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  La portée de la décision du Groupe spécial de l'OMC

dans l'affaire du bois d'œuvre canadien
 

par

Marc Bénitah *

Professeur de Droit international, Université du Québec
mbenitah@sympatico.ca

 

 

Résumé : Le récent rapport du Groupe spécial de l’OMC relatif au bois d’œuvre canadien a conclu que les États-Unis n’ont pas démontré de manière adéquate que la pratique canadienne mise en cause est une subvention. Cependant, seule la méthodologie utilisée par les États-Unis pour démontrer l’existence d’un avantage conféré aux producteurs de bois d’œuvre a été réellement pointée du doigt.

Abstract : The recent WTO panel report relating to Canadian softwood lumber has concluded that the United States did not adequately demonstrate that the contested Canadian practice is a subsidy. However, it is only the methodology used by the United States in the context of the « benefit conferred » criterion that was flawed.

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.

 

 

Le 27 septembre 2002, le Groupe spécial de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) établi pour trancher le cas du bois d’œuvre entre le Canada et les États-Unis a émis son rapport final[1]. Avant d’examiner les conclusions de ce rapport, rappelons brièvement que la pratique canadienne mise en cause a trait au montant des droits de coupe chargés par les gouvernements provinciaux aux industries désireuses de couper des arbres sur les terres publiques provinciales. Pour les États-Unis, ce montant est trop faible et équivaut à une subvention.

 

 

Pour gagner sa cause, le Canada devait démontrer qu’un ou plusieurs des trois critères identifiant légalement une subvention n’étaient pas satisfaits dans le cas du bois d’œuvre. Selon les textes de l’OMC, une pratique est une subvention si elle est “spécifique”, si elle implique une “contribution financière” gouvernementale et enfin si elle confère un “avantage” à ses récipiendaires.

 

- En ce qui concerne le critère de la “spécificité”, il signifie que la pratique gouvernementale mise en cause doit être en droit ou en fait accordée sélectivement à un groupe d'entreprises. Autrement dit, si le programme gouvernemental mis en cause est disponible pour tous les secteurs de l'économie, il n'est pas spécifique et n'est donc pas une subvention. Dans l’affaire du bois d’œuvre, ce critère n’a pas fait l’objet de débats entre les parties et est même absent du rapport du Groupe spécial. Le Canada et les États Unis semblent donc avoir considéré tacitement que la pratique canadienne est spécifique. En effet, seules deux industries - les scieries et les fabricants de pâte de papier - font usage des programmes provinciaux relatifs aux droits de coupe.

 

- En ce qui concerne le critère de la “contribution financière” gouvernementale, il semblait à première vue qu’il constituait une ligne de défense intéressante pour le Canada. En effet, l’intuition commune perçoit une “contribution financière” uniquement sous la forme d’une somme d’argent versée par un gouvernement à certaines industries. Or, ce n’est manifestement pas le cas dans le cas du bois d’œuvre. Cependant, cette intuition est trompeuse dans le contexte de l'Accord de l'OMC sur les subventions. En effet, cet Accord spécifie clairement qu’une contribution financière existe aussi dans le cas où « les pouvoirs publics fournissent des biens ou des services autres qu'une infrastructure générale, (…) »[2]. Le Groupe spécial de l’OMC a estimé que la pratique canadienne comportait la fourniture de biens (les arbres) par les pouvoirs publics et impliquait donc une contribution financière gouvernementale. Le Groupe spécial a rejeté l’argument du Canada selon lequel il n’y avait pas dans ce cas de contribution financière gouvernementale étant donné que les droits d'exploiter des ressources naturelles in situ ne sont pas visés par la disposition précédente. Pour le Groupe spécial, le Canada n’a pu citer aucune disposition de l'Accord sur les subventions pour étayer cette opinion. En fait, le Canada invoquait un document de travail datant des négociations du Cycle d'Uruguay qui mentionnait expressément les droits de récolte séparément des biens ou services. Selon le Groupe spécial, ce document de travail est d'une valeur probante faible, voire nulle, compte tenu du fait que la mention des "droits de récolte" en tant qu'élément distinct des "biens" n'a pas été incluse dans le texte final de l'Accord sur les subventions.

 

- Il ne restait donc qu’une ligne de défense pour le Canada, et le lecteur aura compris qu’elle est en relation avec le critère de l’avantage conféré. Rappelons que les précédents jugements de l’OMC ont établi qu’une contribution financière gouvernementale confère un avantage lorsque son bénéficiaire est « "mieux loti" qu'en l'absence de contribution. À notre avis, le marché constitue une bonne base de comparaison lorsqu'on détermine si un "avantage" a été "conféré", parce qu'on peut identifier la capacité d'une "contribution financière" de fausser les échanges en déterminant si le bénéficiaire a reçu une "contribution financière" à des conditions plus favorables que celles auxquelles il a accès sur le marché »[3]. On voit fort bien que cette définition sommaire est parfaitement suffisante dans des cas simples où le marché libre devant servir comme point de comparaison est facilement identifiable. Si par exemple une entreprise canadienne recevait un prêt gouvernemental à un taux inférieur à celui chargé par les Banques commerciales privées canadiennes, il est alors évident qu'un avantage lui aura été conféré au sens de la définition précédente. Cependant, cette définition devient moins sûre dès lors que le marché libre devant servir de point de comparaison et auquel elle fait implicitement allusion n'est pas facilement identifiable. Par exemple, les droits de coupe payés sur les terres privées au Canada sont-ils le résultat d’un marché libre ? C'est exactement à ce niveau que le Département américain du Commerce a pris des risques en concluant qu'« il n'y a pas au Canada de prix du bois sur pied déterminé par le marché qui ne subisse pas l'effet de la distorsion provoquée par l'ingérence des pouvoirs publics sur le marché »[4]. Le Département américain du Commerce en a alors déduit qu’il ne pouvait utiliser comme point de comparaison les prix prévalant dans les transactions privées qui lui ont été fournis par les gouvernements provinciaux. Autrement dit, contrairement à l'exemple précédent où les conditions prévalant dans le secteur privé des banques commerciales canadiennes pouvaient être considérées comme un point de comparaison acceptable pour déterminer si un avantage est conféré, le Département américain du Commerce a décidé que les droits de coupe chargés par les propriétaires de terres privées au Canada ne pouvaient être considérés comme une indication valable des forces du marché libre au Canada. Le Département a plutôt décidé de prendre comme point de comparaison le montant des droits de coupe sur les terres privées américaines. Après avoir comparé les droits de coupe sur les terres publiques au Canada avec les droits de coupe sur les terres privées américaines, le Département américain du Commerce n'a eu aucun mal à conclure qu'un avantage était conféré aux producteurs canadiens de bois d'œuvre.

 

Il était clair que le talon d'Achille de la position américaine résidait dans la méthodologie utilisée pour établir l’existence d’un avantage. Le Groupe spécial de l’OMC a confirmé ce point de vue en rejetant cette comparaison transfrontalière et en soulignant que les textes pertinents de l’Accord de l’OMC relatif aux subventions requéraient que la comparaison des prix soit « déterminée par rapport aux conditions du marché existantes pour le bien ou service en question dans le pays de fourniture ou d’achat (...) »[5]. Les États-Unis étaient d’avis que les conditions du marché existantes dans le pays de fourniture constituent un point de référence, mais pas nécessairement un point ultime, pour la détermination du point de repère du marché. Pour le Groupe spécial, ce sont au contraire les conditions du marché existantes dans le pays de fourniture qui constituent le point de comparaison acceptable pour ce qui est de l'adéquation de la rémunération. Autrement dit, aux yeux du Groupe spécial, les prix pratiqués aux Etats-Unis ne font pas partie des conditions du marché existantes au Canada.

 

 

Le Canada venait donc de gagner sa cause en raison d’une démonstration inadéquate par le Département américain du Commerce du critère de l’avantage conféré.

 

Il ne fait aucun doute que ce jugement de l’OMC constitue un motif de profonde satisfaction pour le Canada. Il ne faut pas oublier que les principaux conseillers juridiques de l’industrie américaine du bois d’œuvre ont clamé avec conviction jusqu’à la dernière seconde qu’ils étaient certains que le Canada perdrait sa cause. D’ailleurs, les États Unis ont annoncé leur intention de porter appel devant l’OMC. Il ne faut cependant pas perdre de vue que ce jugement repose sur le fait que la méthodologie américaine pour déterminer un avantage a été rejetée par le Groupe spécial de l’OMC. Ce jugement aurait été vraiment décisif pour le Canada si le Groupe spécial avait conclu à l’absence d’une contribution financière gouvernementale. On ne peut donc exclure dans le futur une nouvelle plainte de l’industrie américaine du bois d’œuvre suivie par une nouvelle détermination du Département américain du Commerce. Certes, le Département américain du Commerce tentera alors d’utiliser une autre méthodologie pour trouver un avantage conféré et il évitera en priorité de recourir à une comparaison transfrontalière. Notre intuition est que le Département américain du Commerce aura beaucoup de difficultés à trouver cette autre méthodologie. En effet, cette dernière impliquerait de nouveau d’une manière ou d’une autre le rejet du montant des droits de coupe sur les terres privées canadiennes comme point de comparaison. La raison invoquée par le Département en serait que ce montant est « faussé » du fait du très grand nombre de ventes sur les terres publiques canadiennes. Or, certains jugements précédents de l’OMC laissent transparaître une certaine allergie juridique des Groupes spéciaux à cette théorie de la distorsion des prix du fait de l’intervention de pouvoirs publics. En effet, les membres des Groupes spéciaux, souvent attachés à une interprétation littérale des textes, n’arrivent pas à trouver dans les textes des Accords de l’OMC un fondement à cette théorie de la distorsion des prix. Par exemple, dans l’affaire Canada - Lait et produits laitiers qui était du ressort de l'Accord sur l'agriculture de l'OMC, le Canada se trouvait dans une position un peu opposée à celle où il se trouvait dans le cas du bois d’œuvre, puisque qu'il refusait l’utilisation du prix intérieur canadien du lait comme point de comparaison sous prétexte qu'il était faussé. Le dernier Groupe spécial en charge de ce cas a rejeté cet argument de la distorsion en soulignant que « [r]ien dans le texte de ces paragraphes [de l'Accord sur l'agriculture] ne précise dans quelle mesure le prix intérieur plus élevé peut être le résultat d'une intervention des pouvoirs publics. Le seul critère qui est fixé est le prix pour le marché intérieur, indépendamment de l'importance de l'intervention des pouvoirs publics dans la formation de ce prix »[6]. Le Groupe spécial chargé de l’affaire du bois d‘œuvre a d’ailleurs adopté de nouveau ce raisonnement en soulignant que selon lui « les "conditions du marché existantes" mentionnées à l'article 14 d) de l'Accord SMC ne renvoient pas à un marché théorique libre de toute ingérence des pouvoirs publics comme les États-Unis semblent le donner à entendre. (…) Les termes conditions du marché "existantes" ont pour sens ordinaire les conditions du marché "telles qu'elles sont" ou "qui sont prédominantes" »[7]. Le Groupe spécial a été aussi influencé par le fait que l'article 14 de l'Accord sur les subventions parle d’avantage conféré au bénéficiaire. Il a donc estimé que pour calculer cet avantage, une autorité doit comparer le prix que le bénéficiaire a payé aux pouvoirs publics avec les prix pratiqués dans d'autres transactions commerciales.

 

Signalons enfin que le Groupe spécial a jugé que le Département américain du Commerce aurait dû examiner à part les cas où les producteurs de bois d’œuvre (la marchandise visée) qui n’étaient pas liés aux concessionnaires bénéficiant des droits de coupe. En effet, dans ces cas le scénario est celui d’une subvention dite « indirecte » et il nécessite la démonstration que l’avantage accordé aux concessionnaires a été « transmis » aux producteurs de bois d'œuvre qui achètent leurs intrants aux concessionnaires.

 

 

On peut donc dire en conclusion qu’il reste à souhaiter qu’un accord bilatéral sur le bois d’œuvre soit bientôt signé entre le Canada et les États-Unis. Certes, ce jugement place le Canada dans une position avantageuse dans la négociation des termes de cet accord bilatéral. On ne peut cependant dire qu’il rend cet accord non nécessaire.

 

 

* * *

 


NOTES

 

* Auteur de l'ouvrage The law of subsidies under the GATT/WTO system, Kluwer Law International, 2001.

[1] Rapport du Groupe spécial : États-Unis – Déterminations préliminaires concernant certains bois d'œuvre résineux en provenance du Canada, WT/DS236/R, 27 septembre 2002. Des informations sont disponibles sur le site du Ministère canadien des Affaires étrangères et du Commerce international : <http://www.dfait-maeci.gc.ca/~eicb/softwood/menu-fr.asp>.

[2] Accord de l’OMC relatif aux subventions et aux mesures compensatoires, article 1.1 a) 1) iii).

[3] Rapport de l’Organe d’Appel de l’OMC dans l'affaire Canada – Mesures affectant l’exportation d’aéronefs civils, WT/DS70/AB/R, 2 août 1999, par. 157.

[4] Détermination préliminaire du DOC, Federal Register, vol. 66, n° 160, 17 août 2001, p. 43195.

[5] Article 14 d) de l’Accord de l’OMC relatif aux subventions. Italiques ajoutés.

[6] Rapport du Groupe spécial : Canada – Mesures affectant l’importation de lait et l’exportation de produits laitiers, Recours des Etats-Unis et de la Nouvelle-Zélande à l'article 21:5 du Mémorandum d'accord, WT/DS103/RW, 11 juillet 2002, par. 6.18. Les italiques sont du Groupe spécial.

[7] Par. 7.50 du rapport. Les italiques sont du Groupe spécial.


 

Copyright : © 2002 Marc Bénitah. Tous droits réservés.

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.

Mode officiel de citation :

Bénitah Marc. - "La portée de la décision du Groupe spécial de l'OMC dans l'affaire du bois d'œuvre canadien". - Actualité et Droit International, octobre 2002. <http://www.ridi.org/adi>.

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