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  LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

ET LA MISE EN ŒUVRE DU DROIT INTERNATIONAL DE L'ENVIRONNEMENT

 

par

Paul Tavernier *

Professeur à l'Université de Paris XI

Faculté Jean Monnet à Sceaux

Directeur du CREDHO-Paris Sud

 

 

Résumé : La Cour européenne des droits de l'Homme suscite les espoirs de certains défenseurs de l'environnement, mais aussi leur déception. Ces espoirs et cette déception sont sans doute tous les deux à la fois excessifs et injustes. Certes, la contribution apportée par la Cour européenne des droits de l'Homme à la mise en œuvre du droit international de l'environnement reste limitée du fait des caractéristiques de cette branche du droit, mais aussi des spécificités du mécanisme d’application de la Convention. La jurisprudence de Strasbourg offre cependant une contribution indirecte intéressante en ce domaine et les évolutions récentes de celle-ci constituent un apport prometteur et de plus en plus précis à la mise en œuvre du droit international de l'environnement.

 

Abstract : The European Court of Human Rights both arouses expectations and leads to disappointment for environment advocates. Both are undoubtedly excessive and unfair. It is true that the European Court of Human Rights’ contribution to the implementation and enforcement of international environmental law is limited, due to the characteristics of IEL and the peculiarities of the ECHR mechanism. Nevertheless, the developing case-law in this area constitutes a promising and interesting contribution: although still indirect, it is becoming more and more precise and concrete.

 

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.

 

 

La Cour européenne des droits de l'Homme suscite les espoirs de certains défenseurs de l'environnement, mais aussi leur déception. Ces espoirs et cette déception sont sans doute tous les deux à la fois excessifs et injustes. En effet, la place que le système de Strasbourg peut occuper pour la mise en œuvre (enforcement) du droit international de l'environnement est certes modeste, mais néanmoins non négligeable. Elle n'est pas comparable à celle que joue effectivement la Cour de Justice des Communautés européennes qui est appelée à se fonder sur des normes beaucoup plus précises et plus concrètes. Elle pourrait être davantage rapprochée de celle des juridictions constitutionnelles dans l'ordre interne qui ne disposent que de normes constitutionnelles très générales et peu développées en matière de protection de l'environnement.

 

Nous essaierons de montrer tout d'abord pourquoi la Cour européenne des droits de l'Homme apporte une contribution limitée à la mise en œuvre du droit international de l'environnement (I), puis nous nous attacherons à mettre en lumière comment la jurisprudence de Strasbourg offre cependant une contribution indirecte intéressante en ce domaine ; ce faisant nous nous efforcerons de dégager les évolutions récentes de cette jurisprudence qui se développe et représente un apport de plus en plus précis à la mise en œuvre du droit international de l'environnement (II).

 

 

I. – UNE CONTRIBUTION LIMITEE

 

 

Plusieurs facteurs expliquent pourquoi la contribution de la Cour européenne des droits de l'Homme reste limitée en ce qui concerne la mise en œuvre du droit international de l'environnement. Ces facteurs tiennent à la nature même de cette branche du droit, mais aussi aux caractères propres de la Convention européenne des droits de l'Homme et de son mécanisme d'application.

 

 

A. - Les caractéristiques du droit international de l'environnement

 

 

Bien que l'on trouve en droit international, comme en droit interne, des traces anciennes du souci de protéger l'environnement, le développement du droit international de l'environnement est encore relativement récent[1]. La préoccupation de l'environnement n'est apparue clairement dans les relations internationales qu'avec la Conférence de Stockholm de 1972 réunie sous l'égide des Nations Unies. Celle-ci a adopté la Déclaration de Stockholm, restée célèbre et qui est à la base du droit international de l'environnement. C'est dire le caractère relativement récent de cette branche du droit international[2], qui s'est beaucoup développée depuis lors, mais qui n'existait pas encore en 1950 au moment où la Convention européenne des droits de l'Homme était adoptée, ni même en 1959 lorsque la Cour de Strasbourg est entrée en fonction. Alors que celle-ci élaborait les principes de sa jurisprudence dans les années soixante et soixante-dix, aidée en cela de manière efficace par la Commission, le droit international de l'environnement n'existait pas encore, sinon sous forme embryonnaire. Il n'est donc pas étonnant de constater que la Convention européenne ne fait aucune allusion au droit de l'environnement, ni au droit à l’environnement. Certains considèrent cela comme une lacune, mais aucun protocole à la Convention n'a jusqu'à présent remédié à cette situation[3].

 

Une seconde caractéristique du droit international de l'environnement est qu'il s'agit souvent de droit « mou » (soft law) reposant sur la proclamation de normes et règles dont la portée pratique n'est pas toujours facile à déterminer. C'est la raison pour laquelle les principes de Stockholm ont été accueillis avec scepticisme par les juristes positivistes, mais aussi par les Etats, même lorsque ceux-ci étaient relativement précis, comme le fameux principe 21. Certes le droit international de l'environnement s'est progressivement « durci » (hard law) et comporte maintenant un corps de règles juridiques relativement complet (dans le cadre universel et régional), mais la part du « droit mou » reste relativement importante. Or le « droit mou » de l'environnement est difficilement sanctionnable par une juridiction internationale, notamment une juridiction chargée d’assurer la protection des droits de l'Homme comme la Cour européenne.

 

Une troisième caractéristique du droit international de l'environnement réside dans son écartèlement entre des principes très généraux (principe de précaution par exemple) et une réglementation technique extrêmement précise, détaillée, très diversifiée et propre à chaque secteur d'activités, les normes étant peu transposables d'un secteur à l'autre. Les conventions internationales ont mis en place des régimes très spécifiques, par exemple pour lutter contre les diverses pollutions maritimes (par les hydrocarbures, par les déchets nucléaires, etc.). Dans un cadre régional, la Communauté européenne a élaboré un corps de règles très abondantes sous la forme de nombreuses directives dont le respect effectif est contrôlé de manière efficace par la Cour de Justice des Communautés européennes. Les directives communautaires sont en effet des normes souples, comparables dans une certaine mesure aux conventions-cadres[4], mais qui constituent néanmoins du droit suffisamment « dur » pour offrir à la Cour de Luxembourg une base solide lui permettant de développer sa jurisprudence. La Cour de Strasbourg est évidemment dans une situation très différente.

 

 

B. - Les caractères propres du mécanisme d’application de la Convention européenne des droits de l’Homme

 

 

Les mécanismes d’application de la Convention européenne sont extrêmement sophistiqués et se développent sans cesse. La Cour, depuis 1998, est accessible à toute personne relevant de la juridiction d’un Etat partie (44 Etats actuellement), ce qui correspond à plus de 850 millions de personnes (sans compter les groupements et personnes morales) sur un territoire s’étendant de l’Atlantique jusqu’à … Vladivostok. L’application des arrêts de la Cour, qui peut accorder une satisfaction équitable (article 41), est surveillée par le Comité des Ministres (article 46 § 2), et depuis peu également par l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe[5]. Les mécanismes de Strasbourg ouvrent donc potentiellement de vastes perspectives pour les défenseurs de l’environnement. Toutefois la Cour européenne n’est compétente qu’à certaines conditions. Celles-ci concernent tant sa compétence ratione personae, que sa compétence ratione loci et ratione temporis, mais surtout ratione materiae. Or, même si la jurisprudence de Strasbourg est libérale, ces conditions limitent beaucoup la portée de l’intervention de la Cour en matière d’environnement.

 

Pour ce qui est de la compétence personnelle, tant en ce qui concerne l’Etat défendeur que la personne requérante, le recours est largement ouvert. Les requêtes individuelles, selon l’article 34, peuvent émaner de toute personne physique, sans condition de nationalité, mais aussi de toute organisation non gouvernementale ou groupe de particuliers. Or on connaît le rôle très important joué sur le plan interne et international par les ONG en matière de protection de l’environnement. Toutefois, ces ONG doivent faire la preuve qu’elles sont victimes d’une violation de la Convention ou de ses protocoles, ce qui limite les possibilités de recours.

 

La compétence ratione temporis peut soulever des difficultés dans un domaine où les violations (pollutions, nuisances) résultent souvent de faits successifs ou continus plus que de faits instantanés. Or la notion de violation continue, consacrée depuis longtemps par la jurisprudence de la Commission, reste floue comme en témoignent certains arrêts récents de la Cour[6].

 

De même, la compétence ratione loci est limitée, ainsi que la Cour l’a rappelé dans la décision du 12 décembre 2001 relative à la requête Bankovic et autres c/ Belgique et seize autres Etats[7]. Dans cette affaire, six ressortissants yougoslaves avaient saisi la Cour à la suite du bombardement par les pays de l’OTAN du siège de la radiotélévision serbe (RTS) à Belgrade le 23 avril 1999, dans le cadre de la campagne de frappes aériennes menée contre la République fédérale de Yougoslavie pendant le conflit du Kosovo. Ce bombardement avait causé la mort de seize personnes, seize autres étant gravement blessées. Bien que dans cette affaire les requérants n’aient pas invoqué le droit à l’environnement, mais le droit à la vie, cette affaire est intéressante car les bombardements de l’OTAN ont causé d’importants dommages à l’environnement, qui ont d’ailleurs été mentionnés dans les requêtes de la République fédérale de Yougoslavie devant la Cour internationale de Justice contre dix Etats de l’OTAN. La Cour de Strasbourg a déclaré la requête Bankovic irrecevable en posant très nettement les limites à sa compétence ratione loci. Selon elle, « l’article 1er de la Convention doit passer pour refléter cette conception ordinaire et essentiellement territoriale de la juridiction des Etats, les autres titres de juridiction étant exceptionnels et nécessitant chaque fois une justification spéciale, fonction des circonstances de l’espèce » (§ 61 de la décision). Elle souligne que sa jurisprudence « n’admet qu’exceptionnellement qu’un Etat contractant s’est livré à un exercice extraterritorial de sa compétence » (§ 71 de la décision) et elle conclut que « la Convention est un traité multilatéral opérant … dans un contexte essentiellement régional, et plus particulièrement dans l’espace juridique des Etats contractants, dont il est clair que la RFY ne relève pas. Elle n’a donc pas vocation à s’appliquer partout dans le monde, même à l’égard du comportement des Etats contractants » (§ 80 de la décision).

 

Certes la décision Bankovic ne concerne pas les problèmes d’environnement, mais les formules utilisées par la Cour insistent sur les limites territoriales de sa compétence, alors que les phénomènes d’environnement (nuisances, pollution, notamment pollution à longue distance)[8] sont des phénomènes transfrontaliers, comme l’avait montré il y a longtemps déjà l’affaire classique de la Fonderie de Trail[9].

 

Toutefois le principal obstacle au développement d’une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme en matière d’environnement tient aux limites de sa compétence ratione materiae. En effet, comme nous l’avons déjà signalé, le droit à l’environnement ne figure pas dans les droits protégés énumérés dans la Convention et il n’a pas été ajouté dans les protocoles. C’est la raison pour laquelle de nombreuses requêtes touchant à la protection de l’environnement ont été rejetées par la Commission, puis par la Cour, pour incompétence ratione materiae. On peut citer notamment les décisions de la Commission dans les affaires Dr S. c/ RFA du 5 août 1960 (problème des essais nucléaires), X. et Y. c/ RFA du 13 mai 1976 (utilisation d’un marais à des fins militaires), X. c/ RU du 12 juillet 1978 (dommages subis à la suite d’une campagne de vaccination), Guerra et 39 autres femmes c/ Italie du 6 juillet 1995 (usine polluante)[10]. Dans toutes ces affaires, les requérants invoquaient une violation du droit à la vie (article 2), mais les requêtes ont été déclarées irrecevables pour incompétence ratione materiae.

 

Il est donc remarquable, compte tenu de toutes ces limitations et de tous ces obstacles, que la Cour européenne des droits de l’Homme ait néanmoins réussi à développer une jurisprudence intéressante en matière de protection de l’environnement.

 

 

II. – UNE CONTRIBUTION INTERESSANTE ET PROMETTEUSE

 

 

Le droit à l’environnement ne figurant pas dans le catalogue des droits protégés par la Convention, la jurisprudence de Strasbourg ne peut contribuer qu’indirectement à la protection de l’environnement (A). Toutefois, cette contribution devient de plus en plus précise et efficace (B).

 

 

A. - Une contribution indirecte

 

 

Malgré le caractère très dynamique de l’interprétation de la Convention par la Cour (recours à des notions autonomes, découverte de droits inhérents, utilisation de l’interprétation évolutive, etc.)[11], la Cour ne saurait s’appuyer directement sur un texte. La protection de l’environnement par la Convention ne peut donc être qu’indirecte, par l’intermédiaire de droits reconnus dans la Convention, c’est-à-dire grâce à la protection par « ricochet », largement utilisée dans d’autres domaines, notamment pour les étrangers menacés d’expulsion, d’extradition ou autres mesures d’éloignement.

 

La protection indirecte de l’environnement peut se réaliser par l’intermédiaire de droits substantiels (articles 2, 3, 8, 10 et 1er du Protocole I principalement), mais aussi par le truchement des droits processuels (essentiellement l’article 6 et le droit à un procès équitable ou, éventuellement, l’article 13 relatif à l’exigence d’un recours effectif).

 

Les requérants peuvent invoquer l’article 6 § 1 et le droit à ce que leur cause soit entendue dans un délai raisonnable. Ils l’ont fait dans des affaires concernant l’environnement, par exemple dans l’affaire Zimmermann et Steiner c/ Suisse (arrêt du 13 juillet 1983) : la Cour a constaté la violation mais n’a pas accordé de réparation pour le dommage moral allégué (question du bruit et de la pollution de l’air imputables au trafic de l’aéroport de Zurich-Kloten). La question de l’absence d’accès à la juridiction a été assez fréquemment invoquée en matière d’environnement : affaire Arrondelle c/ Royaume-Uni (bruit de l’aéroport de Gatwick, décision de la Commission sur la recevabilité du 15 juillet 1980 et rapport du 13 mai 1983 constatant le règlement amiable), affaire Baggs c/ Royaume-Uni (bruit de l’aéroport d’Heathrow, décision sur la recevabilité du 16 octobre 1985 et rapport constatant le règlement amiable du 8 juillet 1987), affaire Zander c/ Suède (arrêt du 25 novembre 1993, concerne la pollution de l’eau potable), etc. On peut citer aussi l’arrêt Geouffre de la Pradelle du 16 décembre 1992 dans lequel la France a été condamnée pour manque de clarté de la loi (il s’agissait d’une procédure de classement comme site pittoresque sur la base de la loi de 1930).

 

L’article 13 relatif au droit à un recours effectif offre également des possibilités intéressantes, comme l’a montré l’affaire Powell et Rayner, finalement très décevante, puisque, contrairement à la Commission qui avait reconnu une violation de l’article 13, la Cour n’en a constaté aucune dans son arrêt du 21 février 1990[12].

 

Quant aux droits substantiels énoncés dans la Convention, ils peuvent aussi assurer indirectement une protection au profit des requérants en matière d'environnement. L'article 2 et le droit à la vie est fréquemment invoqué par les requérants, mais le grief a été le plus souvent jugé irrecevable, soit comme manifestement mal fondé, soit pour d'autres raisons, notamment pour non épuisement des voies de recours interne (affaire Guerra, en particulier, décision du 6 juillet 1995). Les requérants ont aussi invoqué l'article 3, l'atteinte à l'environnement pouvant représenter un traitement inhumain ou dégradant à défaut de pouvoir être considérée comme une torture. Dans l'affaire Lopez Ostra c/ Espagne, la Commission a admis la recevabilité du grief fondé sur l'article 3, mais la Cour dans son arrêt du 9 décembre 1994 a refusé de reconnaître une violation de cette disposition : même si les conditions dans lesquelles la requérante et sa famille avait vécu, au voisinage d'une station d'épuration, étaient des conditions très difficiles, elles ne pouvaient être considérées comme un traitement dégradant au sens de l'article 3[13].

 

C'est surtout l'article 8 de la Convention, relatif à la vie privée et familiale, qui est invoqué par les requérants et qui a donné l'occasion aux organes de Strasbourg de protéger indirectement les atteintes à l'environnement. On peut citer de nombreuses affaires à cet égard. Les affaires Arrondelle et Baggs déjà mentionnées qui se sont terminées par des règlements amiables, sans contestation formelle de la violation de l'article 8. Dans l'affaire G. et E. c/ Norvège concernant des Lapons qui protestaient contre la construction d'une centrale hydroélectrique devant entraîner l'immersion d'une vallée où ils chassaient et pêchaient, la Commission (décision du 3 octobre 1983) a considéré que l'ingérence dans le droit des requérants était justifiée, au regard de l'article 8 § 2 (nécessité pour assurer le bien-être économique du pays). Les nuisances occasionnées par les centrales nucléaires ont également été invoquées par plusieurs requérants : dans l'affaire S. c/ France (relative à des nuisances sonores occasionnées par une centrale située dans la vallée de la Loire), la Commission a cependant considéré, compte tenu de l'indemnisation obtenue, que l'ingérence n'était pas disproportionnée. Mais c'est surtout l'affaire Lopez Ostra qui a permis à la Cour (arrêt du 9 décembre 1994) de sanctionner une violation de l'article 8 en raison des nuisances intolérables causées par la proximité d'une station d'épuration. En ce qui concerne le bruit des aéroports, domaine privilégié de la jurisprudence en ce domaine, la Grande-Bretagne avait échappé à une condamnation dans l'affaire Powell et Rayner à propos de l'aéroport d'Heathrow mais elle vient d'être condamnée pour les nuisances sonores dues aux vols de nuit dans ce même aéroport : il s'agit de l'arrêt Hatton du 2 octobre 2001[14].

 

Une autre disposition de la Convention offre une possibilité intéressante de protection indirecte en matière d'environnement, c'est l'article 10. En effet, la liberté d'expression comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des informations. La question était au cœur de l'affaire Guerra et autres c/ Italie (arrêt du 19 février 1998).

 

L'article 1er du Protocole I protégeant le droit de propriété a été également invoqué assez souvent en liaison avec des problèmes d'environnement, mais jusqu'ici presque toujours sans succès : affaires G et E c/ Norvège déjà citée ; M. c/ Autriche (décision de la Commission du 4 octobre 1984 concernant la construction d'une centrale électrique), George Vearncombe et autres c/ Royaume-Uni et RFA (décision de la Commission du 18 janvier 1989, relatives aux nuisances sonores à proximité d'un champ de tir), S. c/ France déjà citée. Toutefois, dans l'affaire Chassagnou c/ France, la Cour a reconnu l'existence d'une violation de l'article 1er du Protocole I du fait de la loi Verdeille relative à la chasse. Elle a constaté également une violation de l'article 14 (discrimination entre grands et petits propriétaires) et une violation de l'article 11 consacrant la liberté négative d'association et par là même, selon certains, elle a admis implicitement en quelque sorte un droit à l'objection de conscience en matière cynégétique[15].

 

La protection indirecte assurée par diverses dispositions de la Convention en matière d'environnement est donc assez variable, mais ce qui mérite d’être relevé, c'est que cette protection se développe et devient de plus en plus concrète et efficace.

 

 

B. - Une contribution de plus en plus précise et efficace

 

 

L'intérêt de la jurisprudence et son apport essentiel en matière de protection de l'environnement se sont concentrés sur quelques articles de la Convention et notamment sur l'article 8 relatif à la protection de la vie privée et familiale et sur l'article 10 concernant le droit à l'information. Si la jurisprudence concernant l'article 8 est d'ores et déjà prometteuse car elle a donné lieu à des arrêts remarquables, les décisions se fondant sur l'article 10 ont pour le moment posé les premiers éléments d'une jurisprudence qui devrait, souhaitons-le, se développer dans l'avenir. En revanche, la Cour n'a pas, jusqu'à présent, exploité toutes les possibilités ouvertes par les articles 2 et 3 et sa jurisprudence reste sur ce point décevante.

 

L'évolution des organes de Strasbourg à propos de l'article 8 en matière d'environnement a été tout à fait remarquable. Dans l'affaire Powell et Rayner, la Cour, prisonnière des décisions de la Commission, avait encore restreint le champ de son examen et avait posé le problème sur le terrain très subtile et peu convaincant des griefs défendables : la protection des requérants devenait doublement indirecte, puisque l'article 8 ne pouvait être invoqué qu'en liaison avec l'article 13 (droit à un recours effectif). La Cour a admis que l'article 8 entrait en ligne de compte, mais, estimant que la Grande-Bretagne pouvait invoquer la contribution au « bien-être économique du pays » apportée par les grands aéroports internationaux, elle a finalement estimé qu'il n'y avait pas de grief défendable « quant au bruit des avions volant à une altitude raisonnable et dans le respect des règles de trafic aérien » (§ 46 de l'arrêt). Cette décision a certainement déçu les défenseurs de l'environnement, mais elle ne fermait pas la porte à un arrêt ultérieur qui leur donnerait satisfaction dans une autre affaire. En effet, l'arrêt Hatton et autres c/ Royaume-Uni a non seulement reconnu la violation de l'article 8 dans une espèce très proche bien que différente (la Cour a souligné les différences, en particulier le fait qu'il s'agissait de vols de nuit). Cet arrêt pose des principes très importants pour le droit de l'environnement. La Cour affirme que l'Etat doit chercher les solutions alternatives minimales et effectuer les enquêtes et études nécessaires pour y parvenir : « It considers that States are required to minimise, as far as possible, the interference with these rights, by trying to find alternative solutions and by generally seeking to achieve their aims in the least onerous way as regards human rights. In order to do that, a proper and complete investigation and study with the aim of finding the best possible solution which will, in reality, strike the right balance should precede the relevant project »[16] (§ 97 de l'arrêt).

 

Sur ce point, le juge ad hoc britannique, Sir Brian Kerr, a exprimé un total désaccord, récusant le précédent Lopez Ostra. Le juge Jean-Paul Costa, dans son opinion séparée explique pourquoi il a beaucoup hésité à voter en faveur de la violation. Soulignant qu'il est très attaché à l'intérêt général, et renvoyant à son opinion dissidente dans l'affaire Chassagnou, il a finalement penché en faveur des requérants car il s'est déclaré sensible aux préoccupations environnementalistes. L'arrêt Hatton apporte en effet une contribution non négligeable, après l'arrêt Lopez Ostra, à la construction et au développement du droit de l'environnement. On pourrait y voir, d’une certaine manière, la consécration d’une obligation pesant sur l’Etat de mener une étude d’impact, comme cela est prévu par certaines législations nationales et certains textes internationaux.

 

Cet arrêt va donc beaucoup plus loin que l'arrêt Guerra c/ Italie du 19 février 1998, salué à juste titre comme un grand succès par les défenseurs de l'environnement[17]. Pourtant la décision de la Cour, aussi audacieuse fût-elle, restait assez limitée. La Cour a refusé de reconnaître au profit des individus une obligation générale d'information pesant sur l'Etat en matière d'environnement sur la base de l'article 10, mais elle a déplacé ex officio le problème sur le terrain de l'article 8 et elle a admis une obligation limitée d'information afin de garantir le droit au respect de la vie privée et familiale. En définitive, la Cour a constaté la violation de l'article 8, ce qui l'a dispensée d'examiner le grief fondé sur l'article 2.

 

La démarche de la Cour est donc très progressive, à la fois prudente et audacieuse : elle s'avère finalement progressiste et prometteuse pour ceux qui attachent de l'importance à la défense de l'environnement.

 

 

CONCLUSION : VERS LA RECONNAISSANCE D’UN DROIT A L’ENVIRONNEMENT DANS LA CONVENTION EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME ?

 

 

La jurisprudence des organes de Strasbourg, Commission et Cour, a apporté une contribution, certes restreinte par les conditions dans lesquelles ces organes peuvent intervenir, mais en définitive tout à fait remarquable dans la perspective de la mise en œuvre du droit international de l’environnement. Cette jurisprudence peut encore se développer. Toutefois, elle trouvera probablement ses limites et on peut se demander s’il ne faudrait pas envisager l’élaboration d’un protocole pour consacrer un véritable droit à l’environnement dans la Convention européenne des droits de l’Homme. Les avis sont partagés sur ce point : certains y sont défavorables[18], d’autres, au contraire, accueillent cette idée positivement[19]. Quelques auteurs pensent que la Convention, telle qu’elle est interprétée par la Cour, consacre déjà un droit à l’environnement[20].

 

Quoi qu’il en soit, l’apport spécifique du mécanisme de la convention européenne des droits de l’Homme à la mise en œuvre du droit international de l’environnement se situe dans un contexte très différent, mais complémentaire de l’œuvre, par ailleurs digne d’éloges, réalisée par les Communautés européennes et l’Union européenne, laquelle a été couronnée récemment par l’adoption de l’article 37 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, rappelé par le juge Costa dans son opinion séparée pour l’affaire Hatton, et selon lequel : « Un niveau élevé de protection de l’environnement et l’amélioration de sa qualité doivent être intégrés dans les politiques de l’Union et assurés conformément au principe du développement durable ». Cette disposition est incluse dans le chapitre consacré aux droits de solidarité et s’inscrit dans une perspective programmatoire, fort différente des mécanismes de la Convention européenne qui visent à assurer la garantie effective de droits individuels[21].

 

 

* * *

 

 


NOTES

 

* Cette étude a été présentée lors d’un colloque organisé par le professeur Šturma à l’Université Charles de Prague, les 25 et 26 janvier 2002, sur le thème : « Application et mise en œuvre du droit international de l’environnement ». Les actes ont fait l’objet d’une récente publication : Pavel Šturma (ed .) et al., Implementation and enforcement of international environmental law, Facultas Juridica Universitatis Carolinae Pragensis, Prague, 2002, 120 p. Nous remercions vivement le professeur Šturma de nous avoir autorisé à reproduire notre contribution, qui figure aux pages 47 à 57. Nous avons opéré les corrections indispensables et ajouté quelques compléments (en particulier la note n° 21, infra).

[1] Dans le domaine du droit international humanitaire les premiers textes conventionnels sont apparus avec les protocoles additionnels de 1977 aux conventions de Genève de 1949 : voir notamment les articles 35 § 3, 55 et 56 du protocole I et l'article 15 du protocole II. Voir à ce sujet, Alexandre KISS, « Les protocoles additionnels aux conventions de Genève de 1977 et la protection des biens de l'environnement", Mélanges Pictet, CICR-Martinus Nijhoff, 1984, pp. 181-192 et Géza HERCZEGH, « La protection de l'environnement naturel et le droit humanitaire", ibid., pp. 725-733.

[2] Le droit de l'espace, autre branche récente du droit international, repose, aujourd'hui encore, sur un texte adopté dès 1963 par l'Assemblée générale des Nations Unies, soit neuf ans auparavant. Il s'agit de la résolution 1962 du 13 décembre 1963 portant Déclaration des principes juridiques régissant les activités des Etats en matière d'exploration et d'utilisation de l'espace extra-atmosphérique (texte adopté à l'unanimité).

[3] En revanche, la Charte africaine des droits de l'Homme et des peuples, adoptée le 26 juin 1981, contient un article 24 selon lequel « tous les peuples ont droit à un environnement satisfaisant et global, propice à leur développement". Il s'agit du premier texte conventionnel consacrant le droit à l'environnement, dans le contexte des droits de l'Homme. On peut également relever que le Protocole additionnel à la Convention américaine relative aux droits de l'Homme traitant des droits économiques, sociaux et culturels (Protocole de San Salvador, adopté en 1988, et entré en vigueur en 1999), reconnaît à toute personne le droit de vivre dans un environnement sain (art. 11 § 1), les Etats s'engageant à protéger et améliorer l'environnement (art. 11 § 2).

[4] Voir Alexandre KISS, « Les traités-cadres : une technique juridique caractéristique du droit international de l’environnement », Annuaire français de droit international, 1993, pp. 792-797.

[5] Résolution 1226(2000) du 28 septembre 2000 sur l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme. Doc. 9307 (21 décembre 2001), rapport de M. Erik Jurgens sur la mise en œuvre des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme.

[6] CEDH, 18 décembre 1996, Loizidou c/ Turquie et CEDH, 12 juillet 2001, Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c/ Allemagne.

[7] CEDH (grande chambre), décision du 12 décembre 2001, affaire Bankovic et autres c/ Belgique, République tchèque, Danemark, France, Allemagne, Grèce, Hongrie, Islande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Norvège, Pologne, Portugal, Espagne, Turquie et Royaume-Uni (requête n° 52207/99). Voir les observations de Gérard COHEN-JONATHAN, « La territorialisation de la juridiction de la Cour Européenne des droits de l’Homme » , Revue trimestrielle des droits de l’Homme, n° 52, octobre 2002, pp. 1069-1082.

[8] Voir par exemple la Convention européenne du 13 novembre 1979 sur la pollution atmosphérique transfrontière à longue distance, la Convention du 22 mars 1985 pour la protection de la couche d’ozone, la Convention-cadre du 9 mai 1992 sur les changements climatiques et le Protocole de Kyoto du 10 décembre 1997.

[9] Sentence arbitrale du 11 mars 1941 (RSA, III, p. 907) entre les Etats-Unis et le Canada.

[10] Voir à ce sujet Maguelonne DEJEANT-PONS, « Le droit de l’Homme à l’environnement et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales » , pp. 79-115, in Liber Amicorum Marc-André Eissen, Bruxelles/Paris : Bruylant/LGDJ, 1995, XIII-487 p. ; Carlo RUSSO, « Le droit de l’environnement dans les décisions de la Commission des droits de l’Homme et dans la jurisprudence de la Cour européenne » , pp. 635-645, in Mélanges en hommage à Louis-Edmond Pettiti, Bruxelles : Bruylant, 1998, XXIII-791 p.

[11] Pour les limites de l’interprétation évolutive, voir CEDH, arrêt du 12 juillet 2001 (grande chambre), Ferrazzini c/ Italie (et nos observations dans Journal du droit international, 2002, pp. 261-265).

[12] Voir nos observations dans Journal du droit international, 1991, pp. 774-778.

[13] Voir nos observations dans Journal du droit international, 1995, pp. 798-800.

[14] CEDH, 2 octobre 2001, Hatton et autres c/ Royaume-Uni ; voir nos observations dans Journal du droit international, 2002, pp.303-305.

[15] CEDH, 29 avril 1989, Chassagnou et autres c/ France ; observations de Philippe GUILLOT dans Journal du droit international, 2000, pp. 105-107.

[16] « [La Cour] est d'avis que les Etats doivent réduire, dans toute la mesure du possible, leur ingérence dans l'exercice de ces droits, en s'efforçant de trouver des solutions de rechange et plus généralement en cherchant à atteindre leurs buts de la façon la moins dommageable pour les droits de l'Homme. A cette fin, le projet en cause devrait être précédé d'une enquête et d'une étude adéquates et approfondies en vue de déterminer la meilleure solution possible pour ménager en pratique le juste équilibre ». Traduction non officielle.

[17] CEDH, 19 février 1998, Guerra et autres c/ Italie, avec nos observations dans Journal du droit international, 1999, pp. 218-219.

[18] Jean MORANGE, Droits de l’Homme et libertés publiques, PUF. : Paris, 2000, pp. 424-425.

[19] Jean-François RENUCCI, Droit européen des droits de l’Homme, L.G.D.J. : Paris, 3ème édition, 2002, pp. 365. Voir aussi Doc.8560 du 5 octobre 1999, rapport de M. Lars RISE sur l’action du Conseil de l’Europe en matière de protection de l’environnement (Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe). Le récent rapport de Mme Cristina AGUDO intitulé « Environnement et droits de l’Homme » se prononce très clairement en faveur de l’élaboration d’un protocole additionnel à la suite d’une analyse approfondie de la question : Doc. 9791 du 16 avril 2003 (Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe), disponible sur le site de l’Assemblée (http://assembly.coe.int).

[20] Voir les travaux de Maguelonne DEJEANT-PONS : « L’insertion du droit de l’Homme à l’environnement dans les systèmes régionaux de protection des droits de l’Homme » , Revue universelle des droits de l’Homme, vol. 3, n° 11, novembre 1991, pp. 461-470 ; « Le droit de l’Homme à l’environnement, droit fondamental au niveau européen dans le cadre du Conseil de l’Europe et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales » , Revue juridique de l’environnement, 1994, n° 4, pp. 373-419 ; « Le droit de l’Homme à l’environnement et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales » , pp. 79-115, in Liber Amicorum Marc-André Eissen, Bruxelles/Paris : Bruylant/LGDJ, 1995, XIII-487 p.

[21] Depuis la rédaction et la publication de cette étude, l’arrêt Hatton a été soumis à réexamen (article 43 de la Convention). La procédure est toujours pendante et la Grande Chambre n’a pas encore rendu son arrêt. En revanche, il est intéressant de noter que l’affaire a donné lieu à une audience publique en Grande Chambre et que cette audience a été diffusée en vidéo sur le site Internet de la Cour, ce qui constituait une première. Par ailleurs, la Cour a rendu le 18 juin 2002 un arrêt important qui aborde le problème de l’environnement et des dommages causés aux bidonvilles construits à la périphérie d’une décharge publique dangereuse, à la suite d’une explosion survenue dans celle-ci : affaire Öneryildiz c/ Turquie. La Cour a concentré ses développements sur l’article 2 (droit à la vie et droit du public à l’information en matière d’environnement) et sur l’article 1er du Protocole I. L’arrêt a fait l’objet également d’une demande de réexamen et la Grande Chambre devrait rendre bientôt son arrêt. Sur cette affaire, voir nos observations dans Journal du Droit International, 2003, n° 2 (à paraître). Voir aussi Catherine LAURENT, « Un droit à la vie en matière environnementale reconnu et conforté par une interprétation évolutive du droit des biens pour les habitants de bidonvilles » , Revue trimestrielle des droits de l’Homme, n° 53, janvier 2003, pp. 279-297. Enfin, on peut signaler l’arrêt Kyrtatos c/ Grèce, rendu le 22 mai 2003, qui refuse de reconnaître une violation de l’article 8 de la Convention du fait de diverses atteintes à l’environnement (destruction d’un marais et dommages causés à la faune, ainsi que nuisances sonores et autres en raison de l’urbanisation). L’arrêt est motivé de manière détaillée, mais le juge italien Zagrebelsky a joint une opinion dissidente, elle aussi solidement motivée, où il regrette que la Cour n’ait pas adopté une interprétation dynamique et évolutive de l’article 8.


 

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TAVERNIER Paul. - « La Cour européenne des droits de l’Homme et la mise en œuvre du droit international de l’environnement ». - Actualité et Droit International, juin 2003. (http://www.ridi.org/adi).

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