De la raison du plus fort ou comment les États-Unis ont (ré)inventé le droit
international et leur droit constitutionnel
par
Sarah Pellet
Chargée de Mission à la CNCDH
Résumé :
L’intervention armée des États-Unis sur le sol afghan à la suite des attentats
du 11 septembre a abouti à ce que tous s’accordent pour considérer la situation
comme un conflit armé international régi par les Conventions de Genève de 1949.
Pourtant, le traitement, par les autorités américaines, des personnes faites
prisonnières au cours de ce conflit - et qui sont actuellement détenues sur la
base américaine de Guantánamo - est très préoccupant eu égard aux violations du
droit international et du droit constitutionnel américain qu’il engendre.
Abstract :
After the attacks of September 11, the US armed intervention in Afghanistan
resulted in a international armed conflict to which the 1949 Geneva Conventions
apply. However, the treatment of the people arrested during this conflict – and
who are currently detained on the US Base at Guantánamo
– calls for careful scrutiny of the international and the US constitutional law
violations to which it gives rise.
Impression
et citations : Seule la version
au format PDF fait référence. |
INTRODUCTION
Les attaques du 11 septembre
2001 à New York, à Washington et en Pennsylvanie ont profondément marqué les
esprits. Tous s’accordent pour considérer qu’il y aura désormais un « avant 11
septembre » et un « après 11 septembre ». Les implications de ces attaques ont
été considérables du point de vue du droit international, notamment compte tenu
de l’analyse de la situation par le gouvernement américain.
Au lendemain des événements du
11 septembre 2001, plusieurs spécialistes sont intervenus pour s’indigner contre
la position américaine considérant les actes terroristes comme des actes de
guerre.
Pourtant, force est de constater que les développements ultérieurs ont abouti à
modifier drastiquement cette position puisque la résolution 1368 du Conseil de
sécurité adoptée le 12 septembre 2001, qui qualifie les actes terroristes de
« menaces à la paix et à la sécurité internationales », reconnaît le « droit
inhérent de légitime défense individuelle ou collective conformément à la Charte
[des Nations Unies] ».
Dès lors, l’intervention armée
des États-Unis sur le sol afghan a abouti à ce que tous s’accordent pour
considérer la situation comme un conflit armé international régi, en
conséquence, par les Conventions de Genève de 1949.
Pourtant, le traitement, par les autorités américaines, des personnes faites
prisonnières au cours de ce conflit et qui sont actuellement détenues sur la
base américaine de Guantánamo est très préoccupant eu égard aux violations
flagrantes du droit international qu’il engendre (I). De plus, le Military
Order du 13 novembre 2001
laisse présager que les suites judiciaires auxquelles nombre de ces prisonniers
vont devoir faire face ne feront que confirmer cet état de fait (II).
I. - LE STATUT DES DÉTENUS DE GUANTÁNAMO EN DROIT INTERNATIONAL
La question du statut des
personnes détenues sur la base de Guantánamo
amène les Etats-Unis à nier toute applicabilité au droit international
humanitaire (B) en dépit de la clarté de ce dernier (A).
A. - Le droit de Genève
La IIIe Convention de Genève
relative au traitement des prisonniers de guerre est la seule applicable en
l’espèce puisque ni l’Afghanistan ni les Etats-Unis n’ont ratifié le Premier
Protocole additionnel aux Conventions de Genève relatif à la protection des
victimes des conflits armés internationaux.
L’article 2 de la IIIe
Convention régissant ses conditions d’application stipule que :
« En dehors des dispositions qui
doivent entrer en vigueur dès le temps de paix, la présente Convention
s'appliquera en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant
entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l'état de
guerre n'est pas reconnu par l'une d'elles ».
Ainsi, l’existence d’un conflit
armé international est la seule condition à l’application de la IIIe Convention
de Genève. Dans le cas d’espèce, et ce même si le gouvernement taliban n’a
jamais été reconnu par les États-Unis, l’intervention militaire américaine sur
le sol afghan, implicitement autorisée par la résolution 1368 du Conseil de
sécurité, peut être considérée comme remplissant cette condition puisque, selon
le Comité International de la Croix Rouge (CICR), « [t]out différend surgissant
entre deux États et provoquant l'intervention de forces armées est un conflit
armé au sens de l'article 2 [commun aux quatre Conventions de Genève], même si
l'une des Parties conteste l'état de belligérance ».
En ce qui concerne la qualité de
prisonnier de guerre, l’article 4 dispose que :
« A. Sont prisonniers de guerre, au sens de la
présente Convention, les personnes qui, appartenant à l'une des catégories
suivantes, sont tombées au pouvoir de l'ennemi :
1) les membres des forces armées
d'une Partie au conflit, de même que les membres des milices et des corps de
volontaires faisant partie de ces forces armées ;
2) les membres des autres
milices et les membres des autres corps de volontaires, y compris ceux des
mouvements de résistance organisés, appartenant à une Partie au conflit et
agissant en dehors ou à l'intérieur de leur propre territoire, même si ce
territoire est occupé, pourvu que ces milices ou corps de volontaires, y compris
ces mouvements de résistance organisés, remplissent les conditions suivantes :
a) d'avoir à leur tête une
personne responsable pour ses subordonnés ;
b) d'avoir un signe distinctif
fixe et reconnaissable à distance;
c) de porter ouvertement les
armes ;
d) de se conformer, dans leurs
opérations, aux lois et coutumes de la guerre ;
3) les membres des forces armées
régulières qui se réclament d'un gouvernement ou d'une autorité non reconnus par
la Puissance détentrice ; [...] ».
Ainsi, en vertu des alinéas 1 et
3 de cet article, tout laisse à penser que les combattants de l’armée régulière
talibanne sont des prisonniers de guerre. En ce qui concerne les membres d’Al
Qaida, non afghans, l’alinéa 2 doit permettre lui aussi de les considérer comme
bénéficiant du statut de prisonnier de guerre. L’interprétation de cet alinéa
par le CICR ne fait pas obstacle à cette application, puisque selon lui :
« Les personnes qui appartiennent à une
organisation militaire ou à un mouvement de résistance organisé constitués en
territoire occupé pour lutter contre la Puissance occupante et exerçant un
contrôle effectif sur ses formations et unités subordonnées, à condition :
a) que le Gouvernement ou les
Autorités responsables dont se réclame cette organisation aient notifié à la
Puissance occupante, par une voie lui permettant de recevoir des communications
et d'y répondre, l'entrée en lutte de ladite organisation ainsi que le signe
distinctif porté par ses membres ;
b) que les membres de cette
organisation soient placés sous les ordres d'un chef responsable; qu'ils portent
de manière constante un signe distinctif fixe, reconnaissable à distance ;
qu'ils portent ouvertement les armes; qu'ils se conforment aux lois et coutumes
de la guerre et traitent selon les dispositions de la présente Convention les
ressortissants de la Puissance occupante tombés en leur pouvoir ».
Et quand bien même pourrait
surgir un doute sur l’application du statut de prisonniers de guerre au membres
d’Al Qaida, l’article 5 de la IIIe Convention de Genève stipule que :
« S'il y a doute sur l'appartenance à l'une des
catégories énumérées à l'article 4 des personnes qui ont commis un acte de
belligérance et qui sont tombées aux mains de l'ennemi, lesdites personnes
bénéficieront de la protection de la présente Convention en attendant que leur
statut ait été déterminé par un tribunal compétent ».
Plusieurs interrogations
subsistent quant aux notions de « doute » et de « tribunal compétent ». En ce
qui concerne cette dernière, les commentaires du CICR précisent que :
« A Genève, en 1949, un premier
amendement substitua à l'expression d'‘autorité
responsable’
la désignation plus précise d'un tribunal militaire. Cette modification se
justifiait par le fait que des décisions qui peuvent avoir les conséquences les
plus graves ne devaient pas être laissées à l'appréciation d'une seule personne,
parfois de grade très modeste. Un tribunal était qualifié pour en connaître;
ceux qui prennent part aux combats sans en avoir le droit sont, en effet,
passibles de peines judiciaires pour homicide prémédité, ou tentative d'homicide
prémédité et la peine peut aller jusqu'à l'exécution capitale. Cette solution,
pourtant, n'alla pas sans objections, car traduire quelqu'un devant un tribunal
militaire peut éventuellement entraîner pour lui des conséquences aussi graves
que la privation du bénéfice de la Convention. Aussi, les rédacteurs ont-ils
apporté une nouvelle modification au texte de Stockholm en stipulant que les
personnes dont la situation était incertaine seraient déférées à un
‘tribunal compétent’
et non plus expressément à un tribunal militaire ».
En revanche, en ce qui concerne
la notion de « doute », les commentaires du CICR ne fournissent aucune
indication. Ce silence est probablement à l’origine de l’interprétation qu’en
font les Etats-Unis, mais ne saurait la justifier.
C’est d’ailleurs ce que semble sous-entendre la Commission inter-américaine des
droits de l’homme dans sa décision du 12 mars 2002. En effet, statuant sur une
demande de mesures conservatoires émanant du Center for Constitutional Rights,
la Commission a ainsi déclaré :
« […] according to
international norms applicable in peacetime and in wartime, such as those
reflected in Article 5 of the Third Geneva Convention and Article XVIII of the
American Declaration of the Rights and Duties of Man, a competent court or
tribunal, as opposed to a political authority, must be charged with
ensuring respect for the legal status and rights of persons falling under the
authority and control of a State. […] On this basis, the Commission hereby
requests that the United States take the urgent measures necessary to have the
legal status of the detainees at Guantánamo Bay determined by a competent
tribunal ».
Si les Etats-Unis permettaient à
un tribunal compétent de se prononcer sur le statut des membres d’Al Qaida et
que ce tribunal leur refusait la qualification de prisonniers de guerre, dès
lors, ils bénéficieraient des garanties prévues dans la IVe Convention de Genève
relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre. Pourtant, à
cet égard, un autre problème pourrait se poser. Une juridiction américaine
pourrait interpréter le transfert de membres d’Al Qaida d’Afghanistan vers
Guantánamo comme rendant obsolète la protection prévue par la IVe Convention de
Genève. En effet, s’il est certain que celle-ci s’applique dans le cadre du
conflit armé international sur le sol afghan, la situation qui prévaut sur le
sol américain est tout autre.
L’accord bilatéral de 1903
conclu entre la République de Cuba et les États-Unis dispose en effet, dans son
article III que :
« While on the one
hand the United States recognizes the continuance of the ultimate sovereignty of
the Republic of Cuba over the above described areas of land and water, on the
other hand the Republic of Cuba consents that during the period of occupation by
the United-States of said areas under the terms of this agreement the United
States shall exercise complete jurisdiction and control over and within
said areas […] ».
La base américaine est donc
régie par les mêmes lois que celles qui s'appliquent au territoire américain.
Une juridiction américaine pourrait alors décider que l’article 3 commun aux
Conventions de Genève ne trouve pas à s’appliquer puisque le sol américain
n’abrite ni conflit armé international ni conflit armé interne. Ainsi, ces
détenus ne bénéficieraient d’aucune garantie du droit humanitaire et verraient
leurs droits réduits,
phénomène décrit par Theodor Meron depuis le début des années 80
et auquel aucune solution satisfaisante n’a été apportée jusqu’à présent.
B. - L’interprétation américaine
L’Administration Bush soutient
que les combattants du régime taliban bénéficient de la protection de la IIIe
Convention de Genève mais ne peuvent se voir appliquer le statut de prisonniers
de guerre. En revanche, elle refuse d’appliquer cette convention aux miliciens
d’Al Qaida puisqu’elle considère qu’Al Qaida est « a foreign terrorist group ».
Cette interprétation revient sur celle qui prévalait jusqu’alors et qui
consistait à considérer tous les prisonniers, afghan ou étrangers, comme des
« combattants illégaux » ou « détenus du champ de bataille ». Cette
qualification n’est pas reconnue dans les conventions de Genève mais revêt une
signification particulière en droit américain. La Cour Suprême des États-Unis a
défini cette notion à propos de nazis infiltrés sur le territoire américain
pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Le CICR ne paraît pas partager
cette interprétation puisque dans un communiqué de presse du 9 février 2002
celui-ci écrit :
« Le droit international
humanitaire prévoit que les membres des forces armées, de même que les membres
des milices faisant partie de ces forces armées, qui sont capturés par
l'adversaire dans un conflit armé international sont protégés par la IIIe
Convention de Genève. Les avis divergent entre les États-Unis et le CICR quant
aux procédures à appliquer pour déterminer que les personnes détenues n'ont pas
droit au statut de prisonnier de guerre. Les États-Unis et le CICR poursuivront
le dialogue sur cette question ».
Celui-ci précise également qu’il
« reste fermement convaincu que le respect du droit international humanitaire ne
constitue en aucune façon un obstacle à la lutte contre la terreur et le crime.
Le droit international humanitaire accorde à la puissance détentrice le droit de
poursuivre en justice les prisonniers de guerre soupçonnés d'avoir commis des
crimes de guerre ou tout autre délit avant ou pendant les hostilités ».
Dès lors, permettre à tous les détenus de Guantánamo de bénéficier, en
application du droit humanitaire, du statut de prisonnier de guerre
n’empêcherait pas les États-Unis de les juger pour les infractions de droit
commun dont ils se seraient rendus coupables avant ou pendant les hostilités
sous réserve de respecter l’article 99 de la IIIe Convention de Genève
et plus généralement le chapitre III de cette Convention.
L’interprétation actuelle de
l’Administration Bush revient également sur les positions américaines qui
prévalaient jusqu’alors. Par exemple, en 1987, Michael Matheson, alors
conseiller juridique adjoint du Ministère des affaires étrangères américain
écrivait :
« […] we [the
United States] do support the principle that, should any doubt arise as to
whether a person is entitled to combatant status, he be so treated until his
status has been determined by a competent tribunal, as well as the principle
that if a person who has fallen into the power of an adversary is not held as a
prisoner of war and is to be tried for an offense arising out of the
hostilities, he should have the right to assert his entitlement before a
judicial tribunal and to have that question adjudicated ».
Ainsi, si le droit international
paraît très clair, les Etats-Unis refusent de l’appliquer, mettant en danger la
cohérence d’un système universellement reconnu.
Et il semble que les suites judiciaires prévues en ce qui concerne les
prisonniers détenus sur la base de Guantánamo ne fassent que confirmer cette
volonté américaine de ne pas respecter ses engagements internationaux et plus
encore d’agir en violation de sa propre Constitution.
II. - LE MILITARY ORDER DU 13 NOVEMBRE 2001
Le Military Order du 13
novembre 2001 du Président Bush, qui permet de soumettre les personnes détenues
sur la base de Guantánamo à la juridiction de tribunaux militaires d’exception (military
commissions), soulève des problèmes d’ordre constitutionnel et international
au regard des obligations auxquelles sont soumis les États-Unis.
A. - Les violations constitutionnelles
En vertu du cinquième Amendement
à la Constitution américaine, « [n]ul ne sera tenu de répondre d'un crime
capital ou infamant sans un acte de mise en accusation, spontané ou provoqué,
d'un Grand Jury, sauf en cas de crimes commis pendant que l'accusé servait
dans les forces terrestres ou navales, ou dans la milice, en temps de guerre ou
de danger public [...] ».
Or, les détenus de Guantánamo, auxquels les États-Unis refusent de reconnaître
le statut de prisonnier de guerre, sont donc de facto renvoyés au statut
de simples personnes civiles auxquelles doivent s’appliquer les prescriptions du
cinquième Amendement. L’argument selon lequel des terroristes étrangers peuvent
être attraits devant des cours martiales puisqu’un militaire américain est
lui-même soumis à une juridiction militaire ne saurait donc trouver de fondement
en droit américain. En effet, la Constitution américaine, si elle reconnaît la
compétence de juridictions militaires sur des militaires américains, n’autorise
en aucun cas l’organisation de procédures militaires à l’encontre de personnes
civiles suspectées d’avoir commis des actes terroristes ou d’autres crimes de
droit commun. De surcroît, le Military Order du 13 novembre 2001 ne
contient même pas les garanties dont bénéficie tout militaire américain accusé
devant une cour martiale.
De plus, la Cour Suprême des
États-Unis a déclaré de façon non équivoque que des personnes civiles ne
pouvaient en aucun cas être attraites devant une juridiction militaire
d’exception dès lors que les juridictions de droit commun étaient en état de
fonctionner normalement.
Le Military Order ne
s'applique pas aux citoyens américains
mais aucune base constitutionnelle ne saurait justifier que les étrangers ne
bénéficient pas des mêmes droits constitutionnels que les Américains dans le
cadre d'une procédure pénale. Ainsi, la Cour Suprême des États-Unis a déclaré
qu'une loi qui avait pour effet de condamner les immigrés chinois en situation
irrégulière sur le territoire américain à un an de travaux forcés sans procès
était inconstitutionnelle.
Dans un jugement postérieur, la Cour Suprême a explicité sa jurisprudence en
déclarant que « Under our law, the alien in several respects stands on an equal
footing with citizens […].
[I]n criminal proceedings against
him, he must be accorded the protections of the Fifth and Sixth Amendments ».
De plus, le Military Order
soustrait à la compétence des juridictions de droit commun des faits qui sont de
leur ressort, en violation de l'article III de la Constitution américaine. Cet
article stipule en effet que « [l]e pouvoir judiciaire des États-Unis sera
conféré à une Cour suprême et à telles cours inférieures dont le Congrès pourra
de temps à autre ordonner l'institution. Les juges de la Cour suprême et des
cours inférieures conserveront leurs charges aussi longtemps qu'ils en seront
dignes et percevront, à échéances fixes, une indemnité qui ne sera pas diminuée
tant qu'ils resteront en fonctions. (…) ».
Les crimes tombant sous le coup de cet article recouvrent les crimes fédéraux.
Trois exceptions à ce principe sont prévues : les cours territoriales, les cours
martiales et les affaires impliquant des public rights. Les juridictions
militaires d'exception prévues dans le Military Order ne sont pas des
cours martiales puisque les garanties prévues ne sont pas équivalentes à celles
prévues dans le Code de justice militaire américain (Uniform Code of Military
Justice). De plus, en l'espèce, elles ne jugeront pas des militaires mais
des personnes civiles. En créant de toute pièce des juridictions compétentes
pour juger des personnes civiles accusées d’avoir commis des crimes fédéraux, le
pouvoir exécutif viole l'article III puisque celui-ci stipule que seul le
Congrès a le pouvoir de créer des cours fédérales.
Les garanties fondamentales en
matière judiciaire ne sont pas respectées dans le Military Order ni a
fortiori par les règles de procédure applicables par les juridictions
militaires d’exception.
L'acte d'accusation n'est pas décidé par le grand jury, le jury n’a pas
vocation à intervenir dans la procédure prévue, la présomption d'innocence n'est
pas respectée, le droit de ne pas témoigner contre soi n'est pas prévu, l'accusé
ne peut pas choisir un avocat, le droit d'accès aux pièces à charge n'est pas
prévu, rien ne prévoit que le doute raisonnable bénéficie à l'accusé, la
possibilité d'appel de la décision n'existe pas, les textes régissant la preuve
ne sont pas fixés, le droit applicable reste inconnu mais il ne saurait s'agir
de règles rétroactives ni d'un droit créé de toutes pièces par ces juridictions
ou par un décret de l'exécutif puisque seul le Congrès est compétent pour
définir les crimes fédéraux.
B. - Les violations du droit international
Outre la violation flagrante de
ses obligations internationales par l’Administration Bush eu égard au statut des
personnes détenues sur la base de Guantánamo, le Military Order contribue
aussi à ce constat.
A l'exception de la Charte
africaine des droits de l'homme et des peuples, tous les instruments régionaux
et universels relatifs aux droits de l'homme prévoient expressément la
possibilité de déroger à certains droits dans les cas de situation d'urgence. En
l'espèce, les États-Unis ont ratifié le Pacte international relatif aux droits
civils et politiques en 1992 dont l'article 4 permet de telles dérogations.
L'Observation générale n° 29 du
Comité des droits de l'homme,
adoptée le 24 juillet 2001, explicite le régime juridique des dérogations
prévues à l'article 4 du Pacte. Les États-Unis doivent prouver qu'un danger
public menace l'existence de la Nation. De plus, il ne peut être dérogé à
certains droits : le droit à la vie, l'interdiction des tortures et autres
peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, la non-rétroactivité des
peines, la reconnaissance de la personnalité juridique de chaque individu et la
liberté de pensée, de conscience et de religion. A cette liste s'ajoutent les
règles impératives du droit international telles que le principe de
non-discrimination et le respect des règles du procès équitable et de la
présomption d'innocence. De plus, le Pacte - ainsi que la Convention
interaméricaine des droits de l'homme - prévoit que ces dérogations doivent être
proportionnées.
Tous les organes de contrôle des
instruments relatifs à la protection des droits de l'homme ont eu à connaître de
situations dans lesquelles des personnes civiles étaient jugées devant des
juridictions militaires d'exception. Le Pérou a ainsi été condamné par la Cour
interaméricaine des droits de l'homme pour avoir jugé un citoyen américain pour
acte de terrorisme devant une cour composée de juges « sans visage ». Cette
procédure avait d'ailleurs été vivement critiquée par le gouvernement américain
au motif qu'elle violait les droits de l'homme fondamentaux…
Enfin, l'État qui déclare l'état d'urgence doit
le notifier aux autres parties contractantes au Pacte ainsi qu'au Secrétaire
général des Nations Unies. Il doit aussi établir la liste des droits auxquels il
entend déroger et justifier sa position. Pour l'instant les États-Unis ne se
sont pas acquittés de cette obligation.
CONCLUSION
A ces questions concernant les
violations flagrantes du droit international et du droit constitutionnel par
l’Administration Bush s'ajoute un autre problème de taille. Alors qu'aucune
juridiction militaire d'exception n'a, à ce jour, été mise en place, et ce même
si tout laisse à penser que Zacarias Moussaoui, citoyen français arrêté en août
2001 sur le territoire américain pour séjour irrégulier - et qui n’a donc jamais
combattu dans le cadre du conflit armé en Afghanistan -, était le premier
destinataire du Military Order du 13 novembre 2001, les États-Unis font
une distinction dangereuse entre des prisonniers pourtant tous membres présumés
d'Al Qaida. En effet, Zacarias Moussaoui sera jugé devant un tribunal de droit
commun pour les mêmes crimes que les prisonniers de Guantánamo auxquels
l'Administration Bush refuse d'accorder le statut de prisonnier de guerre.
De plus, John Phillip Walker Lindh, citoyen américain, arrêté sur le territoire
afghan et membre présumé d'Al Qaida, est quant à lui poursuivi et jugé devant
une juridiction de droit commun de l'État de Virginie pour « conspiracy to
murder U.S. Nationals (et non terrorisme … alors qu’il a participé aux mêmes
faits que d’autres prisonniers détenus sur la base de Guantánamo), conspiracy
to provide material support and resources to foreign terrorist organizations,
providing material support and resources to foreign terrorist organizations,
conspiracy to contribute services to al Qaeda, contributing services to al
Qaeda, conspiracy to supply services to the Taliban, supplying
services to the Taliban, using and carrying firearms and destructive devices
during crimes ) (sic) of violence ».
* * *
NOTES
Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme. Les opinions exprimées
ici sont personnelles et ne sauraient refléter celles de la CNCDH.
Voir inter alia, PELLET (A.), "Non, ce n’est pas la guerre !", Le
Monde, vendredi 21 septembre 2001. Voir également les développements
contenus dans le Forum du European Journal of International Law, à
l’adresse : <http://www.ejil.org/forum_WTC/index.html>.
Résolution 1368 (2001) adoptée le 12 septembre 2001 par le Conseil de
sécurité, disponible sur le site Internet des Nations Unies, à l'adresse :
<http://www.un.org/french/docs/sc/2001/res1368f.pdf>.
Voir
aussi DUPUY (P.-M.), « The Law after the Destruction of the Towers »,
European Journal of International Law, Discussion Forum on "The Attack on
the World Trade Center: Legal Responses", disponible sur le site du
European Journal of International Law , à l'adresse :
<http://www.ejil.org/forum_WTC/ny-dupuy.html>.
Convention de Genève pour l'amélioration du sort des blessés et des malades
dans les forces armées en campagne, du 12 août 1949, Recueil des traités
des Nations Unies, vol. 75, p. 31 ; Convention de Genève pour
l'amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces
armées sur mer, du 12 août 1949, Recueil des traités des Nations Unies,
vol. 75, p. 85 ; Convention de Genève relative au traitement des prisonniers
de guerre, du 12 août 1949, Recueil des traités des Nations Unies, vol.
75, p. 135 [ci-après IIIe Convention de Genève] ; Convention de Genève
relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, du 12 août
1949, Recueil des traités des Nations Unies, vol. 75, p. 287 [ci-après
IVe Convention de Genève]. L'article 2 commun de ces conventions disposent
ainsi qu'elles s'appliquent notamment « en cas de guerre déclarée ou de tout
autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties
contractantes, même si l'état de guerre n'est pas reconnu par l'une d'elles ».
Le texte des conventions est disponible sur le site Internet du CICR, à
l'adresse : <http://www.icrc.org/fre/parties_cg>. Voir également PELLET (A.),
"Malaise dans la guerre : à quoi sert l’O.N.U. ?", Le Monde, 15
novembre 2001, disponible sur Internet à l'adresse : <http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3232--243939-,00.html>.
Military Order of November 13, 2001, Federal Register, vol. 66, Number
222, Presidential Documents, November 16, 2001, pp. 57833-57836.
Texte disponible en
tant que communiqué de presse sur le site Internet de la Maison Blanche, à
l'adresse : <http://www.whitehouse.gov/news/releases/2001/11/20011113-27.html>. Pour une présentation succincte mais très complète, voir YOUNG (S.), « United
States Military Commissions : A Quick Guide to Available Resources »,
disponible sur le site LLRX.com à l’adresse : <http://www.llrx.com/features/military.htm>.
Le sort des personnes détenues en Afghanistan et en d’autres lieux est tout
aussi préoccupant mais par souci de concision nous ne traiterons pas ce sujet
dans cet article.
L’Afghanistan a ratifié la IIIe Convention de Genève, sans réserves, en 1956.
Les États-Unis ont fait de même en 1955, sans réserves ni déclarations
interprétatives. En effet, si les États-Unis ont émis 2 réserves lors de la
ratification des Conventions de Genève, elles ne portent pas sur la IIIe
Convention.
Organization of American States, Inter-American Commission on Human Rights,
Detainees at Guantánamo Bay, Washington, D.C. 20006 U.S.A., March 12, 2002 (souligné
par nous). Les
États-Unis avaient 30 jours pour répondre à cette décision. Cependant, force
est de constater que les autorités américaines n’ont pas répondu et agissent
donc en violation de leurs obligations internationales. Il est également
significatif de noter que le Center for Constitutional Rights mis à
part, cette décision n’a reçu presqu’aucune publicité, si ce n’est une dépêche
de l’AFP en anglais, et des échos sur les sites de divers ONGs. Voir par
exemple Human Rights Watch, « OAS Urges U.S. to Reverse Detainees
Decision », disponible sur Internet à l'adresse :
<http://hrw.org/press/2002/03/oas031502.htm>.
Voir Agreement between the United States of America and the Republic of Cuba
for the lease (subject to terms to be agreed upon by the two governments) to
the United States of lands in Cuba for coaling and naval stations, signed in
Havana, February 16, 1903, and at Washington on February 23, 1903, continued
in effect by treaty of May 29, 1934, Bevans, vol. 6, pp. 1113-1115 (souligné
par nous).
En tout état de cause, voir infra, II. B.
Voir MERON (T.), "On the Inadequate Reach of Humanitarian and Human Rights Law
and the Need for a New Instrument", American Journal of International Law,
vol. 77, 1983, pp. 589-606 ; "Towards a Humanitarian Declaration of Internal
Strife", American Journal of International Law, vol. 78, 1984, pp.
859-868 ; "On a Hierarchy of International human Rights", American Journal
of International Law, vol. 80, 1986, pp. 1-23 ; "The Geneva Conventions as
Customary Law", American Journal of International Law, vol. 81, 1987,
pp. 348-370 ; MERON (T.) and ROSAS (A.), "A Declaration of Minimum
Humanitarian Standards", American Journal of International Law, vol.
85, 1991, pp. 375-381 ; EIDE (A.), ROSAS (A.) and MERON (T.), "Combating
Lawlessness in Gray Zone Conflicts Through Minimum Humanitarian Standards",
American Journal of International Law, vol. 89, 1995, pp. 215-223.
Voir affaire Ex parte Quirin, United States Reports, vol. 317,
1942, p. 1.
CICR, communiqué de presse 02/11 du 9 février 2002. Disponible sur le site
Internet du CICR <http://www.cicr.org>.
Article 99 : « Aucun prisonnier de guerre ne pourra être poursuivi ou condamné
pour un acte qui n'est pas expressément réprimé par la législation de la
Puissance détentrice ou par le droit international qui sont en vigueur au jour
où cet acte a été commis.
Aucune pression morale ou
physique ne pourra être exercée sur un prisonnier de guerre pour l'amener à se
reconnaître coupable du fait dont il est accusé.
Aucun prisonnier de guerre ne
pourra être condamné sans avoir eu la possibilité de se défendre et sans avoir
été assisté par un défenseur qualifié ».
MATHESON (M. J.), « The United States Position on the Relation of Customary
International Law to the 1977 protocols additional to the 1949 Geneva
Conventions: Remarks », American University Journal of International Law
and Policy, vol. 2, 1987, pp. 425-426.
Les Conventions de Genève du 12 août 1949 ont, à ce jour, été ratifiée par 190
États.
En cas de conflit armé interne, voir affaire ex parte Milligan,
United States Reports, vol. 71, 1866, p. 1 et en cas de conflit
armé international, voir affaire Duncan v. Kahanamoku, United States
Reports, vol. 327, 1946, p. 304. Dans ces affaires, la Cour Suprême
a explicitement rejeté la volonté de l’exécutif d’attraire des personnes
civiles devant des juridictions militaires d’exception et ce tant pendant la
guerre de sécession que pendant la Seconde Guerre Mondiale, considérant que
ces décisions étaient contraires à la Constitution des États-Unis.
La Cour
Suprême a ainsi déclaré dans l’affaire Milligan que : « By the
protection of the law human rights are secured; withdraw that protection, and
they are at the mercy of wicked rulers, or the clamor of the excited people.
If there was law to justify this military trial, it is not our province to
interfere; if there was not, it is our duty to declare the nullity of the
whole proceedings. The decision of this question does not depend on argument
or judicial precedents, numerous and highly illustrative as they are. These
precedents inform us of the extent of the struggle to preserve liberty and to
relieve those in civil life from military trials. The founders of our
government were familiar with the history of that struggle [...]. Time has
proved the discernment of our ancestors [...]. Those great and good men
foresaw that troublous times would arise, when rulers and people would become
restive under restraint, and seek by sharp and decisive measures to accomplish
ends deemed just and proper; and that the principles of constitutional liberty
would be in peril, unless established by irrepealable law [...]. The
Constitution of the United States is a law for rulers and people, equally in
war and in peace, and covers with the shield of its protection all classes of
men, at all times, and under all circumstances. No doctrine, involving more
pernicious consequences, was ever invented by the wit of man than that any of
its provisions can be suspended during any of the great exigencies of
government. Such a doctrine leads directly either to anarchy or despotism, but
the theory of necessity on which it is based is false; for the government,
within the Constitution, has all the powers granted to it, which are necessary
to preserve its existence [...]. Every trial involves the exercise of judicial
power; and from what source did the military commission that tried [Milligan]
derive their authority? Certainly no part of the judicial power of the country
was conferred on them; because the Constitution expressly vests it ‘in one
supreme court and such inferior courts as the Congress may from time to time
ordain and establish,’ and it is not pretended that the commission was a court
ordained and established by Congress. They cannot justify on the mandate of
the President; because he is controlled by law, and has his appropriate sphere
of duty, which is to execute, not to make, the laws; and there is ‘no
unwritten criminal code to which resort can be had as a source of
jurisdiction ».
Voir supra note 4, Section 2 « Definition and Policy »: « The term
‘individual subject to this order’ shall mean any individual who is not a
United States citizen […] ».
Voir affaire Wong Wing v. United States, United States Reports,
vol. 163, 1896, p. 228.
Voir affaire Harisiades v. Shaughnessy, United States Reports,
vol. 342, 1952, p. 580.
Voir Department of Defense, Military Commission Order No. 1, Procedures for
Trials by Commissions of Certain Non-United States Citizens in the War Against
Terrorism. Texte
disponible sur le site du U.S. Department of Defense, à l'adresse : <http://www.defenselink.mil/news/Mar2002/d20020321ord.pdf>. Voir également pour une analyse extrêmement détaillée le rapport d’Amnesty
international, « Memorandum on the rights of people in US custody in
Afghanistan and Guantánamo Bay », avril 2002, disponible sur le site d'Amnesty
International <http://www.amnesty.org>.
Voir la Convention interaméricaine des droits de l’homme, Recueil des
traités des Nations Unies, vol. 1144, p. 123. Les États-Unis ont signé la
Convention interaméricaine des droits de l’homme le 1er juin 1977
mais ne l’ont pas ratifiée à ce jour. L’article 27 de cette convention
stipule : « 1. En cas de guerre, de danger public ou dans toute autre
situation de crise qui menace l'indépendance ou la sécurité d'un État partie,
celui-ci pourra, strictement en fonction des exigences du moment, prendre des
mesures qui suspendent les obligations contractées en vertu de la présente
Convention, pourvu que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres
obligations imposées par le Droit international et n'entraînent aucune
discrimination fondée uniquement sur des considérations de race, de couleur,
de sexe, de langue, de religion ou d'origine sociale.
2. La disposition précédente
n'autorise pas la suspension des droits déterminés dans les articles suivants:
3 (Droit à la reconnaissance de la personnalité juridique); 4 (Droit à la
vie); 5 (Droit à l'intégrité de la personne); 6 (Interdiction de l'esclavage
et de la servitude); 9 (Principe de légalité et de rétroactivité); 12 (Liberté
de conscience et de religion); 17 (Protection de la famille); 18 (Droit à un
nom); 19 (Droit de l'enfant); 20 (Droit à une nationalité); 23 (Droits
politiques). Elle n'autorise pas non plus la suspension des garanties
indispensables à la protection des droits susvisés.
3. Tout État partie, qui a
recours au droit de suspension, devra immédiatement informer les autres États
parties à la présente Convention, par le truchement du Secrétaire général de
l'Organisation des États Américains, des dispositions dont l'application a été
suspendue, des motifs de la suspension et de la date fixée pour la fin de
celle-ci ». Le texte intégral de la convention est disponible sur le site
Internet de la Commission interaméricaine des droits de l'homme, à partir de
l'adresse :
<http://www.cidh.oas.org/docdebase.htm>.
Nations Unies, Doc. CCPR/C/21/Rev.1/Add.11, 31 août 2001, Observation générale
n°29, états d’urgence (art. 4).
Les 6 chefs d’inculpation de l’acte d’accusation de Zacarias Moussaoui sont :
conspiracy to commit acts of terrorism transcending national boundaries,
conspiracy to commit aircraft piracy, conpiracy to destroy aircraft,
conspiracy to use weapons of mass destruction, conspiracy to murder United
States employees and conspiracy to destroy property. Voir United States
of America v. Zacarias Moussaoui, United States District Court for the
Eastern District of Virginia, Alexandria Division, Indictment, December 2001,
disponible sur le site Internet du U.S. Department of Justice, à l'adresse :
<http://www.usdoj.gov/ag/moussaouiindictment.htm>.
Voir United States of America v. John Phillip Walker Lindh, United
States District Court for the Eastern District of Virginia, Alexandria
Division, Indictment, February 2002, disponible sur le site Internet du U.S.
Department of Justice, à l'adresse :
<http://www.usdoj.gov/ag/2ndindictment.htm>.
Copyright : © 2002 Sarah Pellet. Tous droits réservés. Impression
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officiel de citation :
PELLET Sarah. - "De la raison du plus fort
ou comment les États-Unis ont (ré)inventé le droit international et leur droit
constitutionnel". - Actualité et
Droit International, juin 2002. [http://www.ridi.org/adi].
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