COLLOQUE
QUELLE
REFORME POUR LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME ?
LES
REFORMES A DROIT CONSTANT
par
Françoise Tulkens
Juge à la Cour européenne des
droits de l'homme
Professeur extraordinaire à
l'Université de Louvain (Belgique)
Note
: Cette contribution a
été délivrée dans le cadre du Colloque organisé par l'Equipe Droits de l'homme
du Groupe de recherches sur les identités et les constructions européennes (GRICE)
de l'Institut de recherches Carré de Malberg de l'Université Robert Schuman de
Strasbourg, qui s'est tenu à la Faculté de droit de l'Université Robert Schuman
de Strasbourg les 21 et 22 juin 2002. Elle est publiée dans la revue
Actualité et Droit International grâce à l'aimable autorisation de l'auteur
et des organisateurs du colloque que nous remercions ici. Les Actes intégraux du
colloque paraîtront à la Revue universelle des droits de l'homme.
Note importante : la version actuelle de ce
texte a été mise en ligne le 14 décembre 2002, en remplacement d'une première
version publiée fin novembre 2002. Seule la version actuelle fait foi.
Impression
et citations : Seule la version
au format PDF fait référence. |
INTRODUCTION
Je vous remercie de votre
invitation qui me donne le plaisir d’être à nouveau parmi vous. Vous avez l’art
ici, à la Faculté de droit, de poser les bonnes questions, avec toujours une
petite dose de provocation qui me plaît beaucoup. L’année dernière, il
s’agissait de « démolir les poncifs » en matière de droits sociaux. Cette année,
vous nous demandez s’il faut, demain, une « révolution »...
Ma contribution s’inscrit donc dans le thème général
de la réforme de la Cour européenne des droits de l’homme et, par rapport à
celui-ci, je voudrais tout d’abord formuler quelques observations générales
liées à la problématique même de la réforme. Ce sera le premier point de
mon intervention (I). Le second point sera alors consacré à présenter les
multiples idées, suggestions ou propositions susceptibles d’améliorer, à
droit constant, le système de protection unique des droits de l’homme que
constitue la Cour européenne des droits de l’homme. « Un cocktail d’idées »
pour reprendre l’expression du greffier P. Mahoney (II). La limite qui m’est
assignée est de ne pas aborder ce qui impliquerait, d’une manière ou d’une
autre, une réforme de la Convention européenne des droits de l’homme elle-même :
je m’en tiendrai donc à ce qui peut être réalisé et obtenu dans l’état actuel
des textes, avec les moyens disponibles. Un tel exercice me semble utile dans la
mesure où la Cour doit à la fois optimiser ses ressources et épuiser ses
réserves intérieures. Enfin, dans un troisième point, je conclurai en évoquant
de manière critique deux pistes de réflexion, l’une substantielle et l’autre
procédurale (III).
Je crois cependant qu’il faut être conscient de
l’enjeu de nos réflexions sur la réforme de la Cour car il ne s’agit pas
simplement d’une question d’ordre technique. Une réforme - fut-elle de la Cour
européenne des droits de l’homme -, n’a pas de valeur en soi : elle est un
instrument pour une stratégie de changement. Dans une perspective de cet ordre,
la rhétorique de la réforme ne se suffit évidemment pas à elle-même. En dernière
analyse, nous le verrons, ce thème de la réforme nous conduit à nous interroger
sur le rôle et la place de la Cour européenne des droits de l’homme dans et
parmi les systèmes de protection des droits fondamentaux.
I. – LA PROBLEMATIQUE DE LA REFORME
Si le Protocole n° 11 qui a permis l’entrée en
vigueur, le 1er novembre 1998, de la nouvelle Cour européenne des droits de
l’homme, a introduit dans le système de contrôle de la Convention des
aménagements substantiels, aujourd’hui, il apparaît aux yeux de tous que « la
réforme continue ».
Plus concrètement, depuis la conférence ministérielle européenne sur les droits
de l’homme de Rome des 3-4 novembre 2000, la situation de la Cour est devenue
l’objet de préoccupations, à tous les niveaux et de tous côtés, et a suscité la
création de multiples groupes de travail ou de réflexion.
A partir de ce constat de la nécessité d’une
réforme, constat qu’il faut évidemment problématiser, je voudrais formuler deux
observations que je qualifierais de méthodologiques, en ce sens qu’elles
nous invitent à nous interroger sur la méthodologie de la réforme. L’une
concerne le passé, l’autre le présent et le futur. Il faut cependant être
conscient qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura pas de solution unique à un problème
complexe et qu’il importe donc de se méfier de toute solution providentielle.
C’est par un ensemble, un faisceau de mesures, que l’on pourra avancer au mieux.
A. - « Le mépris du passé »
« Le mépris du passé » anime bien souvent les
réformateurs, constatait Georges Ripert dans Les forces créatrices du droit
(1955). Cette mise en garde doit nous inspirer et nous rendre vigilants. Nous ne
pouvons pas, aujourd’hui, nous engager dans de nouvelles réformes sans faire le
point sur les réformes antérieures, en prendre la mesure, en indiquer les
limites, bref en évaluer les effets par rapports aux objectifs attendus.
La réforme qui a abouti au Protocole n° 11 résulte
d’un ensemble de raisons qui se sont, progressivement, conjuguées et
prêté des appuis mutuels. Nous les connaissons tous, aussi je ne les rappelle
que brièvement. Par des économies d’échelle, accélérer le traitement des
requêtes et de la procédure ; ouvrir la Convention européenne des droits de
l’homme à la grande Europe, tout en maintenant intacts et uniques les droits
garantis et un niveau de protection élevé ; améliorer la situation de l’individu
requérant ou, plus précisément, élargir l’accès du requérant individuel au
contrôle judiciaire international ; transformer le mécanisme de contrôle de la
Convention afin de créer un organe judiciaire indépendant, à part entière. Ces
raisons constituent autant d’attentes par rapport à la nouvelle Cour.
Après quatre années de fonctionnement de la nouvelle
Cour, quel bilan, même provisoire, peut-on dresser à la fois quant aux objectifs
qui avaient été assignés à la réforme mise en place par le Protocole n° 11 et
quant à leur degré de réalisation ? Les objectifs étaient-ils réalistes ?
étaient-ils réalisables ? ont-ils été, en partie tout au moins, réalisés ? Dans
la négative, pourquoi ? Autant de questions qui méritent un examen approfondi si
l’on veut éviter toute forme de « fuite en avant ».
B. - Quels sont, par ailleurs, les motifs
qui peuvent aujourd’hui susciter et justifier un projet de réforme ? Cette
question en contient une autre : quel est le diagnostic sous-jacent à la
réforme ?
Dans la rhétorique de la réforme, ce diagnostic
semble être centré essentiellement, sinon exclusivement, sur les menaces
qui pèsent sur le système en raison de l’accroissement du nombre de requêtes qui
alourdit sensiblement la charge de travail de la Cour. Les termes les plus
dramatiques sont utilisés, les analogies les plus vertigineuses sont
mobilisées : l’explosion, la crise, l’asphyxie, le débordement, l’avalanche, le
fléau, etc. Je pense ici qu’il faut faire attention. En l’absence d’analyse
sérieuse de la nature et de l’ampleur de ces menaces - de leur raison aussi -,
nous nous trouvons en quelque sorte devant ce que les sociologues américains
appellent la construction de paniques morales. Celles-ci résultent de
l’interprétation de certains événements ou de certaines situations dans un sens
qui les présente comme directement menaçants, soit parce qu’ils constituent
seulement la pointe visible de l’iceberg laissant entendre que la face immergée
cache des problèmes plus vastes encore, soit parce qu’ils portent directement
atteinte à la base même de l’édifice. Il se crée ainsi un phénomène
d’explication en spirale débouchant sur un appel impérieux « à faire quelque
chose », ce qui à son tour permet de présenter - et en définitive imposer -
certaines mesures comme étant la seule solution possible. En l’espèce, ce type
d’approche aurait pour effet de réduire la problématique de la réforme de la
Cour à celle de l’accroissement de l’efficacité du système en termes
exclusivement quantitatifs et à orienter, de manière unilatérale, vers certaines
mesures présentées comme étant indispensables à la survie de la Cour
Je pense qu’il faut prendre les choses de manière à
la fois plus calme et plus sérieuse et inscrire la réforme dans un contexte plus
serein, davantage propice à une bonne réforme. A cet égard, il me semble
essentiel d’identifier clairement et finement les raisons qui requièrent et
fondent l’entreprise de réforme de la Cour. En d’autres termes, il convient de
bien cerner les problèmes auxquels la Cour est confrontée afin de cibler au plus
juste les réponses à y apporter.
Prenons d’abord les chiffres. Il fut un temps où, à
en croire l’ancien juge hollandais A.M. Donner,
toute nouvelle affaire dont la Cour était saisie donnait lieu à l’ouverture
d’une bouteille de champagne. Cette époque, où chaque juge avait le loisir de
rédiger des opinions séparées aussi longues que les arrêts à intervenir, est
définitivement révolue : les décisions rendues se comptent aujourd’hui par
milliers et les affaires pendantes franchissent la barre des vingt mille. Mais
ce sont là des chiffres bruts qu’il importe de « déchiffrer ». Nous devons donc
nous donner des instruments d’analyse pour comprendre ce que ces chiffres
recouvrent réellement et par rapport à quoi.
En complétant l’approche quantitative par une
approche qualitative, on constate que, dans l’état actuel des choses,
la Cour est confrontée, en termes d’encombrement, à des difficultés dans deux
domaines majeurs : d’une part, le nombre important de « unmeritorious
applications », c’est-à-dire de requêtes manifestement irrecevables (85 % du
total des requêtes sont déclarées irrecevables de plano) ; d’autre part,
le nombre important de requêtes qui manifestent des violations répétitives (la
moitié des arrêts rendus en 2001 concernait la durée des procédures et parmi
l’ensemble des arrêts rendus pendant cette même année, 70 % concernaient des
requêtes répétitives comme par exemple la Cour martiale en Turquie, les « poll
tax » au Royaume-uni ou l’expulsion des locataires en Italie). C’est donc
essentiellement sur cette double réalité qu’il importe d’agir en priorité car le
problème est surtout là et non pas dans le traitement des 10 à 15 % des requêtes
qui sont retenues ou qui soulèvent des questions nouvelles et que la Cour est
tout à fait en mesure d’assurer. A ce niveau, comme nous le verrons plus loin,
si l’on veut agir non pas sur le symptôme mais sur la cause, il importe de
creuser, d’une part, la question du filtrage des requêtes et, d’autre part,
celle de l’exécution des arrêts. Mais d’un côté comme de l’autre, il faut aussi
s’interroger sur les raisons, sans doute multiples, de pareille situation :
pourquoi, de la part des requérants, tant de requêtes manifestement
irrecevables ? Pourquoi, de la part des États, tant de résistance ou de
violations systématiques, parfois structurelles, des droits de l’homme ?
Toutefois, à côté des chiffres réels, il
importe aussi de tenir compte de ce que l’on pourrait appeler les chiffres
virtuels comme résultante de la démultiplication du nombre des États
parties à la Convention. Si plus de huit cent millions de personnes sont
aujourd’hui titulaires des droits et libertés garantis par la Convention, la
Cour doit s’attendre pour le futur à faire face à un accroissement du nombre de
requêtes émanant de cette grande Europe forte de huit cent millions de
requérants potentiels. A cet égard, il serait indispensable de disposer de
projections, sur base de calculs statistiques rigoureux, qui pourraient à
court, à moyen et à long terme éclairer quant à un ordre de grandeur. Une telle
démarche de prévision, solidement instruite, me paraît indispensable si l’on
veut éviter de répéter une difficulté qui semble avoir marqué les travaux du
Protocole n° 11 qui, engagés dans les années 1980 et finalisés en 1994,
n’auraient pas travaillé sur l’hypothèse de l’élargissement du Conseil de
l’Europe.
Enfin, les chiffres n’expliquent
pas tout. L’augmentation du nombre de requêtes et partant de la charge de
travail de la Cour, est aussi liée en partie à l’évolution de la
jurisprudence. Lorsque l’on dresse, en effet, le bilan de la jurisprudence
de la Cour ces vingt dernières années, on constate ce que l’on pourrait appeler
un véritable rayonnement de la Convention européenne des droits de l’homme, une
ouverture et un élargissement de celle-ci qui procède de différents mouvements
et qui concourent à une « conventionnalisation » sans cesse croissante des
rapports juridiques.
Diversification accrue de la catégorie des actes susceptibles d’être subsumés
sous la « juridiction » des États membres au sens de l’article 1 de la
Convention, développement des obligations positives, application horizontale et
procéduralisation des droits et libertés garantis, refus de la Cour de tenir les
incertitudes factuelles des litiges qui lui sont soumis comme cause de « non-justiciabilité »,
autant d’options interprétatives de la Cour qui constituent de véritables
acquis en termes de protection des droits de l’homme et qui doivent être
conservés à tout prix si l’on veut donner sens à la Convention européenne
des droits de l’homme que la Cour a l’honneur de servir.
A ce titre, l’objectif de la
réforme n’est pas - et ne peut pas être - de réduire la charge de travail de la
Cour. La tâche de la Cour n’est pas de veiller à avoir le moins de requêtes
possibles (objectif illusoire d’ailleurs car en tout état de cause les requêtes
continueront à arriver) mais d’assurer la garantie collective des droits de
l’homme dans la « maison commune » Europe. L’objectif de la réforme est de
maintenir et développer les acquis de la Convention, en termes de droits et
libertés, tout en permettant à la Cour de gérer plus efficacement un nombre
accru de requêtes dont le profil, la nature et la portée doivent être soumis à
un examen constant.
II. - « UN COCKTAIL D'IDEES »
Comme toute institution, la Cour
est soucieuse de maintenir et d’accroître son effectivité et d’exploiter tous
les « gisements de productivité » qui s’offrent à elle. A cet égard, sans
relativiser la nécessité d’une réforme ni surtout d’une approche méthodologique
solide pour la fonder, je voudrais aussi rappeler ce qui pour moi est un élément
important, à savoir qu’une évaluation du fonctionnement de la Cour et une
amélioration de ses méthodes de travail est une démarche normale et même
nécessaire, nécessaire d’ailleurs pour toute institution si elle ne veut pas se
fossiliser. Dans cette perspective, le Rapport du groupe d’évaluation au
Comité des Ministres sur la Cour européenne des Droits de l’Homme du 27
septembre 2001 ainsi que le Rapport final du Groupe de travail sur les
méthodes de travail de la Cour européenne des Droits de l’Homme de janvier
2002 sont, pour la Cour, de vrais instruments de navigation.
J’évoquerai ici les possibilités
d’ajustement ou d’amélioration du système de fonctionnement de la Cour à droit
constant, c’est-à-dire dans le cadre de textes tels qu’ils existent et sans
modification de la Convention. Certaines d’entre elles, comme nous le verrons,
prennent appui sur les possibilités offertes par le Règlement de la Cour.
Qu’elles concernent le court, le moyen ou le long terme, qu’elles proviennent de
l’extérieur ou de l’intérieur de la Cour, qu’il s’agisse de réformes
structurelles ou ponctuelles, d’aménagements techniques ou de véritables
changements de cap, les nombreuses suggestions et/ou propositions qui sont
actuellement formulées couvrent tous les aspects du travail de la Cour, de
l’amont à l’aval. « Un cocktail d’idées » pour reprendre l’expression du
greffier de la Cour P. Mahoney. Je les présenterai de manière analytique, même
si, bien sûr, il y des liens étroits entre certaines idées.
A. - L’organisation et le fonctionnement interne de la Cour elle-même
Différentes mesures peuvent et
doivent être envisagées dans ce contexte. Certaines d’entre elles sont déjà
réalisées et il conviendra, le temps, venu, d’en évaluer les effets ; d’autres
sont en voie de réalisation tandis que d’autres, enfin, sont encore en projet.
Une politique du personnel.
Une Cour n’est rien sans les personnes qui la composent et la Cour européenne
des droits de l’homme ne serait rien sans les juristes, de grande qualité, qui
travaillent au greffe de la Cour. Leur charge de travail est importante et
surtout extrêmement diversifiée dans la mesure où (et sans doute est-ce là une
des difficultés majeures du greffe) les juristes sont impliqués dans toutes les
phases de la procédure depuis la première lettre du requérant jusqu’à la
dernière ligne de l’arrêt de la Grande Chambre. En outre, ils sont souvent aussi
chargés de tâches administratives. Motivation et spécialisation (éventuelle) du
travail pourraient être des objectifs à travailler de front.
Depuis déjà quelques temps, la
Cour s’est engagée dans le développement de règles ou de consignes de
management. Ainsi, par exemple, elle s’est fixé des objectifs concernant le
délai dans lequel les affaires doivent être examinées (traitement dans les douze
mois de l’enregistrement, dans les douze mois de la communication et dans les
douze mois de la recevabilité), ce qui permet d’avoir un aperçu de la charge de
travail et d’identifier ce qui constitue un arriéré (backlog).
Parallèlement, afin de repérer les questions critiques susceptibles d’accroître
les délais, voire éventuellement d’établir un ordre de priorité dans le
traitement des requêtes, un contrôle systématique par pays est effectué de
manière régulière lors de réunions entre le juge national, les juristes et le
greffier de section. Aujourd’hui, par l’effet conjugué de ces mesures, l’on
constate que 90 % des affaires actuellement pendantes devant la Cour ont été
introduites entre 2000 et 2002. Seules 10 % de celles-ci sont plus anciennes.
L’utilisation de la
technologie informatique la plus poussée est déjà une réalité au sein de la
Cour et elle a, de toute évidence, contribué de manière substantielle à la
productivité. Elle a aussi permis de développer des analyses quantitatives de
l’activité de la Cour et, dans un avenir proche, elle pourra également affiner
les indispensables analyses qualitatives.
La nécessité de disposer d’une
unité ou d’une division de recherche solide s’impose de plus en plus et
constituera, sans nul doute, un appui à la décision précieux.
La question de la traduction
des arrêts de la Cour est une question cruciale car elle subordonne la
connaissance de la jurisprudence de la Cour. Elle croise évidemment celle des
relations de la Cour avec les juridictions nationales qui sera examinée plus
loin. Au minimum, les arrêts ainsi que les décisions d’irrecevabilité devraient
être traduits dans les deux langues de travail de la Cour (on constate déjà
aujourd’hui l’effet du bilinguisme alterné de la Cour : les revues juridiques
françaises et anglaises ne publient plus guère de jurisprudence dans l’autre
langue) ainsi que dans la ou les langues du pays concerné. Il s’agit là à mes
yeux d’une priorité absolue. A défaut, il est tout simplement illusoire de
croire que la jurisprudence de la Cour pourra inspirer les autorités nationales.
Au maximum, les arrêts principaux ainsi que les décisions d’irrecevabilité les
plus significatives devraient être traduits dans les autres langues du Conseil
de l’Europe afin que les droits de la Convention puissent remplir leur fonction
objective et constituer des « principes directeurs » pour tous les États.
La question des frais devra évidemment être posée : incombent-ils aux
gouvernements ou au Conseil de l’Europe ?
Nous le savons tous : les médias
assurent la « mise en forme » sociale des événements et, en l’espèce,
déterminent les représentations de ce que l’on appelle l’« opinion publique » à
l’endroit de la justice. Si nous voulons développer une véritable culture des
droits de l’homme qui puisse agir comme ferment à tous les niveaux de pouvoir et
de citoyenneté, il me semble essentiel pour la Cour de développer des relations
suivies avec les medias.
Je m’attacherai, enfin, plus
longuement à une mesure d’ordre structurel qui consisterait à créer, au sein de
la Cour, une cinquième section. Cette idée, qui avait déjà été développée
par le Groupe de travail sur les méthodes de travail,
s’articule sur le constat rappelé plus haut, à savoir que la Cour est confrontée
à une situation où 85 % des requêtes sont manifestement irrecevables et où 70%
des affaires concernent des violations répétitives. Ce problème spécifique (qui
n’existe évidemment pas devant les juridictions nationales) pose à nouveau la
question du filtrage (interne ou externe) des requêtes ainsi que celle
d’une éventuelle division du travail au sein de la Cour. Cette cinquième
section serait composée d’un certain nombre de juges appartenant aux quatre
autres sections (deux juges issus de chaque section, par exemple) et serait
chargée de se prononcer sur toutes les affaires de comité ainsi que sur toutes
les affaires répétitives. Concrètement, un juge pourrait siéger par exemple pour
une période de trois ou six mois au sein de la cinquième section puis retourner
dans sa section d’appartenance. Chacun des juges de cette nouvelle section
continuerait néanmoins d’assumer sa fonction de juge national. Une solution
alternative pourrait être que les juges siègent dans la cinquième section
pendant une période donnée tout en assurant leur fonction dans leur section
habituelle, afin d’assurer la continuité et la cohérence des formations de
jugement. Un greffier de section assisterait la cinquième section tandis que des
membres du greffe seraient désignés pour travailler uniquement avec cette
section, pendant une période donnée, ce qui permettrait une forme de
spécialisation.
Une autre approche en ce qui
concerne cette question du filtrage est celle qui est proposée par le Groupe
d’évaluation et qui consisterait à créer au sein de la Cour une division
composée d’un certain nombre d’assesseurs indépendants et impartiaux, investis
du pouvoir de se prononcer sur les questions de recevabilité.
On pourrait, en outre, imaginer que ces assesseurs soient des juges nationaux
qui seraient mis à la disposition de la Cour pour une période déterminée, ce qui
offrirait l’avantage supplémentaire d’une meilleure connaissance par ceux-ci de
la Cour et de son fonctionnement, bénéfique sans nul doute pour leur propre
activité judicaire.
B. - Le rôle des acteurs
Je n’évoquerai pas l’institution
d’avocats généraux comme « aide à la décision », ni l’établissement de cours
régionales des droits de l’homme (qui soulèvent par ailleurs de fortes
objections) qui impliqueraient, bien sûr, une modification de la Convention.
En revanche, je voudrais évoquer
ce qui est essentiel à mes yeux, à savoir une meilleure
interaction de la Cour avec tous ses partenaires les plus
proches.
Avec les juridictions nationales
tout d’abord. De manière générale, si l’introduction d’un recours préjudiciel
comme il en existe en droit communautaire (art. 234 TCE), qui permettrait
certainement une meilleure interaction avec les juridictions nationales,
implique évidemment une modification de la Convention européenne des droits de
l’homme, en revanche une mobilisation accrue de l’article 47 de la Convention
qui prévoit la possibilité pour la Cour de donner des avis consultatifs sur des
questions juridiques concernant l’interprétation de la Convention ou de ses
Protocoles pourrait être envisagée. De manière plus spécifique, je pense qu’il
est indispensable d’engager et de poursuivre le travail de contact et d’échanges
avec les juridictions nationales qui assument la responsabilité première
d’appliquer la Convention et de nouer ainsi avec celles-ci, dans le respect de
l’autonomie respective de chacun, des relations de confiance. Récemment, des
réunions de travail ont eu lieu avec la Cour suprême et le Conseil d’État des
Pays-Bas, la Cour de cassation française, le Tribunal supérieur de justice
d’Andorre, etc. Mais certaines juridictions restent réticentes à cette forme de
dialogue, au nom de l’indépendance. Peut-être y aurait-il là une question à
travailler.
Avec les barreaux ensuite. Sans
vouloir en aucune manière limiter la représentation des requérants devant la
Cour aux seuls avocats, de la brève expérience qui est la mienne au sein de la
Cour, il m’apparaît nécessaire et peut-être même urgent d’améliorer la formation
des avocats quant à la procédure devant la Cour et quant à l’usage du Règlement
de la Cour. Si de nombreux programmes de formation sont actuellement mis en
place pour les magistrats, j’en connais trop peu à l’intention des avocats.
Avec les organisations non
gouvernementales et les associations, enfin. Il y a d’une part, celles qui
soutiennent et encadrent les requérants potentiels et qui, dans de nombreux cas,
jouent un rôle essentiel pour « porter » les requêtes devant la Cour. Il y a,
d’autre part, celles qui remplissent le rôle d’amicus curiae et qui
éclairent la Cour quant à l’enjeu de certaines questions particulièrement
critiques. Dans l’affaire Goodwin c. le Royaume-Uni,
leur rôle a été important.
Enfin, partant de cette idée
bien simple que ce qui est « unknown » est bien souvent « unwanted », il est
essentiel de développer toujours plus les programmes de formation intensifs et
continus en matière de droits de l’homme, non seulement dans les différents pays
mais également ici à la Cour. L’objectif est de faire connaître toujours
davantage la jurisprudence de la Cour afin qu’elle puisse être mobilisée dans
les ordres juridiques nationaux. Les juges de la Cour eux-mêmes devraient
s’impliquer plus largement dans ce type d’activités. Un peu comme à la Cour
suprême des États-Unis, chaque juge pourrait être responsable de son territoire.
C. - Les méthodes
de travail
De nombreuses mesures portent
sur les méthodes de travail, un terrain sur lequel la Cour a la maîtrise. Je les
présenterai dans l’ordre chronologique du déroulement d’une requête devant la
Cour.
Depuis le 1er janvier 2002, la
Cour a adopté une nouvelle procédure d’entrée des requêtes qui a entraîné
la suppression des dossiers provisoires et de la procédure d’enregistrement. La
nouvelle procédure se prolonge par une simplification du traitement des affaires
« comités ». Il s’agit donc de faciliter le traitement technique des affaires et
en même temps donner une image plus juste de la charge de travail de la Cour.
Le nouveau système fonctionne de
la manière suivante : ouverture d’un dossier comme d’habitude mais selon un
nouveau système de numérotation ; correspondance avec le requérant au moyen de
lettres-type pour l’obtention des informations prévues à l’article 47 du
Règlement mais sans entrer en négociations avec lui quant aux chances de succès
de sa requête, à moins que cela ne paraisse utile ; destruction automatique des
dossiers dans lesquels le requérant ne se manifeste pas pendant un an, comme
actuellement ; élaboration, pour les dossiers qui appellent une décision, d’une
note de rapporteur, contrôle de qualité et envoi de la note à un comité de trois
juges pour décision ; mention des décisions dans un procès-verbal et information
du requérant par une lettre contenant une indication succincte et standardisée
des motifs d’irrecevabilité.
Il faudra, en temps opportun, évaluer l’effet de cette réforme en termes
d’accélération du traitement des requêtes, par rapport notamment à l’ancienne
pratique des lettres d’avertissement (les lettres « P2 ») qui étaient envoyées
par les juristes du greffe et dont l’objectif était de dissuader les requérants
de maintenir leur requête.
Certes, cette réforme prive le
requérant d’un contact plus personnalisé avec le greffe de la Cour et c’est
certainement regrettable. Mais elle a paru néanmoins indispensable pour
raccourcir les premières étapes du travail de la Cour, là où précisément se
situent les 85 % de requêtes manifestement irrecevables. En revanche, elle
reflète aussi la « judiciarisation » désormais complète du mécanisme de
protection de la Cour tel qu’il a été voulu par le Protocole n° 11, en ce sens
que désormais toute requête reçoit une décision judiciaire.
La réforme est cependant, dans
l’état actuel des choses, encore inachevée. La Cour doit, en effet, encore se
prononcer sur la proposition complémentaire du Groupe de travail sur les
méthodes de travail de ne plus maintenir le rôle du juge rapporteur dans la
gestion des requêtes « comités ».
Lorsqu’une requête est engagée
devant la Cour, un nombre important de décisions doivent être prises afin de
mettre l’affaire en état. La Cour a ainsi adopté la proposition du Groupe de
travail sur les méthodes de travail concernant la possibilité pour le président
de Chambre de prendre des mesures qui ne sont pas « décisoires » : ainsi, par
exemple, communiquer une affaire au gouvernement défendeur sans nécessairement
soumettre l’affaire à la Chambre, sauf à défaut d’accord entre le président, le
juge national et le juge rapporteur ,
ou encore accorder une extension du délai pour le dépôt des observations.
Les mesures d’instruction
sont une réalité nouvelle à laquelle la Cour doit faire face. Longtemps en effet
la Cour a pu se comporter, si ce n’est de jure, du moins de facto,
comme une Cour de cassation appelée à « dire le droit conventionnel » à propos
de litiges dont le complexe factuel avait été préalablement clarifié dans le
cadre de la procédure nationale et qui ne faisait donc plus l’objet de
contestations sérieuses entre parties. En pareil contexte, les règles relatives
à la charge et à l’administration de la preuve devant la Cour européenne
demeuraient embryonnaires.
Cette situation a singulièrement évolué depuis le milieu des années 1990, la
Cour se voyant en effet de plus en plus confrontée à des États contestant la
réalité même des comportements qui leurs sont reprochés. En pareille occurrence,
le juge européen est presque contraint de se muer en véritable juge
d’instruction pour pallier l’inefficacité, voire même l’inexistence des
procédures judiciaires internes, ce qui n’est pas sans soulever de substantiels
problèmes, juridiques et logistiques. Les interrogations se multiplient
d’ailleurs à propos des sanctions à appliquer à l’État qui, en méconnaissance
des obligations que lui impose l’article 38 § 1 a) de la Convention, s’abstient
de coopérer loyalement et complètement à l'établissement des faits. De subtils
systèmes de répartition de la charge de la preuve sont mis en place pour
circonvenir les inévitables controverses factuelles qui jalonnent certains
contentieux, qu’il s’agisse de statuer sur la compatibilité avec l’article 3 de
mauvais traitements prétendument subis par une personne privée de sa liberté
ou encore de présumer l’état de vie ou de décès de la victime d’une détention
non reconnue.
De manière générale, cette
situation doit amener la Cour à délimiter peut-être plus nettement sa compétence
vis-à-vis des faits établis par les juridictions internes. En principe, ces
faits ne devraient pas être remis en cause sauf dans des circonstances tout à
fait exceptionnelles. Ainsi, par exemple, lorsqu’il n’y a pas en droit interne
de recours effectif.
De manière plus spécifique, une
question se pose quant aux missions d’enquêtes sur place qui consomment
de l’énergie, du temps et des ressources. A cet égard, une option pourrait être
de limiter les missions d’enquêtes à des situations exceptionnelles, jointe à la
possibilité de prendre appui, lorsque c’est possible, sur des constatations
figurant dans des textes ou documents qui existent dans le cadre d’autres
instruments du Conseil de l’Europe, comme par exemple les rapports de visite du
Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants (CPT). Une telle démarche souligne la complémentarité
entre les différents instruments du Conseil de l’Europe,
à laquelle je suis personnellement très attachée (la « compartementalisation »
entre les droits et les mécanismes de protection me semble un réel danger).
Toutefois, il faut aussi éviter un effet pervers qui consisterait pour les
gouvernements, par exemple dans le cadre de la Convention européenne pour la
prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, à
hésiter de collaborer avec le CPT lors des visites effectuées par celui-ci sur
place par crainte de voir cette collaboration se retourner contre eux dans les
arrêts de la Cour. Inversement, la Cour ne pourrait pas non plus renoncer à
exercer tout contrôle en raison des constatations du CPT.
Le Groupe de travail sur les
méthodes de travail a proposé un usage plus étendu de l’examen simultané de
la recevabilité et du fond telle que cette procédure est prévue, à titre
exceptionnel il est vrai, par l’article 29 § 3 de la Convention.
Un exemple de pareille utilisation figure dans l’arrêt de la Grande Chambre du
12 juillet 2001, Ferrazzini c. Italie. Au départ, le recours à ce type de
procédure était surtout réservé pour des affaires où il apparaissait clairement,
dès le départ, que l’on s’acheminait vers une violation et que néanmoins les
gouvernements n’étaient pas disposés à s’engager dans la voie d’un règlement
amiable. Le Groupe de travail suggère cependant d’aller plus loin et de recourir
à cette procédure abrégée ou conjointe dans d’autres situations lorsqu’il y a
une jurisprudence bien établie et de nombreuses affaires similaires, au fond ce
que l’on pourrait, appeler les requêtes manifestement « bien fondées ». Je songe
par exemple aux affaires de type Brumarescu.
La procédure conjointe se
déroulerait, concrètement, de la manière suivante. La Chambre peut décider
d’examiner conjointement la recevabilité et le fond lorsqu’elle décide de donner
connaissance de la requête au gouvernement ; dans les lettres de communication,
les parties sont invitées à s’exprimer dans leurs observations sur la question
de la satisfaction équitable et, le cas échéant, à y inclure leurs propositions
en vue d’un règlement amiable ; si les parties n’aboutissent pas à un règlement
amiable et que la Chambre estime que l’affaire est recevable et en état d’être
jugée au fond, elle adopte immédiatement un arrêt comportant sa décision sur la
recevabilité.
En outre, lorsque la Chambre le juge approprié, elle peut, après en avoir
informé les parties, procéder à l’adoption immédiate d’un arrêt comportant sa
décision sur la recevabilité, sans avoir préalablement appliqué la procédure de
communication.
Une dernière question concerne,
enfin, l’exécution des arrêts de la Cour. Certes, il s’agit d’une matière
qui ne relève pas de la compétence de la Cour mais sur laquelle elle pourrait
néanmoins exercer un certain rôle dans la mesure où, comme nous l’avons vu, elle
est confrontée à un nombre particulièrement important de requêtes répétitives
(des affaires clones) qui, pour beaucoup d’entre elles, manifestent des
violations structurelles des droits de l’homme. De manière générale, ceci
souligne la nécessité que toute réforme du mécanisme de la Cour soit accompagnée
d’une réflexion quant aux mesures à prendre pour améliorer le système
d’exécution des arrêts. Plus concrètement, la Cour pourrait « presser » le
Comité des Ministres à assurer une exécution rapide des arrêts en signalant
qu’elle est saisie de nombreuses requêtes similaires. Elle pourrait même, comme
le suggère notamment le Groupe d’évaluation, ajourner l’examen de ces affaires
en attente.
Par ailleurs, la Cour pourrait également engager le Comité des Ministres à
élargir parfois la portée de son examen aux États qui ne sont pas directement
concernés par un arrêt mais dans lesquels un problème du même ordre se pose ou
se posera dans un avenir proche. Ainsi, par exemple, l’arrêt Kudla c. Pologne
du 26 octobre 2000 a certainement des répercussions dans de nombreux Etats.
D. - La politique
judiciaire
Il s’agit d’une matière qui
revient en propre aux Chambres et à la Grande Chambre. J’aborderai certains
aspects de la politique judiciaire qui peuvent contribuer au développement
quantitatif et qualitatif de l’activité de la Cour en suivant, d’abord, le
déroulement chronologique des requêtes et en évoquant, ensuite, quelques
questions plus générales.
1. - Dans le déroulement
chronologique d’une requête, on observe différents moments ou lieux
significatifs en termes de politique judiciaire.
Au niveau de la saisine,
nous savons que la Cour peut être saisie d’une requête par toute personne
physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers
qui se prétend victime d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles
(art. 34 de la Convention). Même si la Cour a donné à la notion de victime une
signification autonome, le requérant doit toutefois établir qu’il a été
personnellement affecté par la violation alléguée. Il est cependant intéressant
de noter que ni la Convention américaine des droits de l’homme (art. 44) ni la
Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (art. 55 et 56) n’exigent
cette qualité de victime pour la présentation d’une plainte. Sans entrer dans la
voie d’une actio popularis, on pourrait toutefois se demander dans quelle
mesure, à terme, la Cour ne pourrait pas élargir sa jurisprudence en vue de la
reconnaissance progressive d’une certaine forme d’action d’intérêt collectif ? A
terme, il serait peut-être également utile et nécessaire d’envisager le
développement des « class actions ».
Au niveau des conditions de
recevabilité des requêtes, dans l’esprit d’une interaction renforcée avec
les juridictions nationales (mais en évitant toutefois de simplement déplacer
les problèmes), certains estiment que la Cour devrait assurer un respect plus
scrupuleux de la règle de l’épuisement des voies de recours internes et donc
prêter une attention plus soutenue au principe de subsidiarité. Ainsi, par
exemple, lors de l’examen du point de savoir si le grief a été soulevé devant
les juridictions nationales.
Au niveau du jugement
lui-même, différentes suggestions sont formulées. Ainsi, certains souhaitent un
attachement plus ferme de la Cour au précédent jurisprudentiel,
à la lumière notamment des arrêts Cossey
et Chapman.
Mais, sans rigidité, et avec donc la possibilité de tenir compte des évolutions,
ainsi qu’en témoigne par exemple l’arrêt Stafford c. le Royaume-Uni
du 28 mai 2002 ou Goodwin c. le Royaume-Uni du 12 juillet 2002, afin que
la Convention reste un « instrument vivant ». Par ailleurs, et sur ce point il
faut être particulièrement ferme, la Cour doit éviter absolument tout ce qui
pourrait se rapprocher d’un réexamen des faits comme quatrième instance et
écarter toute tentation en ce sens.
En ce qui concerne les arrêts
eux-mêmes (art. 45 de la Convention), dans certains cas, la Cour pourrait
accepter une simplification de la motivation comme cela se fait, par
exemple, en ce qui concerne la durée des procédures où la Cour évoque une
« pratique » incompatible avec la Convention, pratique qui de surcroît peut
parfois être érigée en « circonstance aggravante ».
Un autre aspect de la motivation concerne certaines requêtes qui parfois sont ce
que l’on pourrait appeler « surchargées » de griefs (le requérant ou son avocat
souhaitant « ratisser » le plus large) : la Cour ne pourrait-elle pas écarter,
avec une motivation réduite, certains aspects de la requête ?
L’article 37 § 1 c) de la
Convention prévoit la possibilité de radier une affaire du rôle lorsque
la poursuite de son examen « ne se justifie plus ». Certains se demandent dès
lors si la Cour ne pourrait pas adopter une approche moins restrictive en la
matière. Jusqu’à présent, en effet, à la lumière de l’exposé des motifs du
Protocole n° 8 du 19 mars 1985 (entré en vigueur le 1er janvier
1990), la Cour utilisait cette disposition de la Convention seulement lorsque le
requérant était mort ou lorsqu’il ne répondait pas. Pourrait-on l’utiliser
lorsqu’il y a inaction procédurale ? Pourrait-on également l’utiliser lorsqu’il
n’y a pas de véritable question de droits de l’homme en jeu ? Par ailleurs, un
exemple d’utilisation « créative » (mais discutée par certains)
de la procédure de radiation du rôle figure dans l’arrêt Akman c. Turquie
du 26 juin 2001 où la Cour accepte la déclaration unilatérale du Gouvernement et
conclut que celui-ci a adopté des mesures qui, même si elles n’ont pas été
acceptées par l’autre partie, peuvent être considérées comme suffisantes pour
assurer la réparation de la violation constatée.
Une dernière observation
concerne l’article 41 de la Convention et le contentieux de la satisfaction
équitable. Le système de réparation devant la Cour européenne des droits de
l’homme ne devient-il pas trop mercantile et ne risque-t-il pas de devenir un
« eldorado pour les victimes » et un « fonds de commerce pour les conseils » ?
Certes, les compensations financières peuvent également expliquer, en partie
tout au moins, l’afflux de requêtes. Cette appréciation devrait pouvoir faire
l’objet d’une évaluation sérieuse.
2. - Je souhaiterais évoquer
ici différentes propositions qui revêtent une portée plus générale.
La première proposition
consisterait pour la Cour à s’engager progressivement seulement dans le
développement de certains contentieux comme par exemple celui de l’article 6 de
la Convention. Même si cette idée ne semble plus guère se développer, je pense
néanmoins qu’elle n’est pas acceptable car elle conduirait nécessairement à une
régression des droits fondamentaux. En outre, il me semble difficile, et même
impossible, de justifier que nous acceptons de restreindre ou de limiter le
champ d’application de la Convention pour le seul motif de notre charge de
travail.
La seconde proposition ne me
paraît pas davantage pouvoir être supportée. Elle consisterait, pour accentuer
le caractère subsidiaire de l’intervention de la Cour, à donner plus de poids à
la marge d’appréciation. Ici aussi il me semble délicat d’utiliser sérieusement
la marge d’appréciation comme solution à la surcharge de la Cour.
La troisième proposition, quant
à elle est en voie de réalisation. Partant de l’idée qu’une réduction du
contentieux porté devant la Cour passe par l’amélioration des systèmes internes
de recours effectif et doit donc s’accompagner du renforcement des moyens au
niveau interne pour redresser les violations de la Convention,
il s’agit de donner une nouvelle vie à certaines dispositions de la Convention,
notamment l’article 13 qui prévoit l’existence d’un recours effectif devant une
instance nationale en cas de violation des droits et libertés garantis par la
Convention. Ainsi, dans l’arrêt Z. et autres c. le Royaume-Uni du 10 mai
2001, la Cour a rappelé que « conformément à l’objet et au but sous-jacents à la
Convention, tels qu’ils se dégagent de l’article 1 de celle-ci, chaque État
contractant doit assurer dans son ordre juridique interne la jouissance des
droits et libertés garantis. Il est fondamental pour les mécanismes de
protection établis par la Convention que les systèmes nationaux eux-mêmes
permettent de redresser les violations commises, la Cour exerçant son contrôle
dans le respect du principe de subsidiarité ».
L’arrêt Kudla c. Pologne
du 26 octobre 2000 en tire les conséquences dans le domaine du délai raisonnable
(dont on sait qu’il occupe une partie importante de l’activité de la Cour). « En
vertu de l’article 1 (…), ce sont les autorités nationales qui sont responsables
au premier chef de la mise en œuvre de la sanction des droits et libertés
garantis. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt donc un caractère
subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de
l’homme. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la
Convention. La finalité de l’article 35 § 1, qui énonce la règle de l’épuisement
des voies de recours internes, est de ménager aux Etats contractants l’occasion
de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la
Cour n’en soit saisie (…). La règle de l’article 35 § 1 se fonde sur
l’hypothèse, incorporée dans l’article 13 (avec lequel elle présente d’étroites
affinités), que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation
alléguée. Ainsi, en énonçant de manière explicite l’obligation pour les Etats de
protéger les droits de l’homme en premier lieu au sein de leur propre ordre
juridique, l’article 13 établit au profit des justiciables une garantie
supplémentaire de jouissance effective des droits en question. Tel qu’il se
dégage des travaux préparatoires (…), l’objet de l’article 13 est de fournir un
moyen au travers duquel les justiciables puissent obtenir, au niveau national,
le redressement des violations de leurs droits garantis par la Convention, avant
d’avoir à mettre en œuvre le mécanisme international de plainte devant la Cour ».
Dans cette perspective, en
Italie, la loi Pinto du 24 mars 2001 a introduit expressément une procédure
indemnitaire en matière de délai raisonnable et qui constitue un recours à
épuiser avant que la requête ne soit introduite devant la Cour.
III. – DEUX PISTES DE
REFLEXION
Parmi l’ensemble des
propositions formulées, je souhaiterais en termes de conclusions évoquer, de
manière critique, deux pistes pour les soumettre à la réflexion.
A. - Entre minimalisme
judiciaire et judicial supremacy
La première piste de réflexion
est d’ordre substantiel et elle se situe au niveau de la politique
jurisprudentielle et des méthodes d’interprétation de la Cour. Celle-ci
doit-elle être une « pacificatrice » de litiges particuliers qui, déférant aux
préceptes de « minimalisme judiciaire »,
se borne à trancher « une affaire à la fois », de manière casuistique et sans
s’encombrer de débats théoriques hic et nunc inutiles, voire même
dangereux, ou faut-il au contraire qu’elle se fasse « pédagogue »,
en prenant prétexte des litiges ponctuels qui lui sont soumis pour adresser aux
juges de première ligne de la Convention européenne des droits de l’homme - les
autorités étatiques- des directives générales et clarificatrices concernant les
droits et devoirs que celle-ci reconnaît et impose ? Bien qu’il ne fut pas
totalement ignoré de l’ancienne Cour,
le débat ici succinctement résumé se retrouve certainement au sein de la
nouvelle Cour.
Ce débat renvoie aussi, en
creux, à certaines interrogations sur les exigences conjointes de la qualité et
de la quantité de la jurisprudence et son effet dans la mise en oeuvre de la
Convention. Ainsi, comme le soulève P.-H. Imbert, directeur général de la
Direction des droits de l’homme - à ce titre impliqué pour le Comité des
Ministres dans l’exécution des arrêts de la Cour -, et son observation est
relayée par la doctrine, un sentiment existe aujourd’hui que « l’apport et la
signification de la jurisprudence de la Cour européenne sont parfois
brouillés » : « manque de clarté ; incohérence entre certaines décisions ;
caractère de plus en plus minutieux, presque pointilliste du contrôle des
procédures nationales ».
Il semble regretter, quant à lui, que la Cour hésite à s’engager dans la voie de
principes généraux ou de directives claires d’interprétation et qu’elle
développe trop souvent une jurisprudence au cas par cas, ce qui accroît
l’incertitude.
Mais les choses sont liées. Sans doute y aurait-il moins de requêtes si la
jurisprudence de la Cour était plus nette ou, plus exactement, plus prévisible.
En définitive, il y a le risque d’être enfermé dans un cercle vicieux : plus
nombreuses sont les requêtes portées devant elle, moins bien la Cour pourra les
traiter ; or, si les requêtes se multiplient, n’est-ce pas au moins, en partie
aussi, parce que la jurisprudence de la Cour invite le justiciable à tenter d’en
cerner les limites ou à tout le moins de « tenter sa chance » ?
L’exécution de l’arrêt commence aussi au moment de sa rédaction.
Cette question renvoie encore,
en cascade, à de nombreuses autres. Ainsi, le débat qui existe au sein de la
Cour quant à la politique qui doit (ou devrait) être menée en matière de
dessaisissement (art. 30) et/ou renvoi (art. 43). Ou encore, la tension, au sein
de la Cour, entre les partisans d’arrêts de principe - et qui à ce titre
pourraient être qualifiés de dogmatiques - et ceux qui privilégient une approche
fondée sur le cas d’espèce - et qui à ce titre pourraient être qualifiés de
pragmatiques -, pourrait à son tour être rapportée, en partie tout au moins, à
la nature et surtout à la méthode du système juridique, celui de common law
ou du système continental européen. En dernière instance, elle débouche aussi
sur la question du statut de la Cour européenne comme « Cour constitutionnelle
européenne ».
Ce thème se retrouve au centre de la seconde piste de réflexion, d’ordre
procédural cette fois,
B. - Le droit de recours
individuel
Les portes de la Cour européenne
des droits de l’homme doivent/peuvent-elles rester largement ouvertes aux
victimes d’atteintes à la Convention, sans aucune distinction, notamment en
fonction de la gravité de l’atteinte dénoncée ou de ce que l’on pourrait appeler
son « intérêt »? Ou faut-il au contraire mettre en place un nouveau filtre, une
sorte de certiorari, au travers duquel ne passeraient que les affaires
mettant en cause de graves violations de la Convention et/ou soulevant
d’importantes questions d’intérêt général pour l’interprétation de celle-ci ? En
dernière instance, c’est le rôle et la place du droit de recours individuel qui
se trouvent soumis à examen.
Les présupposés de ce débat se
trouvent clairement évoqués dans les propos de P. Mahoney.
Il s’agit d’assurer l’adaptation d’un système paneuropéen de protection des
droits de l’homme à la réalité de huit cent millions de requérants potentiels.
Dans un futur proche, estiment certains, la Cour ne sera plus en position
d’assurer une justice adéquate, dans un délai raisonnable, à chaque personne qui
cherche remède à sa situation dans la protection de la Convention. Dès lors, des
changements radicaux au système lui-même s’imposent. La philosophie qui a dominé
l’organisation et le fonctionnement de la Cour et de ses méthodes de travail
pendant ces dernières années - à savoir la volonté de rendre la justice,
individuellement, à chaque requérant - devra s’intégrer dans un système plus
sélectif où la Cour sera amenée à assurer un traitement effectif, réel, aux
requêtes qui soulèvent de véritables questions liées aux droits de l’homme - et
donc privilégier le dire le droit de la Convention -, ce qui souligne la
dimension « constitutionnelle » du rôle de la Cour.
Il s’agit là, pour J. Callewaert
notamment, d’une « tentation » à laquelle il importe de résister : celle
d’une réforme qui permettrait à la Cour de choisir, en fonction de leur
importance ou de leur intérêt, les requêtes qu’elle entend traiter, comme cela
se pratique à la Cour suprême des États-Unis.
Cette dernière aurait, l’an dernier, rendu moins de cent arrêts sur les dix
mille recours introduits et la motivation du refus d’examen se limiterait à la
formule « denied ».
Deux raisons fondent son objection. La première est liée au fait que la Cour est
une juridiction des droits de l’homme ; la seconde au fait qu’elle est une
juridiction internationale. Comme Cour consacrée aux droits de l’homme, il
rappelle, à juste titre, que « dès l’origine, le mécanisme de protection des
droits de l’homme a été conçu pour assurer une double fonction : celle de
garantir le respect des droits de l’homme inscrits dans la Convention et
d’en assurer une interprétation cohérente ». Ces deux fonctions, qui ont été
maintenues dans le Protocole n° 11, rentrent désormais dans la mission d’un seul
et même organe, la Cour européenne des droits de l’homme qui doit les remplir
l’une et l’autre. En effet, « si la composante interprétative du système
en assure la cohérence, l’élément de garantie en assure la crédibilité ».
Par ailleurs, comme juridiction internationale, la Cour ne pourrait s’engager
dans une procédure de sélection des requêtes sans motivation. La conclusion
pragmatique qu’en tire J. Callewaert ne manque pas de force : ne vaudrait-il pas
mieux, dans ce cas, que la motivation serve à expliquer pourquoi une requête est
irrecevable ou mal fondée plutôt qu’à expliquer pourquoi elle ne sera pas
examinée ?
Le Groupe d’évaluation sur la
Cour européenne des droits de l’homme propose, quant à lui, une position que
l’on pourrait qualifier d’intermédiaire. Parmi les mesures impliquant un
amendement de la Convention, il estime qu’il conviendrait d’ajouter « une
disposition qui, en substance, conférerait à la Cour le pouvoir de refuser
d’examiner en détails les requêtes ne posant aucune question substantielle au
regard de la Convention ».
Sans porter atteinte au droit de recours individuel, cette proposition traduit
l’idée que si toutes les requêtes doivent pouvoir être adressées à la Cour,
elles ne méritent pas toutes le même examen. En fait, le Groupe d’évaluation
estime qu’il faut « trouver le moyen d’éviter de faire passer par la procédure
complète non seulement les requêtes n’ayant aucune chance d’aboutir mais
également celles qui, bien qu’ayant cette chance, soulèvent, de l’avis de la
Cour, des questions tellement mineures ou secondaires qu’elles ne méritent pas
un tel traitement ».
L’objection selon laquelle une telle solution aurait pour effet de priver de
protection un certain nombre de victimes de violations de la Convention ne
paraît pas déterminante dans la mesure où l’application des normes de la
Convention incombe avant tout aux juridictions et aux autorités nationales. En
outre, estime le Groupe d’évaluation, « le moment est venu de procéder à un
choix difficile » : « soit la Cour continue à s’efforcer de traiter de la même
manière l’ensemble des requêtes qui lui sont soumises », soit « elle réserve un
traitement approfondi aux affaires qui, à la lumière de son objet et de son but,
méritent une telle attention ».
De manière réaliste, le Groupe
d’évaluation précise lui-même que cette suggestion ne réglerait pas d’emblée
tous les problèmes dans la mesure où il reviendra à la Cour d’examiner chaque
requête pour déterminer si elle soulève ou non une question substantielle au
regard de la Convention.
Sur ce terrain là, je pense que l’on peut dès à présent entrevoir des
difficultés réelles car la notion même de « question substantielle » peut se
prêter à de multiples interprétations, dans le temps et dans l’espace. En outre,
elle renvoie aussi à un autre débat, celui de la hiérarchie entre les
droits fondamentaux qui est loin d’être achevé. Il apparaît en effet que les
tentatives doctrinales visant à déceler une hiérarchie entre les différents
droits consacrés par la Convention ont, jusqu’à ce jour, largement échoué.
Il en va de même des tentatives doctrinales visant à identifier précisément ce
que la Cour européenne des droits de l’homme considère comme étant la
« substance » intangible de chacun des droits consacrés par la Convention.
Enfin, le Groupe d’évaluation
estime qu’un système de cet ordre devait être combiné avec une mesure
complémentaire ou compensatoire qui consisterait à renvoyer les affaires devant
les juridictions nationales, hypothèse qui dès à présent soulève de nombreuses
interrogations et qu’il importe donc de soumettre à l’analyse.
Il est à mes yeux essentiel
que le droit de recours individuel soit maintenu.
Renforcé par le Protocole n° 11, le droit de recours individuel est au cœur du
système de la Convention et lui confère son caractère original et unique. Le
droit de recours individuel a contribué et contribue encore fortement à la
protection des droits de l’homme en Europe. En outre, s’il y avait un signal
quelconque que le recours individuel était touché à la Cour européenne des
droits de l’homme, ceci pourrait avoir des conséquences très importantes sur les
autres mécanismes de protection des droits de l’homme aux niveaux universel et
régional qui pourraient s’en trouver affectés ainsi que sur les droits
nationaux. Le moindre des paradoxes serait que l’efficacité prétendument
atteinte de cette manière conduirait à une régression dans la protection des
droits de l’homme en Europe. A mes yeux, la Cour ne pourrait en aucun cas y
souscrire ni en assumer la responsabilité.
* * *
NOTES
Ainsi,
dans certains États, il existe des procédures spéciales pour les violations
des droits de l’homme, comme le recours d’amparo en Espagne ou le
recours constitutionnel en Allemagne. On constate que, dans ces pays, le taux
de requêtes portées devant la Cour est proportionnellement moins important que
dans les autres États qui ne connaissent pas ce type de recours.
Copyright : © 2002 Françoise Tulkens. Tous droits réservés. Impression
et citations : Seule la version
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Mode
officiel de citation :
TULKENS
Françoise. - « Les réformes à droit constant ».
Quelle réforme pour la Cour européenne des droits de l'homme ? Colloque organisé
par le Groupe de recherches sur les identités et les constructions européennes (GRICE)
à Strasbourg les 21 et 22 juin 2002 - Actualité et Droit International,
novembre 2002. (http://www.ridi.org/adi).
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