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L'UNION EUROPEENNE, CATALYSEUR DE LA REUNIFICATION CHYPRIOTE

 

par

David K. Nanopoulos

Allocataire de recherche, Université Robert Schuman de Strasbourg

 

 

Résumé : La République de Chypre est un Etat divisé depuis 1974 et les efforts de médiation déployés depuis trente ans par les Nations Unies n’ont pas su résoudre cette situation. Pourtant, l’élargissement de l’Union européenne le 1er mai 2004 semble accroître brusquement les perspectives de règlement de ce conflit.

 

Abstract : The Republic of Cyprus is a divided State since 1974 and the U.N. mediation has not been able to solve this issue. Yet, the European Union enlargement on may first 2004 seems to significantly increase the settlement perspectives of this conflict.

 

Note : Cet article a été rédigé en mai 2003 et réactualisé avant sa publication. Depuis sa dernière réactualisation, le Secrétaire général de l'ONU, M. Kofi Annan, a réuni les parties chypriotes à New York, le 9 février 2004, en présence des Puissances garantes, c’est-à-dire le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie. Le 13 février, les dirigeants chypriotes ont signé un accord par lequel ils s'engagent à finaliser les changements qu’ils souhaitent apporter au « Plan Annan » avant le 29 mars 2004, faute de quoi le Secrétaire général de l'ONU établira lui-même et en dernier recours ces modifications. Cet accord historique permettra de soumettre le Plan ainsi modifié aux populations chypriotes par des référendums « parallèles et simultanés » dans les deux parties de l’île. Kofi Annan a souligné l'importance de cet accord pour l'avenir de Chypre en déclarant : « [t]outes les parties concernées ont désormais la responsabilité historique d’établir une paix juste et durable à Chypre » (voir le communiqué de presse ONU SG/SM/9159 du 13 février 2004, disponible à l’adresse : <http://www.un.org/News/fr-press/docs/2004/SGSM9159.doc.htm>).

 

Impression et citations : Seule la version au format PDF fait référence.

 

 

Le Traité d’adhésion de la République tchèque, de l'Estonie, de Chypre, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de Malte, de la Pologne, de la Slovénie et de la Slovaquie à l’Union européenne, signé à Athènes le 16 avril 2003, est un évènement historique marquant la fin d’un demi-siècle de division du continent[1]. Si le processus initié à la suite de la chute du mur de Berlin touche à sa fin, il ne doit pas masquer la persistance d’un autre mur en Europe : la « ligne verte » qui déchire la République de Chypre depuis 1974.

 

Il est des conflits qui s’enlisent, des conflits dont la cause n’est pas rationnelle mais affective, « prêtant l’oreille à un âge d’or légendaire où chacun croit avoir dominé l’autre […], les rancœurs et l’acrimonie engrangées ne laissant aucune place au compromis, lequel passe de toute façon par une défaite historique »[2]. La situation de Chypre, île méditerranéenne déchirée depuis quarante années correspond bien à ces antagonismes qui ont supplanté la guerre froide : les conflits ethniques. Ainsi, aucune solution n’a jusqu’ici obtenu l’aval des dirigeants des deux communautés, épuisant les représentants onusiens engagés dans une mission de bons offices depuis 1974. Le début de l’année 2003 a été l’occasion du rejet du Plan de paix élaboré par le Secrétaire général des Nations Unies, M. Kofi Annan[3], par le dirigeant chypriote-turc Rauf Denktash, dernière tentative onusienne de résolution du conflit. Dans un communiqué du 11 mars 2003, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies affichait « sa profonde tristesse » devant « l’impasse » face à laquelle il se trouvait[4].

 

C’est hors de cet enchevêtrement que semble se profiler une nouvelle chance pour Chypre. Issue de la réconciliation des peuples européens, l’Union européenne arrive aujourd’hui sur les rivages de l’île. Les différents protagonistes du conflit sont tous fortement impliqués dans la construction européenne ; la Grèce et le Royaume-Uni ‑ ancienne puissance coloniale ‑ en sont déjà membres, la République de Chypre le sera dès le 1er mai 2004 et la Turquie, dont la vocation européenne est acquise depuis le Conseil européen d’Helsinki (10-11 décembre 1999), redouble d’effort pour s’y arrimer[5]. D’un conflit interne qui s’est internationalisé, on tend aujourd’hui vers une troisième perspective : un conflit interne à une organisation régionale d’intégration. Le caractère « économique » de l’Union déplace également l’appréhension des différents éléments d’appréciation de la situation hors d’une optique strictement affective.

 

La véritable question qui se pose est celle de savoir dans quelle mesure l’intégration européenne constitue un facteur de stabilité et quelle est son influence sur la résolution du conflit chypriote. Deux thèses, diamétralement opposées, ont été avancées jusqu’ici. La première, analysant juridiquement le statu quo actuel comme une inadéquation du droit au fait, aboutit à envisager la consolidation définitive de la partition, c’est-à-dire la sécession[6]. Celle-ci serait en réalité fonction des relations liant la Turquie à l’Union, faisant de Chypre l’otage des négociations d’adhésion et rajoutant aux problématiques déjà nombreuses certaines difficultés étrangères au conflit lui-même. La menace diplomatique répond ainsi aux positions juridiques adoptées par l’Union. L’intégration européenne apparaîtrait dans cette optique comme un facteur déstabilisant comme le démontrent les déclarations de M. Mümtaz Soysal, alors ministre turc des affaires étrangères : « si l’Union européenne considère que le sud de l’île représente Chypre, et approuve son intégration économique, la République du Nord n’aura alors d’autre choix que de s’associer à la Turquie, c’est à dire de s’y intégrer sur le plan économique »[7].

 

Parallèlement, l’autre thèse envisage la perspective de l’intégration européenne comme le catalyseur de la réunification chypriote[8] ; et l’actualité récente semble confirmer clairement cette position. Selon le Petit Robert, la catalyse est la modification et surtout l’accélération d’une réaction chimique sous l’effet d’une substance. Ici, l’intégration européenne ne ferait qu’accélérer un processus politique inéluctable dont la qualification juridique ne laisse planer aucun doute. La qualification juridique des deux entités opposées, la République de Chypre et la « République turque de Chypre du Nord » (RTCN), est homogène au sein des grandes organisations internationales ainsi que de leurs juridictions. Cette qualification est un élément central de la compréhension du conflit tant celui-ci se fonde sur des revendications identitaires. Elle marque en réalité les limites posées par la communauté internationale à toute tentative de sécession[9], mais constitue également la pierre d’achoppement des négociations directes qui n’ont abouti jusqu’à présent à aucun résultat concret malgré les efforts déployés par le Secrétaire général des Nations Unies. Pourtant, ce nœud gordien que la diplomatie onusienne n’a jamais su dénouer semble aujourd’hui tranché par la perspective d’adhésion européenne des Etats orientaux.

 

 

I. ‑ L’échec chronique de la mission de bons offices du Secrétaire général de l’ONU

 

 

La communauté internationale s’est saisie du problème chypriote dès l’origine, par le biais de nombreuses organisations. Dès 1963, l’ONU va déployer une force internationale de maintien de la paix sur la ligne verte, la Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP) dont le mandat a toujours été reconduit jusqu’ici[10]. Lors des évènements de 1974, à savoir l’intervention turque sur l’île précédant l’occupation de sa partie nord, l’action du Conseil de sécurité est marquée par le souci de ne pas entraver la mission de bons offices du Secrétaire général, mais cette attitude réservée va évoluer lors de la proclamation de son indépendance par Chypre du Nord. Ainsi, l’Assemblée générale des Nations Unies, par la résolution 37/253 du 13 mai 1983 sur la question de Chypre[11], faisait du retrait des troupes turques la base essentielle d’une solution au conflit, mais c’est surtout le Conseil de sécurité, par la résolution 541 du 18 novembre 1983[12] condamnant fermement la proclamation d’indépendance et la déclarant « juridiquement nulle », qui va influencer la situation. L’entité chypriote turque se voit ainsi interdire toute reconnaissance internationale. Bien que déclaratif, cet élément est indispensable pour qui souhaite entretenir des relations internationales. Cette politique de non-reconnaissance peut revêtir deux dimensions : juridique, elle vise à empêcher une collectivité de jouir de ses droits dans la sphère internationale comme l’adhésion à une organisation inter-étatique par exemple. Politiquement, il s’agit de refuser toute relation avec une entité dont les conditions de création ou d’organisation heurtent certains principes fondamentaux de droit international comme l’interdiction du recours à la force ou l’intégrité territoriale de l’Etat. Ce n’est pas la qualité étatique qui est contestée et une reconnaissance ultérieure n’est pas exclue comme en témoigne l’exemple de l’Afrique du Sud. Le caractère obligatoire des décisions du Conseil de sécurité, tel qu’affirmé par la Cour internationale de Justice dans l’affaire de la Namibie[13], en application de l’article 25 de la Charte de San Francisco, mène donc tout Etat reconnaissant la « République turque de Chypre du Nord » (RTCN) à engager sa responsabilité internationale.

 

Le Conseil de l’Europe a adopté, à l’origine, une attitude visant aussi à permettre une solution diplomatique mais s’est finalement aligné sur la position onusienne. Ainsi, la recommandation 974 (1983) adoptée par l’Assemblée parlementaire en date du 23 novembre 1983[14] refuse toute reconnaissance à la nouvelle entité. Enfin, la résolution 816 adoptée par l’Assemblée parlementaire en date du 21 mars 1984[15] condamne la volonté sécessionniste illégale de la partie nord de l’île et son encouragement par la Turquie. La position est identique au sein de l’Union européenne comme le montre la résolution du Parlement européen du 17 novembre 1983 sur la « déclaration d’indépendance » de la partie chypriote-turque de Chypre[16] condamnant cette proclamation au mépris de l’intégrité territoriale chypriote. Depuis lors, cette position n’a pas varié.

 

Cette politique de non-reconnaissance a également connu des développements judiciaires importants. La décision la plus marquante est sans conteste l’affaire Loizidou c. Turquie rendue par la Cour européenne des droits de l’homme le 18 décembre 1996[17]. Cette décision est le précédent auquel se conforme toute une série d’affaires depuis lors. Madame Titina Loizidou attaquait la Turquie en réparation du préjudice subi par la privation de tout accès à sa propriété au Nord de l’île sans la moindre indemnisation. Reconnaissant les droits de la requérante en s’appuyant sur les résolutions des différentes organisations citées, la Cour reconnaît que la partie nord de l’île est sous juridiction turque. L’affaire inter-étatique qui suivra en 2001, ainsi que l’ensemble des décisions sur un objet semblable, confirment cette jurisprudence malgré le refus de la Turquie d’exécuter la décision Loizidou c. Turquie[18]. Pourtant, le 26 novembre 2003, le gouvernement turc a accepté de payer à Madame Titina Loizidou l’amende d’un million d’euros de dédommagement à laquelle la Cour l’avait condamné[19]. Néanmoins, cette exécution de la décision de la Cour n’est que partielle, la Turquie maintenant son refus de laisser la requérante retourner sur ses terres. Cette question est laissée en suspens jusqu’en décembre 2004, date à laquelle l’Union se prononcera sur l’opportunité de débuter les négociations d’adhésion avec la Turquie.

 

L’apport de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) est plus modeste mais ses conséquences sont fondamentales. En effet, l’arrêt Anastasiou du 5 juillet 1994 implique que les produits du Nord doivent obtenir la certification du gouvernement chypriote grec, seul reconnu pour l’ensemble de l’île, afin de pouvoir exporter leurs produits agricoles vers l’Union européenne[20]. La confiance absolue nécessaire à la certification phytosanitaire ne saurait être octroyée à une autorité non reconnue. La situation économique de la partie Nord risque peu de s’améliorer suite à cette décision fondée sur la légitimité du gouvernement chypriote à représenter seul l’ensemble de l’île.

 

Cette analyse, fondée sur l’examen des caractéristiques juridiques des deux entités, entraîne un certain nombre de conséquences à deux niveaux. D’un point de vue international, la « RTCN » ne dispose que des droits reconnus aux régimes de fait, c’est à dire la seule possibilité d’établir des relations diplomatiques informelles. En réalité, sa dépendance à l’égard de la Turquie est totale[21]. Politiquement, le gouvernement de Rauf Denktash est l’archétype du gouvernement « fantoche » ‑ comme le soulignent les Professeurs Alain Pellet et Patrick Daillier[22] ‑ et la responsabilité internationale véritable repose sur Ankara. Maurice Flory notait déjà la dépendance économique de l’entité turque : « [u]n gouvernement souverain est sans doute ce qui manque le plus à la nouvelle République […]. Le nouvel Etat ne semble pouvoir fonctionner qu’avec l’aide économique et financière de la Turquie qui alimente son budget à hauteur de 60% et qui a substitué sa propre monnaie, la livre turque, à la livre chypriote »[23]. La population elle-même a connu des mutations. Ainsi, sur les 160 000 habitants recensés en 1997, 35 000 sont des soldats turcs auxquels s’ajoutent 50 000 colons souvent en provenance d’Anatolie. Aujourd’hui les Chypriotes turcs sont à nouveaux une minorité au sein même de la partie nord.

 

D’un point de vue interne, cette qualification juridique a de nombreuses conséquences sur la conduite des négociations. La position des autorités du Nord est principalement identitaire. La reconnaissance de ses caractéristiques étatiques est en effet le centre de ses revendications. Nœud gordien, la réussite des efforts du Secrétaire général des Nations Unies est donc liée à la reconnaissance d’une situation contredisant l’ensemble des positions internationales. Si la « RTCN » n’a pas d’existence internationale, le consentement de ses autorités n’en demeure pas moins nécessaire à tout règlement du conflit. L’inadéquation du fait au droit serait alors la source de l’échec constant d’une des plus anciennes entreprise diplomatique onusienne[24]. Cet élément ne permet pourtant pas de prendre la mesure exacte de ces négociations.

 

De nombreux principes de droit international propres aux négociations diplomatiques semblent systématiquement violés. En effet, les pourparlers successifs ne vont pas dans le sens de la recherche graduelle d’une solution. Les accords précédents sont systématiquement remis en cause. Pour exemple, l’accord Makarios-Denktash de 1977, base de négociation insistant sur le caractère unitaire de l’Etat, est interprété différemment selon les parties et les époques jouant entre les notions de fédération et de confédération ou sur les différentes interprétations du principe d’égalité. De plus Grecs et Turcs rejettent toujours la responsabilité totale de l’échec diplomatique sur l’autre camp[25]. La bonne foi et la loyauté nécessaire à toute négociation font ici défaut et on peut s’interroger sur la volonté réelle d’aboutir des négociateurs tant des considérations externes à l’objet des discussions semblent être déterminantes. Le terme de « négociations sans fin » fut extrait d’une lettre de M. Nikos Rolandis, ministre chypriote grec démissionnaire après l’échec des pourparlers de 1985. Celui-ci stigmatisait le fait que les dirigeants ne recherchaient aucune solution leur imposant de faire un choix politique, préférant négocier sans fin à une éventuelle réunification où ils ne trouveraient pas leur intérêt satisfait[26]. L’absence de bonne foi dans les négociations doit être rapprochée de l’essence du conflit : nationaliste avant tout, c’est l’argument de l’impossible coexistence entre communautés qui était mis en avant pour faire échec à la recherche d’un compromis. Or l’actualité récente infirme clairement cette analyse et permet de regagner l’espoir d’une solution diplomatique rapide permettant l’adhésion d’une république réunifiée.

 

 

II. ‑ L’espoir suscité par l’élargissement européen

 

 

L’émergence d’une union politique et économique entre les Etats européens au lendemain de la seconde guerre mondiale constitue bien plus qu’une simple démarche d’uniformisation. Elle est issue du traumatisme résultant des guerres opposant les puissances européennes depuis un siècle. La réconciliation franco-allemande est étroitement liée à cette volonté d’intégration. Théorisant cette constatation, MM. Maurice Schiff et L. Alan Winters démontrent que l’intégration régionale constitue une forme aboutie de diplomatie réduisant ‑ voire annihilant ‑ les tensions militaires entre pays voisins[27]. Ces auteurs analysent les liens entre le conflit opposant le Brésil à l’Argentine et la création du MERCOSUR. Leurs conclusions démontrent que les tensions politiques et stratégiques s’effacent dans le cadre d’une union économique. Une telle union tend à faire converger les intérêts des Etats impliqués de manière approfondie. Le rôle des politiques économiques et financières dans une économie mondiale dont l’interdépendance est le moteur permet d’effacer rapidement les antagonismes politiques traditionnels[28]. Appliquée au conflit chypriote, cette idée est porteuse d’espoir.

 

En effet, la division de Chypre n’est plus un obstacle à l’adhésion de l’île à l’Union européenne, comme elle l’a été par le passé[29]. L’île entière à vocation à adhérer et les négociations entreprises sont valables pour les deux communautés. La perspective d’une adhésion de la seule partie Sud est envisageable mais aucune négociation séparée avec la « RTCN » n’est possible. Ceci reviendrait à une reconnaissance de fait. Néanmoins un rattachement ultérieur à l’Union, sur le mode déjà utilisé lors de la réunification allemande, serait applicable.

 

La certitude de l’adhésion conduit à envisager plusieurs difficultés auxquelles il n’a pas été apporté de réponse. La mission de Kofi Annan visait à la tenue de deux référendums distincts dans chaque partie de l’île afin de permettre à une république réunifiée d’adhérer à l’Union[30]. Une situation inverse serait conflictuelle par nature. Le gouvernement grec étant seul reconnu, l’adhésion a vocation à intégrer l’ensemble de l’île. La mise à l’écart du Nord ne serait fonction que de l’occupation subie. Ainsi, Chypre intégrée, c’est une partie du territoire de l’Union qui se trouverait occupée par un Etat lui-même candidat à l’adhésion. Cette situation grèverait les chances d’adhésion de la Turquie. C’est alors son éventuelle adhésion qui serait otage de la résolution du conflit et plus l’inverse. La date critique à cet égard est le 1er mai 2004, jour de l’adhésion officielle de la République de Chypre à l’Union. La Commission européenne, dans son rapport annuel sur l’élargissement, a accru ses exigences envers la Turquie afin de favoriser la résolution du conflit. Ceci n’a pu être fait qu’au prix d’un infléchissement de sa position officielle. Jusqu’à présent, la résolution du conflit n’était plus considérée formellement comme un préalable à l’adhésion turque. Comme tout candidat, cette dernière n’était soumise qu’aux respect des critères de Copenhague et de Maastricht. Les questions propres à la division de l’île devaient donc être envisagées à travers le prisme de ces critères. La Commission européenne a franchi un pas en novembre 2003 en conditionnant directement l’adhésion de la Turquie à la conclusion d’un accord avant le 1er mai 2004. La décision de décembre 2004 sur l’ouverture des négociations serait la conséquence de l’infléchissement souhaité de la position turque avant le 1er mai 2004. En effet, l’exécutif européen dispose que :

« La Commission rappelle que les efforts consentis pour résoudre le problème chypriote s’inscrivent dans le dialogue politique renforcé entre l’Union européenne et la Turquie. Comme l’a souligné à plusieurs reprises le Conseil européen, il est de l’intérêt évident de la Turquie, comme de toutes les parties concernées, de soutenir résolument les efforts en faveur d’un règlement global du problème chypriote. La Commission estime que les conditions sont favorables à un accord général entre les deux communautés sur le problème chypriote avant l’adhésion de Chypre à l’Union européenne le 1er mai 2004. L’absence d’accord pourrait constituer un obstacle sérieux aux aspirations européennes de la Turquie »[31].

 

Le référendum proposé est logique dans la mesure où il respecte le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe souvent négligé lors de la signature des accords de Zürich et de Londres aboutissant à l’indépendance de chypre en 1960. Si l’impossible coexistence des peuples est l’argument prioritaire du refus du plan Annan, la tenue d’un tel référendum aurait permis à ces mêmes peuples d’exprimer directement leur volonté. N’ayant pu le faire dans les urnes, c’est dans la rue que l’on a retrouvé le peuple chypriote turc descendu massivement soutenir le plan Annan. En janvier 2003, un tiers des chypriotes turcs avait ainsi exprimé son soutien au plan onusien, fissurant la thèse de l’impossible coexistence[32]. Ceci peut s’expliquer par les écarts en termes de développements entre les deux zones de l’île. Alors que le Nord regroupait 80 % des richesses de l’île en 1974, le PIB actuel est très inférieur à celui du sud. L’adhésion à l’Union est par ailleurs plus attractive économiquement que le rattachement à une Turquie aux prises avec des difficultés économiques majeures et soutenue à bout de bras par le FMI. La volonté de réunification et d’adhésion de la population chypriote turque ressort également des résultats obtenus par les formations d’opposition résolument pro-européenne lors des dernières élections législatives de décembre 2003. Obtenant la moitié des cinquante sièges du parlement, elles ne sont pas en mesure de former un nouveau gouvernement, mais enregistrent une poussée électorale sans précédent dans un système dominé depuis l’origine par la formation de Rauf Denktash[33].

 

Il y a dix ans, la Commission européenne notait la difficulté fondamentale : « [a]s a result of the de facto division of the island into two strictly separated parts, however, the fundamental freedoms laid down by the Treaty, and in particular freedom of movement of goods, services and capital, right of establishment and the universally recognized political, economic, social and cultural rights could not today be exercised over the entirety of the island’s territory. These freedoms and rights would have to be guaranteed as part of a comprehensive settlement restoring constitutional arrangements covering the whole of the Republic of Cyprus »[34]. Fondamentalement, la division de l’île est incompatible avec le système juridique communautaire visant à la libre circulation des personnes et des marchandises. Or c’est justement à cet égard que les développements récents de la situation chypriote font naître l’espoir. Depuis le 22 avril 2003, la « ligne verte » est ouverte. Ceci fait suite à une décision unilatérale du Président chypriote turc Rauf Denktash sous l’influence probable d’Ankara. Les Chypriotes grecs et turcs peuvent circuler librement et les casques bleus, face à l’afflux massif de la population chypriote passe de force d’interposition à un nouveau rôle inattendu, celui d’agent de la circulation. En dix jours seulement, le sixième de la population a fait le déplacement de l’autre côté et le gouvernement chypriote grec ne fait pas obstacle à cette liberté de circulation retrouvée[35]. L’impossible coexistence semble bien un mythe, un prétexte utilisé lors des négociations.

 

Le gouvernement chypriote grec, sous l’autorité du Président Tassos Papadopoulos, a répondu à cette initiative le 30 avril 2003 par une série de mesures concernant l’attitude de la République vis-à-vis des Chypriotes turcs[36]. Celles-ci sont édictées dans le soucis de n’accomplir en aucun cas d’actes s’assimilant à une reconnaissance de la « RTCN ». Le droit international est rappelé en préambule et l’entité chypriote turque est toujours qualifiée de « sécessionniste ». Néanmoins les mesures proposées, bien qu’imprécises et déclaratives, s’apparentent à une avancée juridique comparable à l’ouverture de la ligne de démarcation. Il est prévu de faciliter la libre circulation des personnes, des biens et des marchandises au sein de l’île mais également avec les marchés de l’Union européenne et des Etats tiers. Les Chypriotes turcs pourront travailler dans les mêmes conditions que les Chypriotes grecs. L’objectif affiché dès le préambule est d’offrir aux Chypriotes turcs les mêmes droits que ceux « que la République de Chypre offre à ses citoyens »[37] dans tous les domaines, économiques, politiques, sociaux et culturels. Cette attitude est conforme à la position juridique constante du gouvernement chypriote. Les citoyens de l’ensemble de l’île sont chypriotes, ceux du Nord vivent sous occupation militaire. La non-reconnaissance de la « RTCN » implique logiquement l’unité de nationalité de la population. Dans cet esprit de nombreuses mesures sont annoncées allant de l’accès à la couverture médicale à la participation aux élections locales et notamment européennes. Le déminage de la « buffer zone », zone de déploiement de la force d’interposition onusienne (UNFICYP), est envisagé comme si son heure avait déjà sonné. A cet égard, l’élection des membres du Parlement européen de juin 2004, à laquelle la République de Chypre participera pour la première fois, permettra d’appréhender la réalité des promesses du gouvernement chypriote. Parallèlement, Ankara semble assouplir sa position. Le Conseil national de sécurité, institution fondamentale en Turquie, déclarait le 23 janvier « sa détermination politique à atteindre rapidement une solution qui prenne comme référence le plan Annan et tienne compte des réalités de l’île »[38]. En marge du forum économique de Davos de janvier 2004, le Premier ministre turc rencontrait le Secrétaire général des Nations Unies et affirmait son accord à la tenue d’un référendum à Chypre d’ici le 1er mai, ce qui, selon Kofi Annan, « améliorerait considérablement les relations de la Turquie avec l’Union européenne »[39].

 

Ces éléments constituent un pas décisif dans la direction donnée par la Commission européenne, par son avis du 30 juin 1993, dans la recherche de l’adaptation durable de l’acquis communautaire[40]. L’Europe semble alors plus proche malgré les difficultés d’acceptation du plan onusien. Dans cette perspective, le Commissaire européen en charge de l’élargissement, Günter Verheugen, se mettait à imaginer que « Chypre unifiée puisse rejoindre l’Union européenne en mai 2004 »[41]. L’année 2004 sera vraisemblablement historique pour Chypre : le moment semble venu pour les différents protagonistes de faire le choix définitif entre la réunification ou la partition définitive de l’île d’Aphrodite.

 

 

* * *

 


NOTES

 

[1] Le texte du traité est disponible sur le site Internet de l’Union européenne à l’adresse <http://europa.eu.int/comm/enlargement/negotiations/treaty_of_accession_2003/fr/table_of_content_fr.htm>.

[2] KISSINGER H., Les années de renouveau, Paris, Fayard, 1982, pp. 169 et s.

[3] Ce plan, appelé « plan Annan », qui date du 11 novembre 2002, a été révisé le 26 février 2003. Il est consultable, en version intégrale anglaise, à l’adresse suivante : <http://www.cyprus-un-plan.org>. Voir également le Rapport du Secrétaire général sur sa mission de bons offices à Chypre, Doc. ONU S/2003/398, 1er avril 2003, disponible en ligne à partir de la page <http://www.un.org/french/docs/sc/reports/2003/sgrap03.htm>.

[5] INSEL A., La Turquie et l’Europe, une coopération tumultueuse, Paris, L’Harmattan, 1999, 252 p.

[6] NECATIGIL Z.M., The Cyprus Question and the Turkish Position in International Law, Clarendon Press, Oxford, 2ème éd., 1993 ; KLEBES-PELISSIER A., « Chypre, un conflit insoluble », A.R.E.S., vol. XVII, octobre 1998, p. 72.

[7] Situation à Chypre (développements politiques récents), Rapport de Lord Finsberg à l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, doc. 7206, 15 décembre 1994.

[8] Discours d’investiture du président Tassos Papadopoulos, 28 février 2003, Documents d’Actualité Internationale, n° 10, 15 mai 2003, p. 408.

[9] Ces limites furent déjà formulées par le Secrétaire général U Thant à l’occasion de l’affaire du Biafra en 1970 : « L’O.N.U. n’a jamais accepté et n’acceptera jamais, je pense, le principe de sécession d’une partie d’un Etat », rappelant ainsi le principe d’intégrité territoriale tel qu’affirmé notamment par la déclaration de 1970 sur les principes touchant les relations amicales entre Etats, in Les grands textes de droit international public, 2e éd., Paris, Dalloz, 2000, p. 32.

[10] L’UNFICYP a été établie par la résolution 186 (1964) du Conseil de sécurité en date du 4 mars 1964 <http://www.un.org/french/documents/sc/res/1964/s64r186f.pdf>. Son mandat a été prorogé pour une nouvelle période prenant fin le 15 juin 2004 par la résolution 1517 (2003) du Conseil de sécurité en date du 24 novembre 2003, cf. <http://www.un.org/french/docs/sc/2003/cs2003.htm>. Des informations sur l’UNFICYP sont disponibles sur le site Internet des Nations Unies à l’adresse <http://www.un.org/french/peace/peace/cu_mission/unficyp/unficyp.htm>.

[11] Doc. ONU A/37/253, Question de Chypre, 13 mai 1983, disponible sur le site Internet des Nations Unies à partir de la page <http://www.un.org/french/documents/ga/res/37/fres37.htm>.

[12] Résolution 541 (1983) du Conseil de sécurité en date du 18 novembre 1983 sur la situation à Chypre, disponible sur le site Internet des Nations Unies à l’adresse <http://www.un.org/french/documents/sc/res/1983/541f.pdf>.

[13] Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité (1970-1971), avis consultatif, 21 juin 1971, C.I.J Recueil 1971, p. 16.

[14] Recommandation 974 relative à la situation à Chypre (1983). Texte adopté par la Commission Permanente, agissant au nom de l’Assemblée le 23 novembre 1983. Voir Doc. 5154, rapport de la commission des questions politiques (Rapporteur : M. Jacques Baumel). Cette recommandation est disponible en ligne sur le site Internet de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe <http://assembly.coe.int/Documents/AdoptedText/ta83/BREC974.pdf>. 

[15] Résolution 816 relative à la situation à Chypre (1984). Texte adopté par la Commission Permanente, agissant au nom de l’Assemblée le 21 mars 1984. Voir Doc. 5165, rapport de la commission des questions politiques (Rapporteur : M. Jacques Baumel). Cette résolution est disponible en ligne sur le site Internet de l’Assemblé parlementaire du Conseil de l’Europe <http://assembly.coe.int/Documents/AdoptedText/ta84/BRES816.pdf>.

[16] Journal officiel n° C 342 du 19 décembre 1983, p. 52.

[17] CEDH, affaire Loizidou c. Turquie, n° 15318/89, arrêt, 18 décembre 1996, Rec. 1996-VI.

[18] CEDH, affaire Chypre c. Turquie, n° 25781/94 arrêt, 10 mai 2001, Rec. 2001-IV.

[19] Le Monde, 25 novembre 2003.

[20] The Queen contre Minister of Agriculture, Fisheries and Food, ex parte S. P. Anastasiou (Pissouri) Ltd et autres, arrêt, 5 juillet 1994, C-432/92, rec. P. I-03087.

[21] FLORY M., « La partition de Chypre », AFDI, 1984, p. 177.

[22] PELLET A., DAILLIER P., Droit international public, 7ème éd., Paris, LGDJ, p. 527.

[23] FLORY M., op. cit., p. 178.

[24] DODD C.H., Cyprus, The Need for New Perspectives, The Eothen Press, Huntindgdon, 1999, 333 p.

[25] DENKTASH R., The Cyprus Triangle, Lefkosia, Rustem & brother, 1988, 417 p.

[26] Lettre ouverte au président chypriote en 1985, cité par KLEBES-PELISSIER A, ibid., p. 63.

[27] SCHIFF M., WINTERS L. A., « Regional Integration as Diplomacy », The World Bank Economic Review , Vol. 12, No 2, May 1998, pp. 271-295, <http://www.worldbank.org/research/journals/wber/revmay98/diplom.htm>.

[28] BENESSAIEK DAVID, « La paix par l’intégration ? Théories sur l’interdépendance et les nouveaux problèmes de sécurité », Etudes internationales, vol. 28., n°2, juin 1997, p. 227-255.

[29] BERTENS J.W., Rapport sur le rapport régulier de la Commission sur les progrès accomplis par Chypre sur la voie de l’adhésion, Commission des affaires étrangères, de la Sécurité et de la politique de défense au Parlement européen, 1999, doc. A4-0159/99.

[30] Déclaration du Porte parole du Secrétaire général de l’ONU Kofi Annan (11 mars 2003), Documents d’Actualité Internationale, n° 9, 1er mai 2003, p. 369.

[31] Poursuivre l’élargissement, Document de stratégie et Rapport de la Commission européenne sur les progrès réalisés par la Bulgarie, la Roumanie et la Turquie sur la voie de l’adhésion, 5 novembre 2003, p. 17. Disponible sur le site Internet de l’Union européenne <http://europa.eu.int/comm/enlargement/report_2003/index.htm>. Italiques ajoutés. 

[32] Voir notamment « L'opposition turque veut organiser son référendum à Chypre », dépêche Reuters, Yahoo ! Actualités, 10 mars 2003 à 08h05 <http://fr.news.yahoo.com/030310/85/334dg.html>.

[33] Le Monde, 16 décembre 2003.

[34] Commission Opinion on the Application by the Republic of Cyprus for Membership, doc. 93/5 – June 30, 1993, § 10. Extraits disponibles en anglais sur le site de l’Union européenne <http://europa.eu.int/comm/enlargement/cyprus/op_06_93/>. Traduction de l’auteur : « En raison de la division de facto de l’île en deux parties séparées, les libertés fondamentales établies par traité et, en particulier, la liberté de circulation des biens, des services et des capitaux, les droits politiques, économiques, sociaux et culturels ne peuvent être exercés sur la totalité du territoire insulaire. Ces droits et libertés doivent être garantis en tant qu’éléments d’un arrangement complet rétablissant les dispositions constitutionnelles sur l’ensemble de la République de Chypre ».

[35] Le Monde, 3 mai 2003.

[36] The policy of the Government vis-a-vis the Turkish Cypriots (Set of measures), Memorandum, 30 April, 2003, consultable sur le site Internet de la République de Chypre à partir de la page <http://www.pio.gov.cy/other/metra_eng.htm>.

[37] Ibid., p. 2. Traduit par l’auteur. Texte original : « that the Republic of Cyprus offers its citizens ».

[38] Le Monde, 26 janvier 2004.

[39] Voir la dépêche du Centre de nouvelles ONU en date du 26 janvier 2004, disponible à l’adresse suivante : <http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=7180&Cr=Chypre&Cr1=Annan>.

[40] Commission Opinion on the Application by the Republic of Cyprus for Membership, doc. 93/5 – June 30, 1993, § 10. Extraits disponibles en anglais sur le site de l’Union européenne <http://europa.eu.int/comm/enlargement/cyprus/op_06_93/>.

[41] Le Monde, 3 mai 2003.

 


 

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NANOPOULOS David K. - « L'Union européenne, catalyseur de la réunification chypriote ». - Actualité et Droit International, février 2004. <http://www.ridi.org/adi>.

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