
Que le concept de sécurité soit
élargi ne signifie en aucune façon que le Conseil de sécurité va trouver ici une
occasion d’empiéter sur les compétences du Conseil économique et social. Dans sa
déclaration lors de la séance du 10 janvier 2000, M. Kofi Annan définit lui-même
les contours de l’action du Conseil de sécurité et attribue à celui-ci le « rôle
(…) d’empêcher les conflits de contribuer à la propagation du sida et d’entraver
les efforts que déploient les autres partenaires pour maîtriser l’épidémie ».
C’est très exactement ce qu’a fait par la suite le Conseil, se retranchant
derrière les termes du mandat que les organes des Nations Unies ont reçu de la
Charte : dans sa résolution 1308 (2000) – la première à évoquer une question de
santé publique – s’il encourage les Etats membres à mettre en œuvre une action
de formation, prévention, dépistage et traitement, c’est uniquement à l’égard
des personnels participant aux opérations de maintien de la paix.
La résolution ne concerne que de manière indirecte la population, civile ou
militaire, non engagée dans ces opérations. Plus récemment, après la session
extraordinaire de l’Assemblée générale sur le sida tenue en juin 2001, le
Président du Conseil de sécurité déclare, au nom du Conseil, que celui-ci
« exprime son intention de contribuer dans son domaine de compétence, à
la réalisation des objectifs énoncés dans la déclaration (…) ».
Enfin, lors des débats tenus le 29 janvier 2002 sur l’Afrique, la
Vice-secrétaire générale, Mme Louise Fréchette, fait référence au sida en tant
que « facteur qui contribue à la plupart des causes profondes de conflit, si ce
n’est à toutes » mais propose au Conseil « de se concentrer sur des questions à
propos desquelles (…) [il] a des responsabilités et des possibilités d’action
directe ».
2. - La nouvelle approche du Conseil de
sécurité n’est cependant pas dénuée de valeur
En premier lieu, que le Conseil
de sécurité fasse porter ses travaux sur le contenu de la notion de sécurité,
prenant ainsi en compte l’évolution du monde contemporain, ne paraît aucunement
outrepasser les termes de son mandat, bien au contraire. D’une part en effet,
les termes de « maintien de la paix et de la sécurité internationales » ne
comportent pas de définition
et si d’autre part, comme on a pu le souligner, le maintien de la paix « a été
inventé par l’Organisation des Nations Unies »,
il semble opportun que l’Organisation elle-même puisse en modifier les
éléments par la voix de l’organe qui, aux termes de la Charte, en assume la
responsabilité principale, quitte à ce que cet organe interprète ensuite
strictement celle-ci en ce qui concerne les décisions qu’il est habilité à
prendre.
Il serait toutefois erroné de ne voir dans cette nouvelle approche qu’exercice
intellectuel ou discussion d’école. Les débats tenus sur cette question par le
Conseil de sécurité en séance publique ne restent pas sans incidence : c’est
toute une dynamique nouvelle qui en découle, dynamique de coopération et de
suivi pour arriver à des mesures concrètes,
largement orchestrée, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du système onusien,
par le Secrétaire général des Nations Unies.
Enfin, il est constitué un précédent pour ce qui concerne la façon d’aborder la
question du maintien de la paix.
Les questions de santé publique, du moins les plus préoccupantes d'entre elles,
sont ainsi portées à un niveau élevé, ce qui a des conséquences non négligeables
sur la manière dont elles vont être traitées par les organismes compétents en la
matière. Le même phénomène ressort de l'apparition d'une culture collective de
l'urgence qui se développe parallèlement.
II. -
Une culture collective de l’urgence
La mondialisation se trouve dans
tous les discours, chargée de connotations très différentes et recouvrant des
réalités qui ne le sont pas moins mais très souvent réduite au seul domaine des
échanges commerciaux. Or le monde est en premier lieu un nouvel espace, à la
portée des simples citoyens comme des Etats les plus puissants, par les
facilités séduisantes que procurent l’accélération de la circulation des
personnes et des biens et celle de la diffusion des connaissances et des
informations.
La prise de possession de ce nouvel espace entraîne peu à peu la formation d’un
véritable « système mondial » qui repose sur une prise de conscience que
certains phénomènes peuvent concerner l'humanité entière.
Les questions de santé publique prennent dans ce cadre et par le prisme des
urgences sanitaires, un relief particulier qui fait se développer une solidarité
sanitaire mondiale (A) en même temps qu’émerge une « exception sanitaire » (B).
A. - Développement d’une
solidarité sanitaire mondiale
Toutes les sociétés mettent en
pratique, d'une manière ou d'une autre, l'idée de solidarité sanitaire.
L'élargissement de celle-ci à l'échelle mondiale est exprimée notamment dans la
Déclaration de Jakarta qui prône une alliance mondiale pour la promotion de la
santé.
Cette alliance a pour but de faire avancer les priorités d’actions dégagées ; on
peut rattacher sa philosophie à deux ordres de considérations : droit
fondamental de l’être humain, la santé prend valeur de bien commun de l’humanité
(1) ; sa promotion est l’affaire de tous ; elle repose donc sur une coopération
multilatérale au sein de laquelle les acteurs non étatiques jouent un rôle de
plus en plus important (2).
1. - La santé, bien commun de
l’humanité
Comme l’affirme la constitution
de l’O.M.S., la santé est un droit fondamental de l’être humain. Par voie de
conséquence, l’internationalisation potentielle des situations d’urgence
sanitaire induit la notion de risque global de détérioration d’un bien dont
chacun doit pouvoir, en théorie, disposer ; d’un bien qui serait donc commun à
tous et dont les caractéristiques seraient les suivantes : non-exclusivité (il
appartient à tous), non-rivalité (chacun peut en jouir en même temps),
franchissement des frontières enfin (toutes les frontières : géographiques,
économiques, socio-culturelles).
En découle, au nom de considérations non seulement humanitaires - visant à
améliorer le sort de l’homme - mais humanistes - considérant l’homme comme la
valeur suprême et ayant pour fin le développement de ses qualités essentielles -
le principe d’une solidarité mondiale : toute innovation ou invention
déterminante, par exemple un vaccin, devrait pouvoir profiter à tous comme
l’affirme d’ailleurs le Préambule de la Constitution de l’O.M.S. : « L’admission
de tous les peuples au bénéfice des connaissances acquises par les sciences
médicales, psychologiques et apparentées est essentielle pour atteindre le plus
haut degré de la santé ». L’éradication de la variole grâce à une campagne de
vaccination mondiale en est un bon exemple. Il va de soi que ce résultat ne peut
être atteint que par la voie d’une coopération multilatérale qui repose sur un
faisceau d’actions dont beaucoup peuvent être attribuées à des acteurs non
étatiques.
2. - Le pouvoir croissant des
acteurs non étatiques dans la promotion de la santé
B. - Emergence d’une
« exception sanitaire »
Jusqu’en 1994, chaque Etat
pouvait librement produire des médicaments génériques avant même qu’un brevet
relatif à un médicament ne tombe dans le domaine public. Le Brésil et l’Inde ont
ainsi créé une industrie pharmaceutique locale, dont les produits sont beaucoup
moins chers que les produits d’origine. Depuis 1994, les pays membres de l’O.M.C.
sont censés mettre leur législation en harmonie avec les accords ADPIC (Aspects
des droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce). Ces accords
imposent le versement de royalties au propriétaire du médicament d’origine
pendant une durée de vingt ans. Cependant, en cas d’urgence nationale ou
d’autres circonstances d’extrême urgence (article 31), un Etat a le droit de
recourir aux licences obligatoires, qui lui donnent le droit de fabriquer un
générique sans l’accord du détenteur du brevet ou de recourir aux importations
parallèles, qui lui permettent d’acheter le produit original là où il est vendu
le moins cher.
Les lectures successives qui ont été faites de cet article ont conduit à des
résultats tout à fait opposés.
1. – Accès aux médicaments et
intérêts particuliers
Dans un premier temps, les
firmes pharmaceutiques, avec l’appui des Etats développés, ont cherché à ce que
le système fonctionne sur la base d’une interprétation stricte des textes. Des
poursuites ont donc été engagées
puis, devant les protestations de plus en plus nombreuses causées par
l’expansion importante de certaines pathologies (tuberculose, sida, malaria) et
les campagnes virulentes menées par les ONG, Médecins sans Frontières par
exemple, du type, « médicaments au nord, malades au sud », ces firmes ont été
amenées à justifier leur position et se sont servi de trois ordres de
considérations :
- les royalties servent à la
recherche et donc à la découverte de nouveaux médicaments. Leur disparition
signifierait stagnation des progrès thérapeutiques ; mais le pourcentage du
chiffre d’affaires consacré par l’industrie pharmaceutique à la publicité est si
important qu’il peut même être supérieur à celui qui est consacré à la recherche
et il arrive que la recherche ne soit pas le fait des firmes elles-mêmes, mais
d’organismes publics qui leur transmettent ensuite une licence d’exploitation
exclusive ;
- les systèmes de santé des pays
en voie de développement sont défaillants et donc incapables d’assurer une
distribution à des personnes ciblées et une surveillance de longue durée, ce qui
favoriserait l’abandon de leur traitement par les malades et l’apparition
corrélative de nouvelles souches résistantes ; mais différentes enquêtes, dont
une réalisée par Médecins sans Frontières, dont les conclusions sont confirmées
par le dernier rapport annuel d’Onusida, montrent que les pays en développement
– Botswana, Ouganda et quelques autres - qui se sont attaqués de front avec une
volonté politique importante à la lutte contre le sida sont parvenus à baisser
de manière significative les statistiques de la maladie;
- Les médicaments ne sont pas
différents des autres biens pour lesquels le système des brevets assure la juste
rémunération de l’inventeur et pour lesquels celui-ci cherche à se protéger en
prenant un brevet ;
mais loin d’être assimilables à n’importe quelle marchandise, les médicaments ne
sont pas des produits banalisés. Dans le domaine de la santé plus qu’ailleurs,
il serait opportun de faire une différence « entre les connaissances – que l’on
découvre et qui sont le bien de tous – et les produits ou procédés – que l’on
invente et qui font l’objet de brevets ».
Or, en prenant des brevets de plus en plus en amont dans l’élaboration du
produit, ce que font les firmes pharmaceutiques, on réduit le champ des
connaissances communes, renforçant encore ce qu’on a pu appeler « l’accaparement
unilatéral d’un bien commun ».
Sous l’énorme pression
développée par la société civile et relayée au sein même des organisations
internationales notamment par l’action personnelle du Secrétaire général des
Nations Unies qui a lui-même lancé une campagne d’accès aux génériques,
les firmes pharmaceutiques et les gouvernements qui les soutiennent ont pris
conscience de la difficulté de leurs positions et ont dû se ranger au principe
d’une exception sanitaire.
2. – Accès aux médicaments et
intérêt général bien compris
Dans un premier temps les
actions judiciaires sont abandonnées : les 39 compagnies pharmaceutiques qui
avaient déposé une plainte contre l’Afrique du sud devant la Haute-Cour de
Pretoria l’ont retirée le 18 avril 2001 ; les Etats-Unis ont fait de même le 25
juin 2001 en ce qui concerne la plainte qu’ils avaient déposée contre le Brésil
en février précédent.
Dans un deuxième temps, les laboratoires commencent à pratiquer une politique de
prix différenciée selon l’acheteur du médicament et se livrent rapidement à une
surenchère très médiatique : Cipla, puis Merck, Abbott et Bristol-Myers Quibb
proposent aux pays d’Afrique un traitement anti-sida à un prix très sensiblement
inférieur à celui pratiqué ordinairement ; puis Pfizer donne gratuitement aux
cinquante pays les plus pauvres un produit, le Diflucan, destiné à traiter des
infections opportunistes provoquées par le virus
. Dans un troisième
temps enfin, lors de la conférence de l’O.M.C. à Doha, des 9-14 novembre 2001,
le principe d’une exception sanitaire est formellement adopté dans une
déclaration sur l’accord sur les ADPIC et la santé publique. Il n’y a pas
négociation d’un nouvel accord mais interprétation de l’accord préexistant au vu
des besoins spécifiques des pays pauvres en matière d’urgence sanitaire. La
spécificité des problèmes de santé publique de ces pays est reconnue eu égard à
la gravité des pathologies qui y sévissent (VIH/sida, tuberculose, paludisme
notamment) en même temps que le principe de la protection de la propriété
intellectuelle est rappelé et ses conséquences financières reconnues. Il est
donc décidé que le droit des membres de l’OMC de protéger la santé publique doit
être préservé et, en particulier, celui de promouvoir l’accès de tous aux
médicaments. En conséquence, chaque Membre a le droit de déterminer librement ce
qui constitue une situation d’urgence afin de pouvoir recourir aux dispositions
de l’article 31.
En conférant à chaque Etat la possibilité de constater lui-même, en fonction de
ses critères propres, l'existence d'une situation d'urgence sanitaire, l'OMC
permet ainsi d'assurer de façon concrète la flexibilité prévue par l'article 31,
disposition que les pressions des firmes et l'attitude des gouvernements de
certains pays riches rendaient inapplicable.
Les pays développés ont donc
fini par comprendre qu’il était de leur propre intérêt d’accepter le principe
d’une « exception sanitaire » qui aurait pour effet de maintenir leurs
partenaires dans une situation économique et sociale viable et, pour certains
d’entre eux, les empêcheraient tout simplement de sombrer dans le chaos. Il
s’agit là de l’émergence, en matière de santé publique, de la notion d’intérêt
général mondial, choix politique de société correspondant aux intérêts bien
compris de tous et qui figure d’ailleurs dans la constitution de l’O.M.S. dont
le Préambule dispose : « Les résultats atteints par chaque Etat dans
l’amélioration et la protection de la santé sont précieux pour tous. L’inégalité
des divers pays en ce qui concerne l’amélioration de la santé et la lutte contre
la maladie, en particulier les maladies transmissibles, est un péril pour
tous ». Ce choix de société conduit à faire passer, dans des circonstances
graves, les intérêts de la santé publique avant ceux du commerce international.
* * *
L’urgence sanitaire requiert
bien davantage que des déclarations d’intention ou des engagements théoriques.
Rien ne sert de constater que certaines situations peuvent être une menace à la
paix et à la sécurité internationales si certains Etats n’assurent pas au plan
interne une politique de prévention et de traitement.
Rien ne sert de constater qu’une culture collective de l’urgence est en marche
si certains Etats négligent ou bafouent les droits de tel ou tel groupe social.
En tout état de cause, on ne peut que se réjouir que les mécanismes du droit
international de la santé concernant les situations d’urgence puissent être de
plus en plus « fondés sur des règles admises par tous et pas simplement, comme
depuis la nuit des temps, sur le fait que les plus forts ont les moyens d’agir
et définissent en même temps les règles, les concepts et le mode de lecture de
ce qu’ils font ».
* * *
NOTES
Plusieurs agents sont recensés comme pouvant être utilisés à des fins
terroristes, notamment le virus de la variole, le germe de la peste, l’agent
de la tularémie, la toxine botulique et le bacille du charbon (V. le dossier
spécial « L’autre menace : bactériologique, chimique et nucléaire » dans
Le Monde, 28-29 octobre 2001, pp. 13-20 ainsi que, sur le site de
l’O.M.S., la page
http://www.who.int/emc/deliberate_epi.html). Les cas de contamination
par le bacille du charbon survenus en octobre-novembre 2001 ont montré que
cette menace n’est pas une hypothèse d’école. Ces événements ont d’ailleurs
été à l’origine de mesures concrètes, tant au niveau national (en France,
plan Biotox, Le Monde, 6 octobre 2001) qu’international : publication
par l’O.M.S. de principes directeurs révisés quant à la conduite à tenir en
cas d’infection par le bacille du charbon (O.M.S., Communiqué de presse,
n° 44, 18 octobre 2001) ; demande faite par son Directeur général, le Dr
Brundtland, de procéder à un réexamen des directives sur la vaccination
anti-variolique – supprimée depuis le début des années 80 après l’annonce de
l’éradication de la maladie – « compte tenu des inquiétudes actuelles sur
une utilisation délibérée éventuelle du virus de la variole pour contaminer
des populations » (O.M.S., Note à la presse, n° 15, 19 octobre 2001).
Voir supra note 15. « Nous nous heurtons à une grande crise de
développement et, plus que cela, à une crise de sécurité, car sans espoir
sur les plans économique et social nous n’aurons pas la paix et le sida ne
manquera pas de porter atteinte tant au développement qu’à la sécurité »
(James Wolfensohn, président de
la Banque mondiale, débats au Conseil de sécurité du 10 janvier 2000, op.
cit.).
Al Gore, vice-président des Etats-Unis, allocution d’ouverture (S/PV.4087).
Cette réunion fut le résultat de la conjugaison de deux faits : après des
années d’indifférence, la question du sida était brusquement devenue
d’actualité sous l’administration Clinton, sans que l’on sache d’ailleurs à
quoi attribuer cet intérêt soudain (V. l’enquête du Washington Post
« The World Shunned Signs of Disaster », op. cit.) et il était apparu
à M. Richard Holbrooke, représentant permanent des Etats-Unis aux Nations
Unies, la nécessité de proposer un thème aux travaux du Conseil de sécurité
pour le mois de janvier 2000, la présidence tournante du Conseil revenant
alors aux Etats-Unis. S’étant fixé sur l’Afrique, M. Holbrooke proposa
d’ouvrir les débats avec la question du sida, particulièrement aiguë sur ce
continent.
Voir les développements de Serge Sur, in Jean Combacau,
Serge Sur, Droit
international public, Paris, Montchrestien, 5ème édition
2001, pp. 616-617.
V. l’intervention d’Al Gore lors de l’ouverture de la session du Conseil de
sécurité du 10 janvier 2000, « le fait que nous commençons en portant notre
attention sur le sida (…) constitue un précédent pour l’action du Conseil de
sécurité en ce qui concerne son ordre du jour en matière de sécurité. Cette
réunion exige de nous que nous considérions la sécurité sous un nouvel angle
plus large et que désormais nous pensions à elle selon une nouvelle
définition plus ample ».
A cet égard, le bras de fer engagé entre la Haute Cour de Pretoria et le
gouvernement sud-africain ne manque pas d'intérêt.
On sait que le président
Thabo Mbeki soutient des théories contestées par l'ensemble de la communauté
scientifique et refuse de reconnaître le lien entre VIH et sida. Son
gouvernement n'a donc adopté aucun programme destiné aux personnes
séropositives et à celles atteintes du sida (Le Monde,
16-17 et 22 décembre 2001). Dans une décision du 14 décembre 2001, estimant
que la politique de soins de santé méconnaissait les dispositions
constitutionnelles garantissant le droit à la santé, la Haute Cour a donc
imposé au gouvernement l'obligation de mettre à la disposition des femmes
enceintes séropositives devant accoucher dans le secteur public, la
Nevirapine, médicament permettant de limiter la transmission du VIH à
l'enfant, qui est déjà adopté dans le secteur privé. Allant encore plus
loin, elle vient de décider le 11 mars 2002 que l'appel interjeté par le
gouvernement n'était pas suspensif sur ce point et que celui-ci demeurait
donc assujetti à l'obligation prononcée à son égard le 14 décembre. Les deux
décisions de la Haute Cour sont consultables dans leur intégralité sur le
site Internet de l'ONG sud-africaine Treatment Action Campaign, à l'adresse
[http://www.tac.org.za/documents].
H. Védrine, discours d’ouverture de la 2ème conférence de Paris
du droit et de l’économie, cité par J.F.
Dobelle,
Pratique française du droit international, Annuaire français de droit
international, 1999, p. 918.
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et citations : Seule la version
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officiel de citation :
POULAIN M. -
"Urgence sanitaire et droit international". - Actualité et Droit
International, mars 2002. [http://www.ridi.org/adi]. |
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