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  LA GUERRE ANGLO-AMERICAINE CONTRE L’IRAK ET LE DROIT INTERNATIONAL


« APOCALYPSE LAW »

 

par

Robert Charvin

Agrégé des Facultés de Droit
Professeur à l'Université de Nice-Sophia Antipolis
Doyen Honoraire de la Faculté de Droit, des Sciences Politiques, Economiques et de Gestion de Nice

 

 

Résumé : La stratégie américaine se refuse à tout enfermement dans le cadre de la légalité internationale. Il s'agit pour l'administration républicaine d'en nier le contenu et l'utilité au nom d'une morale internationale plus malléable. Il s'agit aussi de restreindre la compétence des Nations Unies à des fonctions subordonnées de type caritatives et humanitaires chargées exclusivement d'accompagner l'unilatéralisme hégémonique des Etats-Unis et de leurs alliés satellisés. La seconde guerre du Golfe consacre ainsi un profond recul du droit international jusqu'à un stade proche de ce qu'il était au XIXe siècle et au début du XXe.

 

Note : Ce texte sera aussi publié dans Les Cahiers de l’Orient (Paris). Sa rédaction a été achevée le 13 avril 2003.

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.

 

 

L'absence de démocratie dans les divers pays du monde n'est pas un phénomène nouveau : si la démocratie est en effet un requis, elle n'est nulle part un acquis, en dépit du discours convenu. Le cas irakien n'a donc rien d'exceptionnel[1].

 

Le niveau de développement, l'héritage historique, l'aire culturelle et l'occupation dans la société internationale d'une position hégémonique ou au contraire dépendante, favorisent un autoritarisme affiché et direct fréquent au Sud ou « l'oppression délicate »[2], forme politique sophistiquée régnant dans les pays du Nord.

 

Cette absence de démocratie en Irak n'explique en rien la stratégie de l'administration Bush et du Parti républicain, dont les références idéologiques sont très proches d'un fondamentalisme chrétien et dont les intérêts sont étroitement liés à divers lobbies de l'armement et du pétrole[3]. Ainsi, la politique de l'administration Bush poursuit la politique impériale menée par les Etats-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale[4], tout en accentuant certains traits dogmatiques et violents, aggravés par la structure unipolaire de la société internationale depuis la fin de l'URSS.

 

Il y a aujourd'hui une « question américaine » qui constitue une menace économique, politique, militaire et en un mot civilisationnelle pour le monde entier, l'Europe n'y échappant pas. La guerre contre l'Irak, survenant après les interventions armées en Yougoslavie et en Afghanistan, en est une claire illustration.

 

Les différentes composantes de cette « question » sont les suivantes :

 

-       les références idéologiques des Etats-Unis sont de nature religieuse et se réclament de la protection divine (en dépit des condamnations pontificales) ;

 

-       l'endettement de 5 000 milliards de dollars des Etats-Unis (soit le double de celui de tous les pays du Sud) et l'affaiblissement relatif de leur puissance économique dans le monde stimulent des pratiques de pillage ouvert[5] (avec la main mise des entreprises américaines sur la « reconstruction » de l'Irak et sur son pétrole)[6] ;

 

-       le messianisme américain traditionnel transformant la démocratie en produit d'import-export s'accompagne désormais du recours systématique à la force armée contre les pays pauvres. Cette guerre aux pauvres[7] qui s'affirme, après les longues décennies d'ingérence en Amérique du Sud principalement, s'inscrit dans la logique d'un hégémonisme unilatéral qui se nourrit de 52 % des ressources de l'ensemble de la planète[8].

 

Cette violence répétée contre les pays pauvres a de nombreux avantages :

 

-       la victoire militaire est assurée (ce qui est « bon » pour le prestige des gouvernants) et le coût humain pour les vainqueurs est limité[9] ;

 

-       toute expérience populaire dans un pays ou un autre susceptible de réussir son développement hors de la mouvance américaine peut être liquidée directement afin que soit évitée toute contamination d'un « contre-exemple »[10], précédée ou pas d'un embargo et d'une campagne de discrédit[11] ;

 

-       la création de boucs émissaires dans l'ordre international, choisi au gré des opportunités, favorise les politiques « d'union sacrée » au sein de la société américaine et conforte le leadership sur les « alliés » européens (qui sont aussi des concurrents) ;

 

-       le leadership sur les « alliés » vise, à l'occasion de chaque crise, à empêcher la constitution d'un « pôle » européen autonome jouant le rôle d'un contre-pouvoir économique et politique dans la société internationale.

 

 

Aussi la stratégie américaine se refuse à tout enfermement dans le cadre de la légalité internationale élaborée pourtant par les puissances occidentales. Il s'agit pour l'administration républicaine d'en nier le contenu et l'utilité au nom d'une morale internationale suffisamment malléable, quitte à envisager la refondation ultérieure d'un droit international au service d'une mondialisation libérale favorable aux firmes transnationales.

 

Il s'agit aussi de restreindre la compétence des Nations Unies à des fonctions subordonnées de type caritatives et humanitaires chargées exclusivement d'accompagner l'unilatéralisme hégémonique des Etats-Unis et de leurs alliés satellisés. La seconde guerre du Golfe consacre ainsi un profond recul du droit international jusqu'à un stade proche de ce qu'il était au XIXe siècle et au début du XXe.

 

 

I. – LES OUTILS DE « DEVEROUILLAGE » DU DROIT INTERNATIONAL : LES DROITS DE L’HOMME ET L’ANTI-TERRORISME

 

 

Durant des décennies, les Grandes Puissances ont violé la légalité internationale, tout en affirmant le contraire, par le biais d'interprétations certes abusives des normes en vigueur mais qui, en fait, prouvaient leur existence et leur importance. Il en a été ainsi, par exemple, de la référence constante faite par les Etats-Unis et l'URSS au principe de la souveraineté à l'occasion des interventions lui imposant des limitations aboutissant à le nier.

 

Dès la fin des conflits de décolonisation « libérant » les puissances occidentales de tout complexe et de toute crainte de mise en cause, la question des droits de l'homme a été mise en exergue dans l'ordre international. Les droits de l'homme ont été instrumentalisés, selon les opportunités, pour servir tout d'abord la cause de l'anticommunisme, puis une politique de récupération des espaces perdus dans la société internationale. Alors que jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, il était hors de question de soulever le problème des droits de l'homme dans les relations internationales (voir, par exemple, les développements du professeur Le Fur, titulaire de la Chaire de droit international de la Faculté de Droit de Paris dans son Précis de droit international public, Paris, Dalloz, 1931), « l'humanitaire » est devenu ces dernières décennies le fondement (apparent) de tous les litiges internationaux.

 

Sans faire progresser effectivement les droits humains dans la réalité sociale et politique des différents pays, cette instrumentalisation a permis, avec efficacité, de faire « sauter les verrous » d'une interprétation « trop » stricte de la légalité internationale. « Au nom » des droits de l'homme[12], relevant d'un « fuzzy law »[13], ce qui était rigoureusement banni par le droit international devenait possible : un « soft law » justifié par ses fins s'est ainsi élaborée, insatisfaisant pour les juristes préoccupés de légalité mais utile pour les politiciens à la recherche de légitimité.

 

Plus efficace encore, l'anti-terrorisme, succédant pour l'essentiel au « droitdel'hommisme » pour partie décrédibilisé par son usage abusif, discriminatoire et susceptible de se retourner contre ses protagonistes[14], devient l'outil le plus souple qui soit en raison de son indétermination et du caractère invérifiable des assertions gouvernementales à son propos pour justifier la suspension (peut-être définitive) des principes juridiques fondamentaux. C'est le retour à la devise la plus archaïque fondée sur « la fin justifie les moyens ».

 

 

II. – LE REJET PAR LES ETATS-UNIS DES LIMITATIONS CONVENTIONNELLES

 

 

Tout Empire refuse de contenir l'exercice de ses pouvoirs dans des limites préétablies. A la différence du monde bipolaire (Est-Ouest) qui structurait la société internationale en un jeu complexe de pouvoirs et contre-pouvoirs, le monde unipolaire (Etats-Unis et satellites) tend à rejeter toute régulation n'ayant pas l'aval de l'hyper puissance unique. Les Etats-Unis ne font, en la matière, qu'affirmer avec plus d'arrogance que par le passé, leurs positions.

 

Le nombre de traités fondamentaux non ratifiés est significatif. On peut citer, par exemple, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966, les deux Protocoles relatifs aux droits civils et politiques, les Protocoles I et II additionnels aux Conventions de Genève de 1949, respectivement relatifs à la protection des victimes des conflits armés internationaux et à la protection des victimes des conflits armés non internationaux, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, la Convention des Nations Unies sur les droits de l'enfant, le Protocole de Kyoto sur les changements climatiques, les traités interdisant les essais nucléaires et les mines antipersonnel, le statut de la Cour pénale internationale de 1998… La Charte des Nations Unies elle-même n'est plus qu'un vague ensemble de dispositions donnant quelques orientations non impératives pour la conduite de l'Etat américain vis-à-vis de la paix, essentiellement utiles pour la « couverture juridique » éventuelle qu'elles peuvent procurer à sa diplomatie.

 

Par contre, les Etats-Unis ont élaboré des lois extraterritoriales (Lois Helms-Burton et d'Amato-Kennedy de 1996) censées s'appliquer hors du territoire américain dans un élan d'unilatéralisme juridique impérial ![15]

 

 

III. – LA DISSOLUTION DES PRINCIPES FONDAMENTAUX DU DROIT INTERNATIONAL

 

 

Les Etats-Unis ont procédé de manière progressive afin d'imposer une sorte de pratique coutumière de plus en plus éloignée des principes fondamentaux du droit international.

 

Dans cette œuvre de dissolution, qui a débuté ouvertement en 1990, les Etats-Unis ont bénéficié de l'appui de leurs alliés qui ont successivement admis de multiplies entorses aux dispositions de la Charte des Nations Unies. Elles avaient en réalité été pratiquées antérieurement, par exemple, à propos du conflit israélo-palestinien, retiré par les seuls Etats-Unis de la compétence des Nations Unies (qui avaient pourtant fixé son cadre juridique par de nombreuses résolutions) au seul détriment des droits reconnus du peuple palestinien[16].

 

Malgré le retrait progressif des alliés européens (consacré par les positions franco-allemandes lors de la seconde guerre du Golfe) vis-à-vis d'une radicalisation illicite des Etats-Unis, la doctrine juridique européenne dominante a développé un soutien sans faille aux positions américaines. Le « bettatisme »[17], en particulier, né en appui d'un mitterrandisme kouchnérien, a rendu en France dans les milieux juridiques un important service aux positions étasuniennes et plus généralement à la désuétude du principe nodal de non-ingérence de la Charte des Nations Unies. Son « exploit » a consisté à faire dire implicitement aux dispositions de la Charte exactement le contraire de ce qu'elle dit explicitement et à en ruiner l'économie globale. L'ingérence dite humanitaire a permis aux Grandes Puissances de n'avoir plus à prendre en considération la fragile barrière juridique que représentait à leur interventionnisme le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats dès lors qu'elles invoquaient les droits de l'homme.

 

Cette ingérence a pu ensuite fonder la « légitimité » de l'agression pure et simple pourtant condamnée en droit international dès lors qu'est invoquée la menace terroriste ou la possession d'armes de destruction massive par ceux-là mêmes qui pourtant sont les seuls (ou presque) à les posséder réellement. Ce sont les fondements officiels de l'agression américaine contre l'Irak qui étaient pourtant soumis depuis plus de dix ans à un embargo et à de multiples contrôles réduisant sa souveraineté[18].

 

Paradoxalement, le première puissance mondiale, sans rivale militaire et financier, a pu ainsi invoquer la « légitime défense » vis-à-vis de l'Irak en lui adjoignant la notion de « prévention » qui fait de la notion purement défensive un concept radicalement offensif[19].

 

Calquée sur une conception israélienne très antérieure, la notion de « légitime défense préventive » ruine le principe majeur du droit international déclarant illicite le recours à la force armée à l'exception de l'unique cas où un Etat subit une agression armée d'un autre Etat et est fondé en droit, en conséquence, à se défendre.

 

Le droit humanitaire lui-même, en dépit de sa promotion momentanée et artificielle, n'a plus de portée pratique. Le CICR a dénoncé depuis longtemps la dangereuse confusion entre le militaire et l'humanitaire. Avec les bombardements répétés sur les personnes et les biens civils, assimilés à des dommages « collatéraux », notion purement propagandiste sans substance juridique, et la disparition dans la pratique américaine de la notion de prisonnier de guerre (avec l'enfermement des présumés Talibans à Guantanamo), les responsables américains, outre leur qualité d'agresseurs, sont passibles des sanctions pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité prononcés par la justice internationale (des tribunaux ad hoc jusqu'à la Cour pénale internationale). Les ressortissants américains bénéficient cependant d'une irresponsabilité internationale totale proche des immunités dont bénéficient les diplomates. Les autorités américaines n'acceptent ni la compétence de la Cour pénale internationale, ni celle des tribunaux nationaux pour leurs ressortissants responsables d'infractions pénales (cf. les exemples fréquents en Corée du Sud, en Italie et plus généralement dans les pays où sont installées des bases militaires)[20].

 

Les deux guerres du Golfe ont été l'occasion pour l'armée américaine d'utiliser des armes interdites (uranium appauvri[21], bombes à fragmentation, etc.) ; elles témoignent que seuls les Etats sélectionnés par les Etats-Unis et leurs alliés comme relevant de l'Axe du Mal se voient interdire la production, le commerce et l'usage de certaines armes. Dans la pratique, ce ne sont plus certains types d'armes qui sont réputés illicites, mais les objectifs poursuivis avec elles.

 

C'est ainsi la désuétude du principe de l'égalité des Etats devant la loi internationale, amorcée avec le traité discriminatoire de non-prolifération des armes nucléaires, réservant le monopole de l'arme suprême à quelques puissances en nombre restreint.

 

 

IV. – LA RESTAURATION D’INSTITUTIONS ARCHAÏQUES

 

 

La pratique internationale des Grandes Puissances, en premier lieu des Etats-Unis, est de réhabiliter des institutions qui avaient disparu avec la fin de la colonisation.

 

Il en est ainsi, par exemple, du protectorat et du mandat que la Société des Nations (SdN) avaient mis en œuvre durant l'entre-deux-guerres. Le « mandat » concernait après la Première Guerre mondiale les colonies retirées à l'Allemagne et à l'Empire Ottoman vaincus, et placées sous l'autorité des puissances mandataires désignées par la SdN. Les peuples passant ainsi d'une soumission à une autre étaient considérés comme « n'étant pas capables de se diriger eux-mêmes ». La longue gestion occidentale du Moyen-Orient (Syrie, Liban pour la France, Irak, Palestine et Transjordanie pour la Grande Bretagne) est directement responsable de la division artificielle de la région (par exemple, celle séparant le Koweït de l'Irak), de la nature des régimes politiques qui s'y sont succédés et du chaos actuel[22].

 

Quant à la Charte des Nations Unies, adoptée à une époque où sévissait encore la domination coloniale, elle a prévu le régime de tutelle visant à enlever au Japon vaincu ses responsabilités antérieures et à prolonger le régime du mandat. L'ONU est censée désigner les Etats administrant les populations sous tutelle. Pour les territoires encore colonisés, il ne s'agissait pour les puissances occidentales que d'exercer « la mission sacrée d'assurer le progrès politique, économique et social des populations » de ces territoires et de « développer les capacités » de s'administrer elles-mêmes.

 

Dans le cas de la Bosnie, du Kosovo, de l'Afghanistan et de l'Irak, il y a retour à ce mode de gestion qui semblait avoir disparu avec l'affirmation du principe de libre détermination des peuples. Ouvertement, les Etats-Unis et leurs alliés considèrent que certains peuples ne sont pas majeurs et que les Etats « civilisés » sont fondés à les désarmer (en vertu de leur dangerosité primitive) et à les administrer dans le cadre de structures multilatérales occidentales ou sous direction américaine unilatérale.

 

Le droit international du XIXe et du début du XXe distinguait déjà les Etats civilisés, dont le droit international régissait les relations, et les peuples « barbares » ou « sauvages » vis-à-vis desquels les règles de droit international étaient inapplicables.

 

On constate que la position contemporaine des Etats-Unis est très proche des conceptions occidentalocentristes des siècles passés.

 

 

V. – LE SERVICE MINIMAL DES INSTITUTIONS DES NATIONS UNIES

 

 

La Charte des Nations Unies a retiré la compétence de guerre aux Etats : tout recours unilatéral à la force armée est illicite à la seule exception de la légitime défense. Un faisceau de procédures est prévu pour éviter à tout prix le conflit armé ou le stopper s'il est enclenché. Seul le Conseil de sécurité – dont la composition reflète la situation de l'après-guerre – peut assurer le maintien de la paix, assisté d'un seul outil adéquat : des forces de police internationale, placées sous la direction d'un Comité d'état major lui-même international, ce qui permet un véritable contrôle et un réel suivi des opérations menées sur le terrain.

 

Quant à l'Assemblée générale, seul organe représentatif de la « communauté internationale » – qui ne peut se réduire à quelques grandes puissances comme les médias n'hésitent pas à le dire – elle est chargée de compétences générales, notamment en matière de développement et de régulation des relations pacifiques entre Etats.

 

Le Secrétaire général a pour fonction de prendre les initiatives nécessaires au maintien de la paix et la Cour internationale de Justice de statuer sur les responsabilités des Etats.

 

Ce partage des responsabilités est balayé par la pratique des Etats-Unis et de leurs alliés depuis 1990. L'OTAN s'est substituée à toutes les autres institutions en Afghanistan et en Irak.

 

Le Conseil de sécurité s'est transformé en champ clos de batailles procédurales non pour assurer le maintien de la paix mais pour sauvegarder la couverture onusienne à l'interventionnisme occidental : le combat de la France, en particulier, n'a pas été axé essentiellement sur la nécessité de respecter les obligations de la Charte visant au maintien de la paix par la recherche (sans exigence de délais) de toutes les voies d'une solution négociée aux litiges avec l'Irak, mais sur la conscience qu'il était dangereux à long terme pour l'Occident de renoncer aux fondements légaux de ses politiques interventionnistes.

 

L'Assemblée générale et le Secrétariat général ont été d'une presque totale passivité.

 

Le recours à la force armée par les seuls Etats-Unis et Grande-Bretagne est pourtant une violation flagrante de la Charte et le Conseil de sécurité devrait en avoir été saisi.

 

Comme le souligne Noam Chomsky[23], la guerre américaine contre l'Irak est un test : celui de la « guerre préventive ». Tout pays concurrent potentiel des Etats-Unis peut être attaqué[24], en vertu d'une « nouvelle norme » dont l'Irak est la première victime. La désuétude de la Charte des Nations Unies semble désormais très avancée[25].

 

La tentative de récupération des Nations Unies est tout au contraire basée sur une éventuelle réconciliation euro-américaine concernant l'administration de l'Irak, dans la tradition la plus classique du partage entre puissances coloniales du XIXe siècle[26].

 

L'inédit est le rôle qui se dessine pour les Nations Unies dont la fonction semble devoir se limiter à l'humanitaire. Les responsables démissionnaires des Nations Unies dans ce domaine (Halliday, Von Spotten) ont déjà dénoncé durant l'embargo l'instrumentalisation des Nations Unies. Le service minimum que les Nations Unies doivent ainsi assurer, malgré leur incapacité à empêcher la guerre et à en sanctionner les responsables, a pour avantage de couvrir à posteriori les violations massives de légalité (agression armée, bombardements illicites, administration illégale d'un Etat souverain membre de l'ONU).

 

 

On peut faire l'hypothèse, en conclusion, qu'une forme nouvelle de barbarie est en marche à l'échelle planétaire à l'instigation des Etats-Unis, mais avec la complicité de nombreux Etats du Nord et du Sud, qui ont fait la démonstration sans considération pour leur peuple opposé massivement à la guerre, que la démocratie n'est vivante que lorsqu'elle est sans grande portée.

 

La mondialisation néolibérale peut conjuguer l'absence de droit international politique, laissant tous pouvoirs de sanction et d'élimination aux grandes puissances occidentales[27], et le développement d'un droit international économique, de plus en plus rigoureux[28] pour contraindre au respect des « lois du marché », qui conduisent progressivement à l'établissement dans chaque secteur économique de monopoles privés.

 

Toutefois, la guerre contre l'Irak, menée par les seuls Etats-Unis et leur allié britannique, peut ainsi, selon la thèse d'E. Tood[29] « révéler au monde l'impuissance » américaine. La victoire militaire contre l'Irak a en effet pour contre partie une profonde défaite politique : l'opinion internationale s'est massivement prononcée contre la volonté démonstratrice d'omnipotence des Etats-Unis.

 

Cette défaite politique peut cependant avoir un impact contradictoire. Elle peut décrédibiliser « l'utopie vivante du capitalisme » incarnée par les Etats-Unis et favoriser ainsi, en particulier au Sud, l'abandon d'un mimétisme sans perspective. Elle peut aussi, particulièrement dans les pays occidentaux, préparer l'avènement d'un nouveau type de société très éloigné des formes démocratiques connues depuis 1945.

 

L'accoutumance au spectacle de la barbarie violente, fusse-t-elle accompagnée des plus hautes technologies et de l'interdépendance du recours à la force armée et des hausses sur les marchés financiers[30], est dangereuse : les massacres de la Première Guerre mondiale et la décadence morale ont créé les conditions de l'avènement des fascismes et du nazisme.

 

Les souffrances du peuple irakien donne pleine actualité au cri de Gilbert Cesbron : « Ce siècle appelle au secours, mais il ne sait pas qui »[31].

 

 

* * *

 

 


NOTES

 

[1] Les meilleures relations qui aient existé entre les Etats-Unis (et les Etats européens) et l'Irak datent de l'apogée de la dictature de Saddam Hussein…

[2] L'expression est de l'écrivain français Bernard Noël.

[3] On peut noter qu'en Europe les partisans inconditionnels des Etats-Unis, ne pouvant invoquer les qualités démocratiques de l'administration Bush, insistent sur le « caractère démocratique de la société civile américaine » ce qui contredit implicitement la thèse américaine des Républicains qui croient pouvoir trouver dans les sociétés civiles des Etats de l'Axe du Mal qu'ils combattent les ferments démocratiques qu'il suffirait de « libérer ». Décidément, toutes les sociétés civiles du Nord et du Sud sont à libérer de leur Etat…

[4]  Les Etats-Unis ont eu recours à la force armée depuis 1945-46 contre notamment la Corée, le Guatemala, l'Indonésie, Cuba, Zaïre, Pérou, Laos, Vietnam, Cambodge, Grenade, Salvador, Nicaragua, Libye, Panama, Irak, Soudan, Somalie, Afghanistan, Yougoslavie, …

[5] Il s'agit d'un pillage au sens propre dans le domaine des antiquités : celui-ci a été intensif entre 1991 et 1995 sur les sites archéologiques du nord et du sud de l'Irak. En 1999, le New York Metropolitan Museum a même exposé une pièce archéologique exceptionnelle volée en 1991 au Musée de Kirkouk !

Cf. Y. Farchakh, « Comment protéger l'archéologie en Irak juste avant la guerre ? », Archéologia, n° 397, février 2003.

[6] Les dépenses de guerre (dont bénéficient les firmes de l'armement) pourront être couvertes par les contribuables américains, par la dévaluation du dollar, par les « dépenses de paix » dont les firmes américaines seront bénéficiaires, etc.

[7] La première guerre de cette nature a été constitutive de la Nation étasunienne avec le génocide des Amérindiens.

[8] Ces ressources dont l'économie américaine a un besoin vital pour maintenir le niveau atteint devraient suffire à faire admettre que le « modèle » que représentent les Etats-Unis et l'American Way of Life sont inexportables. Les autres pays du monde, s'ils ont réellement la volonté d'assurer leur développement, doivent inventer leur propre « modèle ».

[9] Il convient de rappeler depuis la professionnalisation de l'armée des Etats-Unis que celle-ci recrute quasi exclusivement dans les catégories sociales les plus démunies et pour une part parmi des sud-américains en attente de naturalisation (40 000 au sein de l'armée américaine en Irak). La « sensibilité » (médiatisée) de l'opinion américaine est donc réduite, comparée à « l'émotion » qu'elle pouvait ressentir à l'époque de la guerre du Vietnam où subsistait la conscription.

[10] Que l'expérience soit fondée sur une bourgeoisie nationale ou sur un mouvement populaire, qu'elle soit fondée sur des références socialistes et laïques ou religieuses, qu'elle se déroule sur un continent ou un autre, elle « doit » être isolée, combattue et si possible liquidée.

[11] Les pays victimes d'embargo (la Corée du Nord depuis 1950, Cuba depuis 1960, etc.) connaissent des difficultés majeures (asphyxie économique, mécontentement social et tensions internes défavorables à tous progrès de la démocratie), ce qui permet de développer à l'échelle internationale des campagnes de discrédit.

[12] En effet, la notion occidentale des droits de l'homme n'englobe que les droits civils et politiques et non les droits économiques et sociaux qui sont d'ores et déjà les seuls étant de nature universelle sans contestation, mais dont la violation ne met pas en cause l'impunité des responsables.

[13] Cf. R. Charvin, “Régulation juridique et mondialisation néolibérale. Droit "mou", droit "flou" et non droit », in Cahier pour l'analyse concrète, 49-50, 2003.

[14] Régis Debray rappelle que « personne n'est maître des principes et celui qui les brandit sait que cela peut lui retomber dessus… La force d'un idéal régulateur est de permettre la critique de ceux qui l'utilisent à mauvais escient. Dans l'idée des droits de l'homme, il y a de quoi critiquer le "droitdel'hommisme" », in L'Humanité, 26 février 2003.

[15] Il est à noter l'extrême discrétion de la doctrine sur cette attitude juridique américaine pour le moins peu banal.

[16] L'Assemblée générale des Nations Unies et de nombreuses conventions internationales avaient en outre reconnu l'existence juridique du Peuple, lui reconnaissant son droit à la libre détermination, interdisant le recours à la force contre lui et reconnaissant même un droit à bénéficier de l'appui international dans sa lutte (y compris armée) pour sa résistance et sa libération tout en bénéficiant des règles du droit humanitaire (par assimilation des conflits armés populaires avec les conflits inter-étatiques).

[17] Du nom du professeur Mario Bettati, l'un des « théoriciens » du « devoir d'ingérence humanitaire » sur lequel se sont appuyés tous les partisans de l'interventionnisme occidental (armé ou pas) dans le monde, mais qui précédemment avait vivement dénoncé la « doctrine soviétique de la souveraineté limitée »… Voir aussi P. Bretton, « Ingérence humanitaire et souveraineté », Pouvoirs, 1993, n° 67, pp. 59 et s., C. Zorgbibe, Le droit d'ingérence, Paris, PUF, 1994, P. Moreau-Desfarges, Un monde d'ingérences, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, etc.

[18] Nul doute que les forces d'occupation américaines en Irak « trouveront » – à posteriori – les dépôts d'armes chimiques qui n'ont pu être décelés par la Commission des Inspecteurs en désarmement des Nations Unies.

[19] Le professeur David Ruzié, agrégé des Facultés de droit, ancien doyen, a pu écrire le 1er octobre 2001 sur le site Actualité et Droit International : « je considère pour ma part qu'il est oiseux et même indécent de poser la question » de savoir si les Etats-Unis sont en situation de légitime défense contre des Etats à la suite des attentats du 11 septembre . Sans commentaires.

[20] Par contre, les Etats-Unis considèrent que les criminels irakiens relèvent de la compétence des juridictions américaines.

[21] Cf, par exemple, J. M. Benjamin, Irak, l'apocalypse, Lausanne, Favre, 1999.

[22] L'accession à l'indépendance de l'Irak, en particulier, s'est faite dans les conditions que la Grande-Bretagne voulait bien admettre.

Cf, par exemple, P. Fontaine, La guerre froide du pétrole, Paris, 1956.

[23] Cf. N. Chomsky, « L'Irak n'est qu'un test », Entretien, La Gauche, 13 avril 2003.

[24] Cf. Le rapport de la « National Security Strategy » de septembre 2002 recommandant le gouvernement du monde par la force, seul domaine où les Etats-Unis dominent.

[25] Il convient de signaler la passivité extrême de la doctrine juridique dominante et le peu de réactions de la plupart des juristes occidentaux, à l'exception de quelques pétitions où les juristes français sont très peu nombreux.

[26] Voir le contentieux américano-européen in A. del Valle, Islamisme et Etats-Unis. Une alliance contre l'Europe, Préface du Général Gallois, Lausanne, Editions L’Age d’Homme,1997.

[27] Sur l'embargo subi par l'Irak entre les deux guerres du Golfe avec la caution des Nations Unies, voir P. Latour, M. Cury, Y. Vargas, Irak, guerre, embargo, mensonges et violence, Le Temps des Cerises. 1999.

[28] Il en est ainsi dans le cadre de l'OMC, principal organe international de stimulation du processus de mondialisation, au service duquel a été mis en place l'ORD (Organe de Règlement des Différends) sanctionnant les atteintes au droit international des affaires, particulièrement lorsqu'elles ont pour origine les petits Etats.

[29] Cf. E. Tood, Après l'empire, Paris, Gallimard, 2002.

[30] Depuis août 2002, les banques d'affaires et les sociétés financières (par exemple J.P. Morgan, BNP Paribas, l'Agence Bloomberg, Standard Chartered, etc.) spéculent sur la dette irakienne. Ces opérateurs financiers ont anticipé dans le but de tirer profit du « Plan Marshall » qui accompagnera la victoire américaine. La société Kellog Brown and Root (qui avait à sa tête Dick Cheney), filiale de Halliburton, retenue par le Pentagone pour les travaux de réhabilitation des infrastructures pétrolières irakiennes, voit ses titres fortement majorés.

[31] Voir G. Cesbron, Ce siècle appelle au secours, Paris, Robert Laffont, 1976.


 

Copyright : © 2003 Robert Charvin. Tous droits réservés.

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.

Mode officiel de citation :

CHARVIN Robert. - « La guerre anglo-américaine contre l’Irak et le droit international : "Apocalypse Law" ». - Actualité et Droit International, avril 2003. (http://www.ridi.org/adi).

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