LE « REALISME » DIPLOMATIQUE
DANS LES RELATIONS EXTERIEURES DE L’UNION
EUROPEENNE :
LE CAS DU TIMOR ORIENTAL
par
Laurence Burgorgue-Larsen
Professeur de droit public à l’Université de
Rouen
Directeur du Centre de Recherches et d’études
sur les droits de l’homme
(CREDHO-Rouen)
Résumé :
Le Timor oriental a
longtemps souffert de l'ignorance. Pendant plus de vingt-cinq ans, les
Nations Unies et ses Etats membres ont délaissé cette île minuscule située aux
confins de l'archipel indonésien à son triste sort, celui d’une invasion et
d’une annexion forcées. Si, devant l’insoutenable les Nations Unies ont fini par
réagir, l’analyse des rapports entre le Timor oriental et l’Europe est marquée
par une dialectique révélatrice de la complexité des relations internationales
et de l’ambivalence des intérêts à défendre.
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Le Timor oriental a longtemps
souffert de l'ignorance.
Pendant plus de vingt-cinq ans, les Nations Unies et ses Etats membres ont
délaissé cette île minuscule située aux confins de l'archipel indonésien à son
triste sort, celui d’une invasion et d’une annexion forcées.
Les intérêts politiques, économiques et géostratégiques des membres les plus
puissants de l’Organisation universelle, au premier chef les Etats-Unis
entraient en contradiction directe avec le droit du peuple timorais à disposer
de lui-même.
Si pendant longtemps l'attention
des instances internationales s'est avant tout centré sur la question de la
licéité de l'action indonésienne et sur la question subséquente de savoir
s'il fallait ou non reconnaître l'incorporation du Timor oriental à
l'Indonésie,
le débat a fini par prendre en considération, non plus seulement l'action
illégale à l'origine du conflit, mais également les implications humaines pour
la population timoraise dont il a fini enfin d’être affirmé, donc reconnu, que
les droits fondamentaux avaient été systématiquement bafoués. Dans le
cadre de cette deuxième phase, qui a correspondu avec l’ouverture de l’île en
1989, l’action de la Communauté européenne, par l’intermédiaire du Parlement
européen, a été significative. Or, comme si la tragédie timoraise était sans
fin, l’île connut à nouveau des soubresauts dramatiques au début du mois de
septembre 1999 mais qui, fait majeur et inédit dans l’histoire de l’île,
allaient entraîner cette fois-ci une réaction et un engagement énergiques des
Nations Unies. Alors que celles-ci avaient mené des négociations longues et
difficiles pour aboutir à l’accord du 5 mai 1999 qui réglementait notamment les
modalités de la mise en œuvre de la consultation populaire,
la diplomatie allait s’effondrer devant la force. On sait qu’une fois diffusés
les résultats en faveur de l’indépendance,
les incendies, pillages et massacres ont débuté, perpétrés par les « milices »
anti-indépendantistes, manipulées par le Gouvernement de Djakarta, faisant entre
1 000 et 1 200 morts en deux semaines et entraînant des déplacements massifs de
populations.
Tant les rapports de l’ONU que les déclarations des organisations non
gouvernementales (Human Rights Watch et Amnesty international plus
particulièrement),
ont mis en lumière ce lien « quasiment organique » entre les miliciens et
l’armée indonésienne.
Le Rapport de la Mission du Conseil de sécurité à Jakarta et à Dili,
ainsi que son annexe, préparé par la MINUTO ;
celui du Secrétaire général présenté au Conseil de sécurité ;
la résolution de la Commission des droits de l’homme ;
le rapport du Haut commissaire aux droits de l’homme sur la situation des droits
de l’homme au Timor oriental,
sont autant documents qui ne laissent à aucun moment place au doute. Il suffira
de citer un seul passage particulièrement éloquent du rapport de la Mission du
Conseil de sécurité :
« Ces destructions n’ont pas
été opérées par des populations civiles frustrées et angoissées. C’est le mythe
que les autorités indonésiennes s’efforcent de diffuser. L’existence de liens
directs entre les miliciens et les militaires ne fait plus l’ombre d’un doute et
a été étayée par la MINUTO au cours des quatre derniers mois. Mais l’ampleur et
le caractère systématique de la destruction du Timor oriental intervenue au
cours de la semaine écoulée ont révélé un nouveau degré de participation de
l’armée à l’exécution de ce qui était jusque-là une opération plutôt déguisée. »
Devant l’insoutenable, les
Nations Unies ont fini par réagir. Alors que la MINUTO avait été créée sans
qu’il soit fait mention d’une base juridique particulière dans la résolution
1246 du 11 juin 1999, le Conseil de sécurité, constatant que la situation au
Timor constituait une menace pour la paix et la sécurité internationales,
autorisait la création, sur la base du Chapitre VII, d’une « force
multinationale placée sous une structure de commandement unifiée »
(INTERFET), afin 1) de rétablir la paix et la sécurité au Timor, 2) de protéger
et appuyer la MINUTO dans l’exécution de ses tâches et, dans la limite des
capacités de la force, 3) de faciliter les opérations d’aide humanitaire. Le 25
octobre 1999, toujours sur la base du chapitre VII, le Conseil de sécurité
adoptait à l’unanimité la résolution 1272 ‑ conformément aux propositions du
Secrétaire général ‑ afin de créer une Administration transitoire des Nations
Unies au Timor Oriental (ATNUTO), au mandat particulièrement large.
Il lui est en effet confié la responsabilité générale de l’administration du
Timor oriental et elle est habilitée, pour ce faire, à exercer l’ensemble des
pouvoirs législatif et exécutif, y compris l’administration de la justice.
Les conditions favorables étaient réunies pour une accélération étonnante de
l’histoire timoraise. Après l’élection d’une Assemblée constituante le 30 août
2001
et l’approbation subséquente de la nouvelle constitution le 22 mars 2002, c’est
l’élection présidentielle qui, le 14 avril de la même année, voyait le triomphe
de Xanana Gusmão, le résistant de la première heure.
Le 20 mai 2002, l’indépendance officielle de Timor Est était proclamée. L’Organisation
universelle pouvait alors accueillir en son sein, le 27 septembre, un 191e Etat
indépendant : la « République démocratique de Timor-Leste ».
Dans le cadre du déroulement des
événements qui ont abouti à l’indépendance de la jeune République, on ne peut
guère s’étonner de la prégnance onusienne. Alors que la création de l’Union
européenne et, par voie de conséquence, celle du deuxième pilier date de 1992,
l’état embryonnaire de la Politique européenne et de sécurité commune n’a bien
évidemment pas permis à l’Europe des Quinze d’apparaître comme un acteur de
poids militaire dans le conflit timorais. Le temps de l’action
d’envergure relève toujours de l’Organisation des Nations Unies. La force
tribunitienne, longtemps incarnée par l’hémicycle de Strasbourg, n’a pas été
complétée par une force opérationnelle, même si on va voir que l’action de
l’Union européenne n’a pas été négligeable.
En effet, l’analyse des rapports
entre le Timor oriental et l’Europe est marquée par une dialectique révélatrice
de la complexité des relations internationales et de l’ambivalence des intérêts
à défendre. D’un côté, l’Union européenne s’engage et prend la parole en faveur
du respect des droits de l’homme au Timor oriental, apparaissant comme une
puissance tribunitienne de premier ordre (I). D’un autre côté, l’Union se fixe
également comme mission de maintenir, de renforcer, mieux, de pérenniser le
processus de démocratisation du géant indonésien. Elle renforce du même coup son
poids politique et économique en Asie, ce qui passe par une coopération active
avec l’Indonésie, afin de devenir un acteur politique de premier rang dans la
région (II).
I. – L’UNION, PUISSANCE
TRIBUNITIENNE
Si l’Union européenne, dès sa
création, s’est engagée très clairement dans la défense des droits du peuple
timorais (B), elle n’a fait, en réalité que confirmer « l’engagement européen »
tant du Parlement européen, que des institutions de la « Grande Europe » (A).
A. ‑ L’engagement
historique européen
Les circonstances de l'invasion
correspondent à une période où le Portugal, ancienne puissance coloniale, n'a
pas su assumer son rôle historique dévolu par les textes internationaux de
« puissance administrante » ; ce faisant, l'ancien colonisateur n'a pas été en
mesure d'organiser le droit des Timorais à disposer d'eux-mêmes.
Répondre à l'interrogation de savoir pourquoi l'Indonésie le 7 décembre
1975 a brutalement décidé d'envahir le Timor, est complexe. En effet, les
mobiles qui expliquent l'attitude indonésienne sont variés, relevant à la fois
de considérations politiques, économiques et juridiques.
Bien que les organisations européennes se soient manifestées tardivement contre
l'agression indonésienne de 1975, elles l’ont néanmoins réprouvé très
énergiquement, en des termes non équivoques du point de vue du droit
international. Le "réveil" des instances européennes est daté historiquement :
il coïncide avec l'« ouverture » du territoire décrété en 1989 par le
Gouvernement indonésien. Le flux des informations en provenance de l'intérieur
de Timor s'est considérablement accru à partir de cette date. Cette situation
nouvelle a d'ailleurs culminé avec le massacre du 12 novembre 1991, le
« massacre de Santa Cruz », très fortement médiatisé.
Le Parlement européen
réagissait énergiquement aux exactions indonésiennes au Timor oriental dans une
résolution du 15 décembre 1988. Il inaugurait ce faisant une démarche continue
puisque l'institution parlementaire européenne allait adopter en tout quinze
résolutions sur la question.
La Résolution sur la situation au Timor oriental et le vingtième anniversaire
de l'invasion de l'Indonésie du 15 décembre 1995 était particulièrement
exemplaire. Il y était affirmé :
« considérant que les
autorités indonésiennes ont, pour asseoir leur pouvoir, procédé à un vrai
génocide qui a entraîné la mort d'au moins un tiers de la population de ce
territoire et que quatre ans après le massacre de Santa-Cruz à Dili, c'est le
même climat d'arbitraire et de violence qui continue à régner à Timor. »
La « Grande Europe » faisait
également entendre sa voix par l'intermédiaire de l'Assemblée parlementaire
et du Comité des ministres du Conseil de l'Europe.
Tandis que les Ministres siégeant au sein du Comité des Ministres ont pu
réaffirmer « leur appui à un règlement équitable, global et
internationalement acceptable de la question, dans le respect des principes de
la Charte des Nations Unies » (Déclaration du 26 novembre 1991), l'Assemblée
parlementaire de son côté qualifiait expressément d'illicites les agissements
indonésiens. Le point n° 1 de la résolution 966 (1991) relative au Timor
Oriental est à cet égard explicite : « Le territoire du Timor Oriental a
été annexé le 17 juillet 1976 par l'Indonésie au mépris des normes de droit
international et des droits et devoirs du Portugal, puissance administrante »
Et de poursuivre « l'acte d'annexion s'est accompagné de violations des
droits de l'homme et d'une politique d'assimilation forcée. »
Plus de vingt-cinq ans après
l’invasion du 7 décembre 1975, le Timor oriental allait vivre à nouveau des
événements particulièrement tragiques en septembre 1999. Et pourtant. Des
efforts importants avaient été déployés par les Nations Unies pour parvenir à
une solution pacifique et démocratique au conflit, efforts que l’Union avait
soutenus de façon inconditionnelle. Le Conseil de l’Union adoptait en effet, sur
la base du feu article J § 2 du Traité sur l’Union, une position commune le 25
juin 1996 enjoignant au Gouvernement indonésien de poursuivre les négociations
sous l'égide des Nations Unies afin que soit trouvée une « solution
internationale acceptable » qui respecterait « les intérêts et les
aspirations légitimes du peuple timorais » et que soit également assuré le
« respect des droits de l'homme sur le territoire de Timor ».
B. ‑ L’engagement
contemporain de l’Union
L’engagement de l’Union s’est
décliné en deux modalités qui sont en réalité le reflet chronologique des
événements. Avant le début des exactions des « milices » pro-indonésiennes, son
action était logiquement axée sur l’assistance électorale (1), tandis que la
dénonciation des violations des droits de l’homme fut par la suite l’axe majeur
de la rhétorique européenne (2).
1. - L’assistance électorale
Les actions de l’Union en faveur
du processus de démocratisation ont pris la forme d’un soutien logistique et
financier des processus électoraux, tant indonésiens que timorais, ce qui n’est
pas sans étonner dans la mesure où, très tôt, l’Union s’est érigée en garant du
bon déroulement des procédures électorales.
Sur la base des conclusions du
Conseil du 21 février 1999,
les élections législatives indonésiennes du 7 juin 1999 étaient notamment
suivies par 135 observateurs envoyés par l’Union européenne. C’est par une
Déclaration du 9 juin que l’Union prenait acte du déroulement relativement
satisfaisant de ces élections, tandis que le Conseil faisait un état des lieux
de l’évolution de la situation indonésienne dans les conclusions du 15 novembre
de la même année.
C’est un acte du IIe pilier qui a caractérisé l’action de l’Union en faveur de
la démocratisation du Timor oriental. La position commune 1999/479/PESC a en
effet eu pour objectif de soutenir la consultation timoraise d’auto-détermination
et d’envoyer à nouveau à cette fin des observateurs de l’Union.
Elle récidivait au moment de l’organisation de l’élection de l’Assemblée
constituante le 30 août 2001 en envoyant une mission d’observation d’une
trentaine de personnes encadrées par le député européen Wolfang Kreissl-Doerfler
et en débloquant des fonds à hauteur d’un million d’euros pour assurer la pleine
participation de la population locale au scrutin et pour soutenir des actions
d’éducation des électeurs.
Elle saluait d’ailleurs le déroulement heureux de cette opération électorale
sensible, en se félicitant de « ce moment historique pour le peuple est-timorais
qui vient de prendre part aux premières élections démocratiques de son histoire
[…] [et de féliciter] le peuple du Timor oriental et ses leaders qui se
sont engagés dans un long processus vers l’indépendance aujourd’hui récompensé ».
De telles opérations, bien
qu’importantes, font apparaître l’Union comme une force de soutien de
l’Organisation universelle sous l’égide de laquelle les accords du 5 mai 1999
ont été conclus. On sait en effet qu’il est revenu au principal à la MINUTO,
la Mission des Nations Unies au Timor Oriental,
d’organiser et de mener à bien la consultation populaire visant à déterminer si
les Timorais acceptaient l’autonomie spéciale organisée par les accords. Cette
position de soutien, tant logistique que financier ‑ l’Union a participé au
financement de la MINUTO ‑
n’est absolument pas contestée par les institutions communautaires. Bien au
contraire, elles entendent autant que possible appuyer les efforts de
l’Organisation universelle, au premier chef ceux du Conseil de sécurité, dans
une de ses tâches existentielles : le maintien et le rétablissement de la paix.
2. - La dénonciation des
violations des droits de l’homme
Les exactions perpétrées au
Timor oriental furent vigoureusement dénoncées par l’Union européenne. Cette
dénonciation prit une double tournure. L’une autonome, à travers des résolutions
du Parlement européen ou encore de nombreuses « Déclarations de la Présidence au
nom de l’Union européenne ». L’autre, médiatisée, en faisant entendre sa voix à
travers les instances et les mécanismes onusiens.
Le Parlement européen n’hésitait
pas à fustiger les exactions indonésiennes de 1999 en adoptant dès le 6 mai une
résolution dénuée d’ambiguïté politique :
« Condamnant
une nouvelle fois les massacres perpétrés par les groupes paramilitaires
pro-indonésiens, le Parlement européen demande aux autorités indonésiennes
d'interrompre immédiatement l'appui militaire et logistique qu'elles fournissent
à ces groupes.
[…]
Il demande au président Habibie de prendre des mesures pour concrétiser ses
promesses antérieures en ce qui concerne le respect des droits de l’homme ».
Dans le même temps, l’assemblée
de Strasbourg confirmait son soutien aux principes démocratiques en attribuant
le « prix Sakharov » sur la liberté de pensée à « Xanana » Gusmao, alors
Président du Conseil National de la Résistance Timoraise,
dont on sait qu’il allait devenir le premier Président de la jeune République
démocratique de Timor-Leste.
Pour sa part, la Présidence de
l’Union condamnait sans ambages les événements ultérieurs, préoccupants pour la
stabilité et la démocratisation de l’île. Et de « condamner avec la plus grande
fermeté l’agression commise à l’encontre d’une équipe du HCR le 6 septembre
2000 » ;
de rappeler que l’Union « reste profondément préoccupée par le climat de
violence et d’insécurité qui règne actuellement à Timor-Ouest et ses effets
négatifs sur Timor-Est » ;
de montrer que « l’Union est profondément déçue par les jugements prononcés
récemment à l’encontre des six personnes impliquées dans le meurtre de trois
membres du personnel international du HCR »,
surtout d’exprimer des doutes les plus sérieux sur l’impartialité du Tribunal
spécial indonésien qui, depuis le 12 mars 2002, juge plusieurs responsables
militaires, miliciens et civils indonésiens accusés des exactions commises en
1999.
L’Union européenne a su tout
aussi habilement utiliser les mécanismes onusiens. Elle profita tout d’abord du
canal du Conseil de sécurité pour faire entendre sa voix au sein des Nations
Unies. Par l’intermédiaire du Représentant permanent de la France au Conseil de
sécurité, l’Union s’exprimait pour « saluer les efforts réalisés par la MINUTO »
dans le cadre de la préservation de l’ordre public, de la reconstruction de
l’île, de la mise en place de l’administration est-timoraise et dans le
processus de transition politique.
Ensuite, elle prit l’initiative de l’élaboration d’une résolution de consensus
(Rés. 1999/S-4-1) de la présidence de la Commission des droits de l’homme,
qui consacra une session extraordinaire au Timor oriental.
Que de « droit mou » serait-on
tenté de clamer. En réalité, l’action de l’Union a pris également les chemins de
la hard law immédiatement après les exactions commises en septembre 1999.
Le Conseil de l’Union adoptait en effet le 16 septembre 1999, sur la base de
l’article 15 du traité sur l’Union européenne, une position commune pour
instaurer contre l’Indonésie un embargo sur les armes, les munitions et les
équipements militaires ainsi que sur tout matériel susceptible d’être utilisé à
des fins de répression interne ou de terrorisme et pour suspendre la coopération
militaire avec ce pays.
Au regard de l’enchevêtrement des sphères intergouvernemental (pilier PESC) et
communautaire (Ier pilier), cette position commune a très vite été suivie d’un
règlement communautaire adopté sur la base de l’article 301 du traité CE
et visant à mettre en œuvre, dans le champ communautaire, cet embargo.
Cette disposition, comme d’ailleurs l’article 60 du T.CE, peut être utilisée
soit pour mettre en oeuvre de façon spécifique l'exécution des sanctions
décidées expressis verbis par le Conseil de sécurité,
soit, plus largement, pour mettre en œuvre les décisions propres du Conseil de
l’Union dans le cadre PESC et qui font référence à ce que l'on appelle les
« mesures décentralisées » adoptées à l'encontre d'Etats tiers (ex.
contre le Myanmar, le Nigeria, la Serbie, le Monténégro, ...). Le règlement
n°2158/1999 s’inscrit dans ce dernier cas de figure qui met en relief
l’autonomie de la « diplomatie » de la Communauté, qui est la continuité de
celle de l’Union.
L’Union, puissance tribunitienne
au service des droits du peuple timorais ; on en attendait pas moins d’un
système qui pose le respect des droits de l’homme comme étant la « base » de
l’Union (article 6 § 1 TUE), qui a élaboré un texte qui se veut être le
document de référence de l’Europe de demain, la Charte des droits fondamentaux
de l’Union européenne et qui en toute logique a érigé la conditionnalité
démocratique en guide de sa politique économique extérieure. Or, l’Union
européenne ne veut pas apparaître uniquement comme une tribune de défense des
droits de l’homme. Elle veut plus. Elle veut réussir à se transformer en
véritable acteur politique. Le professeur Louis Balmond le mentionnait très
clairement dès 1997 dans un article consacré aux relations Union
européenne-Asean.
Or, le vecteur économique est évidemment central dans cette démarche.
On pourrait ici reprendre la désormais célèbre formule de Guy Braibant pour
rappeler que l’Europe, avant d’avoir été un « fonds commun de valeurs », a été
un « fonds commun de placement ». Devenir un acteur politique de poids implique
qu’il faille intensifier le partenariat commercial avec l’Asie et, plus
spécifiquement, avec l’Indonésie.
II. – L’UNION, ACTEUR
POLITIQUE
Aujourd’hui, l’organisation
universelle ‑ Conseil de sécurité et Secrétariat général confondus ‑ font
clairement primer la normalisation des relations avec l’Indonésie, au nom du
principe de réalisme, sur les exigences inhérentes à la justice internationale.
La rhétorique onusienne est simple. Il convient de laisser l’Indonésie
poursuivre les auteurs des crimes commis en septembre 1999 et d’abandonner toute
idée de répression internationale ; il faut la soutenir dans son processus de
démocratisation et axer le soutien économique, financier et humain sur la
reconstruction du Timor oriental, notamment sur la mise en place d’un système
judiciaire efficace.
L’Union fait en quelque sorte de
même, sauf qu’elle en profite pour tenter d’asseoir sa singularité politique.
Rompre les liens avec l’Indonésie serait évidemment dommageable quand on connaît
son rôle géostratégique clé dans la région. Partant, l’Union considère qu’elle
ne peut pas ignorer l’Indonésie (A). Du coup, pour reprendre la formule de la
Commission européenne, le « moment est venu pour l’Union européenne de se
positionner en partenaire sérieux de l’Indonésie »,
afin qu’à terme l’Indonésie ne l’ignore plus (B).
A. ‑ L’Union ne peut
pas ignorer l’Indonésie
La communication de la
Commission relative au « Développement de relations plus étroites entre
l’Indonésie et l’Union européenne » du 2 février 2000 l’affirme clairement :
l’Indonésie est « un acteur-clé dans la région Asie-Pacifique ». Quatrième pays
le plus peuplé au monde, avec une population estimée à 210 millions d’habitants,
son rôle historique dans le cadre du mouvement des non-alignés ne peut être
sous-estimé, comme son action décisive au sein de l’ANASE, l’Association des
Nations de l’Asie du Sud-Est. Il en va de même pour ses relations
privilégiées avec des pays comme le Japon, la Chine ou encore l’Australie.
Autant d’éléments géostratégiques qui poussent l’exécutif communautaire à
déployer une nouvelle stratégie de coopération avec l’Indonésie et à intensifier
des relations économiques et commerciales avec ce territoire composé de 1 756
îles, s’étendant sur un dixième de l’équateur.
S’arrêter à un tel constat
pourrait fausser l’analyse. Contrairement à la politique américaine déployée
dans la région, l’Union n’érige pas le cynisme en politique juridique
extérieure, mais plutôt le réalisme. En effet, pendant longtemps les relations
institutionnelles entre la Communauté européenne et l’ANASE ont été perturbées
par le développement de la diplomatie européenne des droits de l’homme.
Portugal et Parlement européen ont régulièrement dénoncés les exactions au Timor
oriental, tandis que l’ancienne colonie a longtemps bloqué par son veto le
renouvellement de l’accord de coopération commerciale CE-ANASE du 7 mars 1980.
Or, la nouvelle donne issue tant de l’évolution politique interne de l’Indonésie
que de la présence de l’ATNUTO au Timor oriental, pousse l’Union à reconsidérer
sa position. Le géant indonésien connaît des soubresauts politiques importants
depuis deux ans. Les tensions ethniques, religieuses et territoriales sont
conséquentes. Or, aux yeux de l’Union européenne, la déstabilisation de
l’Indonésie serait particulièrement préjudiciable pour la stabilité de la
région. Elle a donc pris le parti de soutenir l’intégrité territoriale de ce
pays,
mais ‑ et c’est ici que réside la spécificité de l’Union ‑ tout en soutenant
concomitamment le processus de démocratisation et en exigeant des autorités
indonésiennes le respect des droits de l’homme.
La communication de la Commission du 2 février 2000, si elle préfigure de futurs
accords commerciaux avec l’Indonésie, préfigure également sans doute possible un
régime sans failles de « conditionnalité démocratique », mis en exergue encore
récemment dans le cadre de la conclusion des accords de partenariat Cotonou.
Et la Commission d’affirmer :
« L’Union européenne doit
revoir et renforcer ses relations avec l’Indonésie. Cela devrait se faire
suivant une approche pas-à-pas prenant en compte les progrès accomplis par le
gouvernement indonésien dans le règlement pacifiques des conflits intérieurs, la
réforme de l’économie et le renforcement des institutions démocratiques du pays ».
Le professeur Sicilianos a
magistralement démontré dans son ouvrage ‑ L’ONU et la démocratisation de
l’Etat ‑
la révolution copernicienne vécue par l’organisation universelle qui s’est
écartée à partir de 1993, date de la Conférence de Vienne, la Conférence
mondiale sur les droits de l’homme, de sa neutralité légendaire à l’égard
des régimes politiques des Etats. Or, il est patent que l’Union s’inscrit dans
ce vaste mouvement en mettant en œuvre des actions incitatives de soutien aux
processus de démocratisation des Etats. Ainsi, l’Union intègre la question du
Timor oriental dans le contexte plus vaste de la stabilité et de la
démocratisation indonésienne en plaidant pour « l’établissement d’un partenariat
pacifique et consensuel »
entre les deux Etats.
L’Union veut manifestement
s’ériger en acteur politique de premier plan dans la région en soutenant tout à
la fois les droits du peuple timorais et en encourageant l’Indonésie sur la voie
de la démocratisation politique et le développement économique. Cette stratégie
n’est certainement pas désintéressée. Il y va évidemment, pour reprendre la
terminologie de la Commission, du « renforcement de l’image de l’Union en
Indonésie ».
B. ‑
L’Indonésie ne doit
pas ignorer l’Union
Le constat établi par la
Commission dans sa communication du 2 février 2000 est sans appel :
« L’Indonésie ne perçoit
pas l’Union européenne comme un partenariat tellement important et ne lui prête
qu’une attention limitée par rapport aux Etats-Unis ou au Japon. Elle considère
l’Union européenne essentiellement comme un bloc commercial et n’a guère
conscience de sa nature supranationale ».
Partant, l’optique de la
Commission pousse à développer la voie du bilatéralisme entre l’Union et
l’Indonésie, à la demande d’ailleurs de cette dernière.
Ainsi, à la coopération interinstitutionnelle économique (Accord de
coopération commerciale du 7 mars 1980 entre la Communauté et l’ANASE), et au
dialogue interinstitutionnel politique (réunions ministérielles UE-ANASE),
l’aiguillon communautaire propose d’ajouter la coopération bilatérale économique
avec l’Indonésie. Et de considérer que « [l]’avantage pour l’Union européenne de
s’engager dans un dialogue approfondi avec un gouvernement indonésien décidé à
promouvoir des réformes est évident. Un tel dialogue pourrait même donner une
impulsion au dialogue UE-ANASE ».
Le là est donné. Le principe
de réalité apparaît ici dans toute son ampleur dans les relations extérieures de
l’Union. Soutenir les Timorais et le processus de démocratisation en Indonésie
est aussi, bien sûr, une façon pour l’Union d’apparaître en Asie comme un
partenaire de poids. C’est ici toute l’ambivalence de la diplomatie européenne.
Soutenir une « cause noble », tout en développant ses propres intérêts, à la
fois politiques et économiques. Il conviendra d’observer de près les relations
extérieures de l’Union avec l’Indonésie pour examiner si elle ne sacrifie pas,
sur l’autel de son poids politique dans la région, la « cause » dont elle a
décidé d’être un des plus importants représentants, celle de la protection des
droits de l’homme.
* * *
NOTES
Les organes principaux de l'ONU, Assemblée générale et Conseil de Sécurité
confondus, ont voté en vingt-quatre ans (avant les événements de septembre
1999) dix résolutions condamnant l'invasion puis l'annexion du Timor oriental
par l'Indonésie. On constatera toutefois que les positions de l'organe plénier
onusien ont été plus énergiques que celles de l'organe exécutif. Deux
résolutions du Conseil de sécurité (résolutions 384 du 22 décembre 1975 et 389
du 22 avril 1976) et huit résolutions de l'Assemblée générale (résolutions
3485 (XXX) du 12 décembre 1975 ; 31/53 du 1er décembre 1976 ; 32/34 du 28
novembre 1977 ; 33/39 du 13 décembre 1978 ; 34/40 du 21 novembre 1979 ; 35/27
du 11 novembre 1980 ; 36/50 du 24 novembre 1981 et 37/30 du 23 novembre 1982.
A l’occasion de la 54e Assemblée générale des Nations Unies, ces
deux ONG ont prononcé le 6 octobre 1999 une déclaration faisant état de
l’organisation et de la coopération entre l’armée et les milices, Déclaration
à la 54e session de la Commission des questions politiques spéciales et de la
décolonisation (Quatrième Commission) de l'Assemblée générale des Nations
Unies, Point 96 de l'ordre du jour, Question du Timor oriental, 6 octobre
1999.
L’Administration transitoire doit : 1) Assurer la sécurité et le maintien de
l’ordre sur l’ensemble du territoire, 2) Mettre en place une administration
efficace, 3) Aider à créer des services civils et sociaux, 4) Assurer la
coordination et l’acheminement de l’aide humanitaire, ainsi que l’aide au
relèvement et au développement, 5) Appuyer le renforcement des capacités en
vue de l’autonomie, 6) Contribuer à créer les conditions d’un développement
durable. Le rapport du 26 janvier 2000 démontre que la tâche est loin d’être
simple après vingt-cinq ans de terreur, de misère et d’endoctrinement.
Déclaration
de la Présidence au nom de l’Union européenne sur le tribunal spécial chargé
de juger les violations des droits de l’homme perpétrées au Timor oriental,
21 août 2002, Bull. UE
7/8-2002, PESC (19/39). Elle se lit ainsi :
« L'Union
européenne s'est félicitée de la mise en place du tribunal spécial chargé de
juger les violations des droits de l'homme perpétrées au Timor-Oriental. Alors
que le tribunal vient de rendre ses premiers verdicts, l'Union européenne
souhaite faire la déclaration ci-après.
L'Union européenne suit avec attention les
procès menés par le tribunal indonésien spécial pour les droits de l'homme au
Timor-Oriental et elle est préoccupée par le fait que, jusqu'à présent, les
procédures n'ont pas pris pleinement en compte les violences survenues au
Timor oriental en 1999.
L'Union européenne note avec inquiétude le
nombre limité de victimes qui ont été appelées à témoigner, ainsi que
l'absence de témoins de la Minuto et d'observateurs indépendants qui se
trouvaient au Timor oriental au moment des faits.
L'Union européenne note également que
d'importants témoignages recueillis lors des enquêtes au Timor oriental n'ont
pas été pris en considération en tant qu'éléments de preuve dans les affaires
instruites par le tribunal spécial pour les droits de l'homme.
L'Union européenne craint que la crédibilité
des verdicts du tribunal ne soit mise en doute si ces témoignages et éléments
de preuve pertinents ne sont pas produits. En outre, l'Union européenne
demeure préoccupée par le fait que la compétence du tribunal spécial pour les
droits de l'homme est limitée.
Enfin, l'Union européenne entend souligner
que traduire en justice les auteurs de graves violations des droits de l'homme
et de crimes contre l'humanité constitue le seul moyen de renforcer la
confiance dans le système judiciaire. L'Union européenne adresse un appel
pressant aux autorités indonésiennes pour qu'elles garantissent un déroulement
des procédures du tribunal qui soit conforme à l'État de droit et respecte
pleinement les normes internationales dans le domaine des droits de l'homme.
Les pays d'Europe centrale et
orientale associés à l'Union européenne, Chypre, Malte et la Turquie, pays
également associés, ainsi que le Liechtenstein et la Norvège, pays de l'AELE
membres de l'Espace économique européen, se rallient à la présente déclaration ».
L'application de l'article 301 T.CE comme celle de l'article 60 T.CE suit le
même processus. Elle se trouve conditionnée par l'adoption préalable d'une
position ou d'une action commune selon les dispositions pertinentes de la PESC.
Autrement dit, le mécanisme débute avec une décision de la structure
intergouvernementale et son exécution ultérieure dans le cadre communautaire à
charge pour le Conseil d'adopter les « mesures urgentes nécessaires » à la
majorité qualifiée sur proposition de la Commission. L'article 301 T.CE
apparaît ainsi comme une passerelle qui connecte le pilier PESC avec le pilier
communautaire d'intégration, de telle manière que l'intervention de la
structure de coopération précède dans le temps l'action communautaire et, en
outre, la soutient juridiquement. Dit autrement, l'action communautaire est
conditionnée par la décision intergouvernementale (action ou position
commune), le Conseil étant en outre tenu (emploi de l'indicatif) d'agir. Le
libellé de l'article 60 est quant à lui plus souple à l'égard de la marge de
manœuvre octroyée au Conseil puisqu'il « peut » prendre les mesures
nécessaires. Son action est donc ici potestative et non impérative.
Copyright : © 2003 Laurence Burgorgue-Larsen. Tous droits réservés. Impression
et citations : Seule la version
au format PDF fait référence.
Mode
officiel de citation :
BURGORGUE-LARSEN Laurence. -
« Le « réalisme » diplomatique dans les relations extérieures de l'Union
européenne : le cas du Timor oriental ». - Actualité et Droit International,
février 2003. (http://www.ridi.org/adi).
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