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  Un arrêt de principe :
L'arrêt de la C.I.J. du 14 février 2002

 

par

Jean-Pierre Quéneudec

Professeur émérite de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

 

 

Résumé : D’aucuns regretteront peut-être que l'arrêt de la Cour internationale de Justice dans l'affaire du Mandat d'arrêt du 11 avril 2000 n’apporte aucune lumière sur ce qu’ils estiment représenter un problème essentiel du droit international contemporain. Il serait cependant injuste de vouloir faire à la Cour le procès d’une occasion manquée. Surtout, il serait erroné de ne voir dans cet arrêt qu’une décision de circonstance. Son apport au droit international positif apparaît, au contraire, décisif. A n’en pas douter, cet arrêt est à rapprocher d’autres grandes décisions de la Cour qui, par leur apport à la clarification du droit coutumier, ont durablement marqué l’évolution du droit international.

 

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.

 

 

Avec l’affaire du Mandat d’arrêt, portée devant elle en octobre 2000 par une requête de la République démocratique du Congo contre la Belgique, la Cour internationale de Justice avait l’occasion, pouvait-on penser, de rendre une décision de principe. On songeait évidemment au prononcé que la Cour ne manquerait pas de faire quant au caractère internationalement licite ou illicite d’une loi interne prévoyant l’exercice, par les autorités judiciaires nationales, d’une « compétence universelle par défaut » en matière de répression de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. On attendait avant tout une réponse à la question de savoir si un Etat pouvait légitimement prétendre se doter d’une législation permettant le déclenchement de poursuites et l’ouverture d’une instruction judiciaire à l’encontre de toute personne suspectée d’avoir commis une violation grave du droit humanitaire, indépendamment du lieu de commission de l’infraction et sans égard à la nationalité soit de l’auteur présumé soit des victimes de l’infraction, et de surcroît en l’absence de tout lien territorial entre l’inculpé et l’Etat considéré.

 

Sans doute, à l’issue des plaidoiries orales en octobre 2001, était-il devenu prévisible que la Cour, en vertu de la règle non ultra petita, ne statuerait pas formellement sur ce point dès lors que, dans ses conclusions finales, l’Etat demandeur n’avait pas repris l’énoncé du moyen qu’il avait initialement avancé dans sa requête introductive d’instance. Pour contester le mandat d’arrêt international délivré à l’encontre de son ministre des affaires étrangères par un juge d’instruction de Bruxelles, le Congo n’invoquait plus, en effet, la violation du droit international par la loi en vertu de laquelle l’Etat belge s’était attribué une compétence répressive universelle. Il demandait à la Cour de statuer, non sur le caractère illicite de la compétence ainsi donnée aux juridictions belges, mais uniquement sur la violation par la Belgique de l’immunité de juridiction couvrant son ministre.

 

Si la Cour se trouvait ainsi empêchée de trancher, dans le dispositif de son arrêt, la question de la compétence universelle telle que l’avait définie la législation belge, rien ne lui interdisait néanmoins de l’évoquer dans les motifs de sa décision. Il lui était loisible, en particulier, d’introduire dans l’exposé de son raisonnement telle appréciation qu’elle pouvait estimer « nécessaire ou souhaitable » de faire concernant l’existence alléguée d’un éventuel principe de compétence universelle et la conformité ou la non-conformité d’un tel principe aux règles internationales gouvernant les compétences des juridictions nationales. Ce que la Cour elle-même a d’ailleurs expressément constaté (§ 43 de l’arrêt). Elle n’est toutefois pas allée au-delà de cette constatation, faute vraisemblablement d’avoir vu se dégager en son sein une majorité en ce sens. C’est du moins ce qui paraît ressortir des nombreuses opinions des juges jointes à l’arrêt. Elle a donc laissé entièrement ouverte la question du caractère licite ou illicite de l’établissement unilatéral d’une compétence universelle par une législation nationale.

 

D’aucuns regretteront peut-être que cet arrêt n’apporte aucune lumière sur ce qu’ils estiment représenter un problème essentiel du droit international contemporain. Il serait cependant injuste de vouloir faire à la Cour le procès d’une occasion manquée. Surtout, il serait erroné de ne voir dans cet arrêt qu’une décision de circonstance. Son apport au droit international positif apparaît, au contraire, décisif.

 

L’apport décisif de l’arrêt du 14 février 2002 se situe sur un terrain autre que celui auquel on pouvait songer. A Waterloo, Napoléon attendait Grouchy et ce fut Blücher qui surgit ! Il en a été de même ici. Alors qu’on pensait avoir un jugement novateur traitant au moins en partie de la compétence universelle, la Cour a délivré un arrêt de principe qui règle pour la première fois de façon complète la question de l’inviolabilité et de l’immunité de juridiction pénale du ministre des affaires étrangères.

 

Cette question n’était certes pas méconnue par le droit international, mais elle était jusque là enveloppée d’une relative imprécision, voire même parfois empreinte d’incertitude. Il était entendu depuis longtemps qu’un ministre en charge des relations extérieures bénéficiait à l’étranger d’une certaine immunité, que les titulaires de la charge dans les différents Etats percevaient, peut-on dire, comme une immunité certaine. Ce qu’il y avait de remarquable tenait à ce que cette immunité paraissait aller tellement de soi que l’on n’avait guère paru éprouver le besoin de la consacrer formellement ni d’en expliciter la nature et le contenu.

 

La pratique généralement suivie en ce domaine ne traduisait pas seulement, semble-t-il, un usage de courtoisie. Elle était apparemment « acceptée comme étant le droit ». Elle était donc l’expression d’une règle coutumière, comme le montrèrent notamment les réactions provoquées par le double épisode d’une cocasse « arrestation » du ministre guinéen des affaires étrangères, « retenu » successivement par la police ghanéenne à l’aéroport d’Accra en octobre 1966, puis par les autorités ivoiriennes à Abidjan en juin 1967. C’est pourquoi la Cour a pu affirmer de façon catégorique, sans faire une quelconque référence à la pratique : « il est clairement établi en droit international » qu’un ministre des affaires étrangères, comme les autres personnes occupant un rang élevé dans l’Etat, jouit dans les autres Etats d’une immunité de juridiction civile et pénale (§ 51). Eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour ne s’est toutefois prononcée que sur l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité du ministre en exercice.

 

L’étendue et la portée de cette immunité n’étaient cependant précisées nulle part, sauf à considérer que la convention de 1969 sur les missions spéciales permettait de combler cette lacune. Ce qui était d’autant moins assuré que ladite convention fait elle-même renvoi au droit coutumier. Elle prévoit, en effet, qu’un ministre des affaires étrangères prenant part à une mission spéciale bénéficie, dans l’Etat de réception de la mission ou dans un Etat tiers, « en plus de ce qui est accordé par la présente Convention, des facilités, privilèges et immunités reconnus par le droit international ». Aussi la Cour a-t-elle estimé que, tout en fournissant des « enseignements utiles » sur certains aspects de la question des immunités, cette convention – pas plus d’ailleurs que la convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques – ne contenait « aucune disposition fixant de manière précise les immunités dont jouissent les ministres des affaires étrangères » (§ 52).

 

Sauf quelques rares exceptions, la doctrine elle-même n’avait guère contribué à clarifier le droit coutumier en la matière. On peut même dire que les différents traités et manuels généraux de droit international public – des plus anciens aux plus modernes – constituent dans l’ensemble un assez bon révélateur du flou relatif qui entourait jusqu’à présent la règle coutumière en cause. Lorsqu’ils traitent des organes chargés de la conduite des relations internationales, ces ouvrages doctrinaux consacrent des développements plus ou moins importants au statut international des chefs d’Etat et des agents diplomatiques, ainsi qu’aux privilèges et immunités qui leur sont reconnus respectivement par le droit coutumier et par le droit conventionnel. Toutefois, en ce qui concerne le ministre des affaires étrangères, ils se limitent généralement à l’exposé de ses fonctions et de son rôle et ne contiennent que très rarement des indications (toujours avec parcimonie et de façon souvent lapidaire) quant à l’immunité qui le couvre lorsqu’il se rend en territoire étranger. Dans le même ordre d’idées, il est certainement très significatif que ni le précieux Dictionnaire de la terminologie du droit international de Jules Basdevant, ni le récent Dictionnaire de droit international public de Jean Salmon ne font mention du ministre des affaires étrangères sous la rubrique « immunité de juridiction », lorsqu’ils donnent la liste des personnes qui bénéficient ès qualités d’une telle exemption à l’égard d’un for étranger.

 

Il est donc revenu à la Cour de faire une mise au point et de dire clairement quel est le contenu des règles de droit international sur ce sujet. Ce faisant, elle n’a pas pour autant œuvré en tant que législateur mais s’est normalement acquittée d’une fonction purement judiciaire : « elle dit le droit existant et ne légifère point. Cela est vrai même si la Cour, en disant et en appliquant le droit, doit nécessairement en préciser la portée » (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, 8 juillet 1996, § 18, CIJ Recueil 1996, p. 237).

 

La Cour a commencé par affirmer le caractère purement fonctionnel des immunités reconnues au ministre des affaires étrangères : celles-ci lui sont accordées pour pouvoir exercer librement ses fonctions et non pour son avantage personnel. La Cour s’est ainsi inspirée de la formule que l’on trouve dans le préambule de chacune des conventions de 1961, 1963 et 1969 portant respectivement sur les relations diplomatiques, les relations consulaires et les missions spéciales, où il est dit que le but des privilèges et immunités est « non pas d’avantager des individus mais d’assurer l’accomplissement efficace des fonctions ».

 

Aussi, afin de déterminer l’étendue de ces immunités, a-t-elle pris soin de détailler la nature des fonctions du ministre des affaires étrangères (§ 53). Chargé de la direction de l’action diplomatique et de la représentation internationale de son gouvernement, il exerce son autorité sur l’ensemble des agents diplomatiques en poste à l’étranger et dispose ex officio de pleins pouvoirs pour agir au nom de l’Etat, comme le précise l’article 7 de la convention de Vienne sur le droit des traités. D’autre part, ses fonctions lui conférant automatiquement la qualité de représentant de l’Etat, il est évident qu’il n’a pas à présenter de lettres de créance, d’autant plus que celles délivrées au nom de son Etat sont généralement revêtues de son contreseing. De plus, ses actes et ses déclarations sont susceptibles d’engager l’Etat sur le plan international, comme l’avait indiqué la Cour permanente de Justice internationale en 1933 dans l’affaire du Groenland oriental, à laquelle l’arrêt du 14 février 2002 aurait peut-être pu faire une discrète référence.

 

La Cour s’est en outre attachée à montrer que les conditions d’exercice de ses fonctions par un ministre des affaires étrangères supposaient que, « pour toute la durée de sa charge, il bénéficie d’une immunité de juridiction pénale et d’une inviolabilité totales à l’étranger » (§ 54). En raison du développement de nouvelles formes de diplomatie ad hoc facilitées par les progrès prodigieux des moyens de transport, il est plus fréquemment appelé qu’autrefois à effectuer des voyages à l’étranger. L’exercice de ses fonctions requiert donc non seulement une liberté complète de déplacement, mais aussi une totale liberté de communication avec son gouvernement et le réseau de ses représentations extérieures ainsi qu’avec les représentants des autres Etats.

 

C’est en ayant en vue l’ensemble de ces considérations que la Cour précise qu’un ministre des affaires étrangères doit être protégé de « tout acte d’autorité » qu’un Etat étranger prétendrait exercer à son égard. Il ne s’agit pas seulement de tout acte de contrainte ou de coercition exercé sur la personne de l’intéressé, comme une mesure d’arrestation, par exemple. Il peut s’agir aussi d’une simple menace susceptible de porter atteinte à l’exercice normal de ses fonctions, comme la mise en œuvre de l’action publique ou une décision d’inculpation dans le cadre d’une procédure pénale, même si elle ne se traduit pas effectivement par une mesure coercitive : « le simple fait qu’en se rendant dans un autre Etat ou qu’en traversant celui-ci un ministre des affaires étrangères puisse être exposé à une procédure judiciaire peut le dissuader de se déplacer à l’étranger lorsqu’il est dans l’obligation de le faire pour s’acquitter de ses fonctions » (§ 55).

 

Cette immunité est, de surcroît, une immunité absolue en ce sens qu’elle couvre l’ensemble des actes du ministre en exercice, sans qu’il soit possible de distinguer entre les actes accomplis à titre « officiel » et ceux accomplis à titre « privé », ou entre les actes accomplis avant l’entrée en fonctions et ceux accomplis durant l’exercice des fonctions. Ces distinctions ne peuvent éventuellement être prises en compte qu’après la cessation des fonctions. En pareil cas, en effet, un ancien ministre des affaires étrangères pourrait être jugé par un tribunal étranger, à la double condition que celui-ci ait compétence selon le droit international et que l’instance soit ouverte « au titre d’actes accomplis avant ou après la période pendant laquelle il a occupé ces fonctions, ainsi qu’au titre d’actes qui, bien qu’accomplis durant cette période, l’ont été à titre privé » (§ 61).

 

Le caractère absolu de l’immunité de juridiction pénale du ministre des affaires étrangères en exercice devant les juridictions internes d’un autre Etat se traduit encore par le fait que cette immunité n’est assortie d’aucune exception, même lorsque ledit ministre est soupçonné, comme c’était le cas en l’espèce, d’avoir commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. Afin de parvenir à cette conclusion, la Cour s’est livrée à un triple examen (§ 58). Elle a d’abord examiné la pratique des Etats, telle qu’elle s’exprime notamment à travers les législations et les décisions judiciaires nationales, et elle a considéré qu’on ne pouvait « déduire de cette pratique l’existence, en droit international coutumier, d’une exception quelconque à la règle consacrant l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité des ministres des affaires étrangères » pour des crimes de cette nature. Elle a procédé ensuite à l’examen des dispositions relatives à l’immunité ou à la responsabilité pénale des individus possédant une qualité officielle contenues dans les statuts des juridictions pénales internationales (tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo, tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, Cour pénale internationale) pour constater que « ces règles ne lui permettaient pas davantage de conclure à l’existence, en droit international coutumier, d’une telle exception en ce qui concerne les juridictions nationales ». Elle a noté enfin que la jurisprudence de ces juridictions pénales internationales (T.M.I. et T.P.I.) ne concernait aucunement « la question des immunités des ministres des affaires étrangères en exercice devant les juridictions nationales » et ne contredisait donc pas les constatations que la Cour avait faites par ailleurs.

 

En outre, les immunités que le droit international reconnaît à un ministre des affaires étrangères demeurent opposables devant les tribunaux d’un Etat étranger, même lorsque ceux-ci exercent une compétence sur la base de conventions internationales qui ont pour objet la répression de certains crimes graves et qui, mettant en œuvre le principe aut dedere aut judicare, font obligation aux Etats parties d’étendre à cette fin leur compétence juridictionnelle. La raison en est que « les règles gouvernant la compétence des tribunaux nationaux et celles régissant les immunités juridictionnelles doivent être soigneusement distinguées » (§ 59). Ce que la Cour résume par la formule bien frappée : « la compétence n’implique pas l’absence d’immunité et l’absence d’immunité n’implique pas la compétence ».

 

Après avoir ainsi précisé l’étendue et la portée de l’immunité pénale qui, selon le droit international coutumier, protège le ministre des affaires étrangères en exercice, la Cour a tenu à souligner qu’immunité n’équivalait évidemment pas à impunité. Elle ne pouvait pas ne pas insister sur ce point ; car l’opinion commune tend souvent à confondre ces deux termes à consonance identique, dont la différence tient finalement à peu de chose puisqu’une seule lettre les distingue. Selon la Cour, « l’immunité de juridiction dont bénéficie un ministre des affaires étrangères en exercice ne signifie pas qu’il bénéficie d’une impunité au titre de crimes qu’il aurait pu commettre » et qu’il est exonéré de toute responsabilité pénale (§ 60). Celle-ci peut être mise en œuvre dans quatre situations (§ 61) : lorsque l’immunité accordée par le droit international n’existe pas (devant un tribunal de son propre pays), ou n’existe plus (devant un tribunal étranger si son Etat lève l’immunité), ou n’existe plus totalement (devant un tribunal étranger ayant compétence selon le droit international, après la cessation de ses fonctions, pour des actes accomplis en dehors de la période où il était en fonctions ou pour des actes accomplis à titre privé durant cette période), ou encore lorsque l’immunité prévue par le droit international devient proprement inconcevable (devant un juge pénal international).

 

En définitive, le souci manifesté par les juges de La Haye de rendre une décision aussi précise et aussi complète que possible se traduit par « une contribution importante de la Cour au développement du droit international dans un domaine d’une grande actualité », pour reprendre une expression de la déclaration à la presse du Président de la C.I.J. aussitôt après le prononcé de l’arrêt du 14 février 2002. A n’en pas douter, cet arrêt est à rapprocher d’autres grandes décisions de la Cour qui, par leur apport à la clarification du droit coutumier, ont durablement marqué l’évolution du droit international.

 

 

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Copyright : © 2002 Jean-Pierre Quéneudec. Tous droits réservés.

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Mode officiel de citation :

Quéneudec Jean-Pierre. - "Un arrêt de principe : l'arrêt de la C.I.J. du 14 février 2002". - Actualité et Droit International, mai 2002. [http://www.ridi.org/adi].

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