LA
PRATIQUE ET LA RÈGLE DE DROIT
RÉFLEXIONS À PROPOS DE LA SECONDE GUERRE DU GOLFE
par
Ornella Ferrajolo
Chercheur du Conseil National de
la Recherche
Institut d’études juridiques internationales, Rome
Résumé : La nouvelle stratégie de sécurité
nationale des Etats-Unis a eu un premier cas d’application dans la seconde
guerre du Golfe. Est-il à craindre que cette pratique va changer les principes
du droit international concernant l'emploi de la force ? Heureusement, la
modification d’une règle coutumière ou son extinction par désuétude ne se font
pas aussi simplement.
Abstract : The second Gulf war was the first result of the United
States' new national security strategy. Should we fear that this represents a
modification of existing international practice and principles regarding the use
of force ? Happily, in international law, rules of custom cannot be so easily
changed nor abandoned to disuse.
Note : Cet article a été rédigé en juin 2003 et réactualisé en
février 2004 avant d’être publié.
Impression
et citations : Seule la version
au format PDF fait référence.
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La Société française pour le droit international (SFDI)
a consacré son Colloque annuel 2003 au rapport entre la pratique et la règle de
droit dans l'ordre juridique international.
Ce sujet, relatif aux sources du droit et en particulier à la coutume, est
assurément un des plus classiques en droit international. A présent, il réveille
de nouvelles appréhensions chez les juristes, par le fait que la pratique
courante des Etats-Unis – membre permanent du Conseil de sécurité et première
puissance mondiale – contredit sans nuances quelques principes fondamentaux du
droit international, considérés jusqu’ici comme intouchables.
Me trouvant dans la double position d’avoir assisté
au Colloque de la SFDI, qui a été très riche en analyses et en suggestions, et
d’avoir, à mon tour, patiemment travaillé à un recueil de la pratique italienne
de droit international,
je vais présenter ici quelques réflexions à ce sujet. Celles-ci porteront
notamment sur les conséquences que la seconde guerre du Golfe
pourrait avoir sur l'état de la règle coutumière interdisant l’emploi de la
force dans les relations entre Etats.
I. – Le
Non recours À la force avant et aprÈs le 11 septembre 2001
La pratique courante des Etats-Unis semble indiquer
une désaffection de plus en plus marquée à l'égard du droit international, y
compris vis-à-vis des conventions récentes dont le but est le développement
progressif de ce droit.
Dans ce cadre, le problème plus aigu est l'érosion
apparente de la règle concernant le non recours à la force. Il est bien connu
que dans la Charte des Nations Unies cette interdiction générale (art. 2 § 4) ne
connaît que deux exceptions : le recours à la force de la part du Conseil de
sécurité en vue du maintien de la paix et de la sécurité internationales (art.
24 et chapitre VII de la Charte) et le « droit naturel » de légitime défense
reconnu aux Etats dans le cas où ils seraient l'objet d'une agression armée
(art. 51 de la Charte). L'interdiction du recours à la force en dehors de ces
circonstances, qui était initialement l'une des principales innovations du droit
de l'ONU par rapport au droit international général, s'est consolidée par la
suite comme une règle coutumière,
censée correspondre à un principe impératif du droit international contemporain.
Cela s'avérait, par ailleurs, dans un monde où le
terrorisme n'avait pas encore fait une aussi sinistre apparition. Toutefois,
après l’attentat du 11 septembre 2001 contre les « Twin Towers », le monde n’a
plus été le même. Il semble que le droit international, lui non plus, n'est pas
le même.
On a débuté par le concept d’une guerre qui, étant dirigée contre le terrorisme
international, ne se fait pas nécessairement contre un Etat, mais peut se faire
n’importe où et contre quiconque. Bien que quelques juristes ont contesté le
bien fondé de cet inattendu ius ad bellum,
on est passé ensuite à revendiquer un droit de l’Etat de recourir à la force
armée, non seulement en réaction à la menace d’une attaque imminente (droit de
légitime défense préventive ‑ qui a quelques précédents dans la pratique
des Etats), mais également avant même qu’une telle menace à sa sécurité
nationale ne puisse se concrétiser (défense dite préemptive).
Ainsi, les Etats-Unis et leurs alliés ont déclenché une guerre contre l’Irak en
fondant leur intervention sur le fait – selon eux - que cet Etat ne respectait
pas les résolutions du Conseil de sécurité en matière de désarmement et que le
régime de Saddam Hussein entretenait des rapports délictueux avec les
terroristes. Il faut ajouter que ce régime s’était également rendu coupable, à
l’égard de la population irakienne, de graves violations des droits de l’homme,
autrement dit de crimes contre l’humanité. Que le Conseil de sécurité lui-même
ne soit pas parvenu, sur ces éléments, à décider de mesures impliquant le
recours à la force n’a pas été considéré par cette coalition – à la différence
de nombreux autres Etats et d’une large part de l’opinion – comme un obstacle
insurmontable.
Sur le point de l’illicéité de la seconde guerre du
Golfe, c’est à dire de sa non conformité avec la Charte des Nations Unies, je ne
voudrais rien ajouter aux commentaires qui ont déjà été faits, y compris dans
cette revue.
En particulier, je partage l’opinion qu’aucune interprétation dynamique de la
Charte, ni de la résolution 1441 (2002) du Conseil de sécurité ‑ menaçant l’Irak
de « graves conséquences » s’il continuait à manquer à ses obligations
internationales ‑, ne saurait justifier, d’un point de vue juridique, le
déclenchement de la guerre suite à une décision individuelle de quelques Etats
membres de l’ONU.
Le fait que l’intervention militaire en Irak a eu
lieu en dehors du cadre des Nations Unies a produit également des conséquences
dans la gestion de l'après-guerre. En effet, l’occupation militaire du pays de
la part des Etats qui ont effectué l’intervention et la création d’une Autorité
provisoire de la coalition chargée de l’administration du territoire
ont fait en sorte que les principes juridiques applicables sont à rechercher,
plus que dans le droit de l’ONU, dans le droit de la guerre.
Le Conseil de sécurité dans sa résolution 1483 (2003), tout en reconnaissant les
pouvoirs et les responsabilités spécifiques des Etats-Unis et du Royaume-Uni en
tant que puissances occupantes, selon le droit international applicable, a
revendiqué le « rôle crucial » de l'ONU dans le domaine humanitaire, dans la
reconstruction du pays et dans la création d'institutions nationales permettant
l'établissement d'un gouvernement représentatif.
Ces principes ont été réaffirmés dans la résolution 1511 (2003) par laquelle le
Conseil de sécurité a souligné le caractère temporaire des pouvoirs exercés par
l'Autorité provisoire de la coalition et a sollicité l’Autorité de les remettre,
dès que possible, au peuple irakien.
Cependant, il ne semble pas que les Nations Unies soient parvenues à jouer un
rôle effectif dans le contexte d’une situation qui, malgré l'arrestation de
Saddam Hussein en décembre 2003 et nonobstant des progrès vers la transition
politique, reste en général caractérisée par une grave instabilité et par une
tragique succession d'attentats terroristes.
Concernant les conséquences juridiques de ces
événements, il a été remarqué que « la désuétude de la Charte des Nations Unies
semble désormais très avancée » et que les Etats-Unis semblent imposer
progressivement « une sorte de pratique coutumière de plus en plus éloignée des
principes fondamentaux du droit international ».
En effet, le non-respect de l'article 2 § 4 de la Charte et l'inapplication de
l'article 24 § 1 et du chapitre VII de la Charte, pour lesquels la
responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité
internationales appartient au Conseil de sécurité, pourraient remettre en cause
non seulement le système de sécurité collective mis en place par la Charte des
Nations Unies, mais encore la règle coutumière concernant le non recours à la
force dans les relations entre Etats.
Heureusement, la modification d’une règle coutumière
ou son extinction par désuétude ne se font pas aussi simplement. Il est vrai que
cette « pratique subséquente » relative à l'application de la Charte, ou plutôt
à son inapplication, pourrait être appréciée comme la manifestation d'une règle
émergente non écrite concernant les limitations du recours à la force, qui
serait plus flexible et moins contraignante par rapport à la règle appliquée
jusqu'ici.
Cette conclusion présuppose, d'autre part, la présence de certaines conditions,
dont l'évaluation doit être très prudente, d'autant plus que la thèse à vérifier
concernerait la prétendue action normative d'une pratique contra legem,
tendant à se substituer à une règle de droit.
Le point concernant les conditions qui doivent être
en présence pour que la pratique des Etats puisse produire un quelconque effet
juridique
a trait aux différentes conceptions de la coutume internationale. La question
ayant fait l'objet, au fil des années, de discussions innombrables de la part de
juristes très autorisés, je n'ai aucunement la prétention de la rouvrir ici.
Toutefois convient-il de rappeler qu’une règle internationale coutumière ne peut
résulter que de deux conditions réunies : a) une pratique générale
(élément matériel ou diuturnitas) ; b) la reconnaissance du caractère
obligatoire de la règle non écrite (élément psychologique ou opinio juris).
Quant à l’interprétation de ces éléments (notamment
le second), il faut noter que la formation ou la modification d’une règle
coutumière n’ont rien à voir avec la volonté des Etats, bien que ceux-ci soient
parfois bien conscients du fait que leur pratique peut contribuer à orienter
l’évolution du droit existant.
Enfin, pour ce qui concerne la méthode de recherche,
j’admets ma préférence pour l’idée que l’évaluation de chacun des deux éléments
constitutifs a la même importance. Cela me dispense, entre autres, d’avoir à
réconcilier l'approche dite « traditionnelle » (interprétation de la pratique
par voie d'induction) avec l'approche dite « moderne » (reconstruction de l'opinio
juris à travers les traités et les déclarations, par voie de déduction), à
l'aide d'une théorie récemment proposée, qui, faisant prévaloir l'élément
matériel ou l'élément subjectif selon le cas, parvient, me semble-t-il, à
encourager une sorte de « coutume à la carte ».
En particulier de nos jours, face à l’aptitude révolutionnaire adoptée par
certains Etats à l’égard de règles existantes, il convient de s'en tenir à des
critères restrictifs consolidés, au lieu d'accréditer des méthodes de plus en
plus discrétionnaires pour apprécier les éléments constitutifs de la règle de
droit.
II. – la seconde guerre du golfe A-t-elle modifiÉ la rÈgle de droit?
A. – L'élément matériel
ou de la conduite des Etats
La seconde guerre du Golfe a représenté le dernier
et le plus inquiétant agissement d’une série qui a marqué l’éloignement
progressif de la « communauté internationale » du modèle de sécurité collective
résultant de la Charte de l'ONU. A première vue, il paraît donc qu’une pratique
largement répandue en ce sens s’est déjà développée. Néanmoins cela n’est vrai
que dans un sens très général, c’est-à-dire qu’à partir de 1990 un certain
nombre d’interventions militaires ont été effectuées en dehors des circonstances
qui étaient considérées auparavant comme les seules pouvant légitimer l’emploi
de la force en droit international. Sur un plan technique, l'appréciation de la
pratique pertinente est bien plus complexe. En effet, puisque ces agissements
sont intervenus dans des circonstances très variées, ils sauraient être
difficilement appréciés comme des précédents répétés d’une même conduite,
témoignant de l'existence d'une pratique constante et généralisée, comme le
requiert la formation d'une règle coutumière.
La pratique en question a commencé à se développer
en 1991, lors de la première guerre du Golfe. Elle a concerné initialement des
interventions qui, dépassant l'inapplication des articles 43 et suivants de la
Charte, ont été effectuées par des coalitions d'Etats membres, sur la base de
l’autorisation préalable du Conseil de sécurité. Dans un second temps, cette
pratique a inclu des situations où l'on a prétendu voir dans certaines
résolutions du Conseil de sécurité une autorisation qui n’avait pas été donnée
expressément (autorisation dite « implicite ») ou encore la volonté du Conseil
de remédier au manque d'autorisation par voie d'approbation successive.
Parmi les cas d’autorisation « implicite » se situe, par exemple, l'opération
« Renard du désert », entreprise contre l'Irak en décembre 1998. La même année a
eu lieu l'intervention de l'OTAN au Kosovo, vis-à-vis de laquelle ont été
invoquées à la fois l'autorisation implicite et l'approbation postérieure.
En outre, y a-t-il eu des cas où des Etats, se
fondant sur l'article 51 de la Charte, ont proposé un concept élargi de légitime
défense, pour justifier des attaques armées malgré l’absence d’un acte
d’agression. Dans cette catégorie on peut distinguer des précédents, pour ainsi
dire, plus « classiques », concernant le droit de défense préventive (réclamé
déjà en 1962 lors de la crise de Cuba, et plusieurs fois par la suite, soit par
les Etats-Unis que par Israël) et une version postérieure à l'attentat du 11
septembre 2001, concernant la défense dite préemptive (« preemptive defence »),
dont la seconde guerre du Golfe a donné un exemple.
Finalement, on peut mentionner au moins une
intervention (celle de l'OTAN au Kosovo), qui, se situant décidément en dehors
du droit des Nations Unies, a été fondée prétendument sur le droit international
général, duquel ressortirait la licéité d’une intervention ayant pour but de
mettre fin à des crimes internationaux, dans le cas où le Conseil de sécurité
serait impuissant à intervenir.
Augmentant la confusion, ces divers éléments se sont
parfois mêlés, par effet d'une évolution spontanée des circonstances de fait ou
suite à l'habitude des Etats impliqués de proposer n’importe quelle
argumentation afin de donner à leur conduite l’apparence d’une légitimation en
droit international.
L’examen de tous ces antécédents ne constitue pas
l’objet de cet article (il me faudrait pour cela beaucoup plus de science et de
temps).
Toutefois, en regardant, même de façon superficielle, les circonstances de la
seconde guerre du Golfe, on voit mal comment celle-ci se vanterait d’avoir un
seul précédent dans la pratique susmentionnée.
Ce cas, en effet, ne peut s'assimiler à ceux où il a
été question d’une autorisation implicite du Conseil de sécurité, du fait que
des membres du Conseil, y compris la France et la Russie, membres permanents
disposant du droit de veto, ont déclaré sans ambiguïté, lors de l’adoption de la
résolution 1441 (2002), que celle-ci ne pouvait pas être interprétée comme
autorisant l’emploi de la force contre l’Irak. C’est la raison pour laquelle les
Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Espagne ont présenté deux fois – le 24 février
et le 7 mars 2003 – le projet d’une seconde résolution, qui n’a pas été adopté
suite à l’opposition des deux membres permanents susmentionnés ainsi que de
l’Allemagne.
Quant aux raisons humanitaires qui pourraient
éventuellement justifier la seconde guerre du Golfe, il est indiscutable que
l'intervention militaire en Irak a mis fin au régime répressif du passé, a
conduit à l'arrestation de Saddam Hussein et de plusieurs fonctionnaires
irakiens accusés d'avoir perpétré des crimes internationaux et a créé les
conditions nécessaires afin que ces personnes puissent être jugées de leurs
crimes dans leur propre pays.
De ce point de vue, un précédent pourrait être le bombardement du Kosovo de la
part de l’OTAN, par rapport auquel on s’était déjà demandé si cette intervention
« humanitaire » pouvait être la manifestation d’une règle générale en voie de
formation, selon laquelle l’emploi de la force serait légitime dans le cas où il
n'y aurait pas d'autre moyen pour mettre fin à des crimes internationaux.
Cependant, l’attaque portée par l’OTAN contre la République fédérale de
Yougoslavie a eu pour but de mettre fin à une crise humanitaire qui était
en cours au moment où l’action militaire s’est déroulée. De surplus, il ne
s’agissait pas d’une violation de l'article 2 § 4, mais plutôt de l’article 53
§ 1 de la Charte,
ce qui pourrait éventuellement indiquer l'insuffisance survenue des critères
régissant les compétences respectives de l'ONU et des organisations régionales
dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales, sans pourtant
infléchir la norme qui interdit aux Etats de recourir unilatéralement à l’emploi
de la force. Il est presque inutile de remarquer que dans le cas de l’attaque
contre l’Irak, non seulement aucune crise humanitaire n’était en cours, mais
encore la décision de déclencher la guerre a été prise en dehors de tout cadre
institutionnel, universel ou régional.
Quant aux situations pour lesquelles un droit de
légitime défense ne correspondant pas aux termes et à l'esprit de la Charte a
été invoqué, le précédent qui se rapproche le plus de la seconde guerre du Golfe
est sans doute l'opération « Liberté immuable ». Pourtant, même dans ce cas les
différences sont remarquables. En effet, l'intervention de 2001 en Afghanistan,
qui a conduit à la fin du régime des Talibans, a été la conséquence de
l'attentat du 11 septembre 2001, soit la riposte à une attaque d'une violence
inouïe, portée sur le territoire des Etats-Unis contre la population américaine.
S'il est vrai que cette réaction a soulevé de justes perplexités, eu égard au
concept juridique de l'agression, ainsi qu'aux principes généraux régissant
l'imputation d'un fait illicite,
on ne peut pas négliger que la complicité du gouvernement de l'Afghanistan à
l'égard des terroristes d'al-Qaida avait été constatée par le Conseil de
sécurité dans une longue série de résolutions restées inexécutées. Tel n'a pas
été le cas pour la guerre contre l'Irak. Le lien entre Saddam Hussein et les
organisations terroristes n'étant pas suffisamment prouvé, la menace probable
qui, aux dires des Etats-Unis et de leurs alliés, rendait inévitable une
intervention préventive, consistait essentiellement dans la présence supposée
d'armes de destruction massive, que personne toutefois – ni les inspecteurs de
l'ONU, ni cette même coalition d'Etats – n'a su déceler, jusqu'à présent, sur le
territoire de l’Irak.
En conclusion, la seconde guerre du Golfe, ne
pouvant se rattacher de façon convaincante à aucun précédent, représente un cas
isolé dans la pratique des Etats.
B. – L'élément subjectif
ou de l'opinion des Etats
Dans la recherche d’une règle coutumière,
l'évaluation de l'élément psychologique est sans doute l’aspect plus complexe.
Dans notre cas, cette évaluation est facilitée du fait de l’existence de
déclarations des sujets concernés, y compris le document du 17 septembre 2002,
réunissant les discours officiels du Président Georges W. Bush sur la nouvelle
stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis.
Les principes directeurs de cette stratégie sont
bien connus : les Etats-Unis sont déterminés, comme une question de « sens
commun et d'autodéfense »,
à agir pour faire face aux menaces dérivant du terrorisme avant que celles-ci ne
puissent se concrétiser ; par conséquent, tout en s'efforçant de rallier l'appui
de la communauté internationale, ils n'hésiteront pas à agir seuls, s'il le
faut, en exerçant leur droit de légitime défense de manière préventive (thèse
dite du « first strike »).
Du document en question, il ressort clairement que, ceci faisant, les Etats-Unis
s’estiment pleinement dans leur droit. Toutefois le droit auquel on fait
référence n’est certainement pas le droit international ; il s’agit plutôt,
comme il a été remarqué, d’un droit interne américain, concernant les relations
extérieures.
Quant à l'ordre juridique international – celui qui régit les relations entre
Etats selon des principes généralement acceptés – l'opinion des Etats-Unis
eux-mêmes est bien différente. Sur ce point, en effet, le document en question
précise que le droit international a reconnu pendant des siècles que les nations
n'ont pas à subir une attaque sans pouvoir légitimement se défendre, dans le cas
où cette attaque ou la menace de cette attaque serait imminente, et que le
concept de menace imminente doit être maintenant révisé pour faire face aux
menaces nouvelles résultant du terrorisme global.
Laissant de côté la première affirmation, qui
considère la défense préventive comme légitime, il est intéressant de noter que
les Etats-Unis reconnaissent que la thèse du « first strike » n'a pas de
fondement en droit international. En effet, ils demandent la révision de
ce droit (ce qui n’est pas dans la capacité d'un seul gouvernement), afin
d'élargir ultérieurement le concept de légitime défense. Ainsi, l'opinio
juris des Etats-Unis ne va pas dans le sens de la licéité de la seconde
guerre du Golfe selon le droit existant. Ceci est d’autant plus vrai que le
gouvernement américain a cherché jusqu'à la dernière heure de légitimer
l’intervention en Irak à travers l’autorité du Conseil de sécurité, ce qu'il a
fait, par ailleurs, de façon incohérente, ayant recours à la fois à la thèse de
l'autorisation implicite qui ressortirait de la résolution 1441 (2002), ainsi
qu’à la tentative (échouée) d’obtenir une nouvelle résolution. Tout cela indique
que, dans l'opinion des Etats-Unis, cette attaque n’a pas été portée
conformément au droit international, mais plutôt malgré celui-ci.
Quant à l’opinion des autres sujets, il est bien
connu qu’un groupe de pays, dont le nombre est supérieur à celui des Etats qui
ont participé effectivement aux hostilités, s’est rallié à la position
anglo-américaine. Par ailleurs, les Etats qui ont protesté - et dont la France a
été le chef de file en Europe - sont bien plus nombreux. Cela a fait en sorte
que la décision d'intervenir en Irak n'a été partagée par aucune organisation
internationale, y compris l’OTAN et l’Union européenne, dont la solidarité à
l'égard des Etats-Unis et la coopération dans la lutte contre le terrorisme
international sont pourtant bien connues. Sur ce point, la seconde guerre du
Golfe a marqué, par rapport à l’intervention en Afghanistan, une nouvelle
considération des arguments en présence et une augmentation considérable des
pays opposés à l’emploi de la force. Vraisemblablement, ces protestations sont
dues non seulement aux conditions spécifiques de cette attaque – qui étaient, en
droit, encore moins acceptables – mais aussi à la prétention unilatérale des
Etats-Unis d’ériger en système des interventions préventives fondées sur un
concept de légitime défense de plus en plus discutable.
En ce qui concerne toujours l’évaluation de
l'élément subjectif, le dernier aspect à considérer est le silence. En effet, il
y a eu des Etats qui ne se sont pas prononcés sur la licéité de la guerre ou
dont la conduite et les déclarations ont été ambiguës.
En outre, on peut se demander pourquoi l’Assemblée générale des Nations Unies
n’est pas intervenue à travers une résolution qui, certes, n’aurait pas empêché
le déclenchement de la guerre, mais aurait marqué de façon influente la distance
existante entre la majorité des Etats et la nouvelle « pratique » américaine.
Il faut pourtant rappeler que, dans la recherche d’une règle coutumière,
l’absence de réactions ne doit pas nécessairement être interprétée comme un
acquiescement, mais peut également s’expliquer par la prudence des sujets
concernés.
En conclusion, ni les données concernant l’élément
matériel, ni celles relatives à l’opinio juris, ne permettent de
considérer la seconde guerre du Golfe comme autre chose qu’une violation du
droit international. Cette violation – comme beaucoup d’autres dans le passé –
n’a pas été sanctionnée et certainement elle ne va pas l’être par la suite.
Celle-ci n’a pas non plus été constatée par l’ONU, et en particulier par
l’Assemblée générale, qui est l’organe le plus représentatif de la communauté
internationale. Cela ne change en rien sa qualification juridique. Or, il est
évident qu’une ou plusieurs violations d'une règle de droit ne créent pas une
règle nouvelle : du point de vue du droit coutumier, il serait erroné de
reconnaître un tel effet à des faits illicites, alors que la règle violée
continue d'être respectée par la généralité des Etats.
A l’heure actuelle, on peut donc conclure à la non incidence de la seconde
guerre du Golfe sur le principe du non recours à la force dans les relations
entre Etats.
Cependant, puisqu’en droit international la coutume
se fait par accumulation, la conclusion ci-dessus pourrait être renversée dans
le cas où l’intervention en Irak serait suivie par d’autres interventions
identiques sans provoquer l’opposition des Etats et des organisations
compétentes. Cela d’autant plus que les Etats-Unis ont fait précéder la guerre
en Irak d’une théorisation (la nouvelle stratégie de défense) tendant à remettre
en cause la règle de droit. Jusqu’à présent il semble que cela, au lieu de
consolider leur position, l’a plutôt affaiblie. En effet, si la seconde guerre
du Golfe a provoqué autant de protestations alarmées, c'est qu'elle a été perçue
non seulement comme un fait sans précédents dans la pratique des derniers
cinquante ans (c'est-à-dire depuis que l'ONU existe), mais aussi comme un
résultat concret de la nouvelle stratégie de défense et, peut-être, le premier
d'une série à venir.
De ce point de vue, la seconde guerre du Golfe est assurément un précédent
dangereux. Il faudra attendre pour savoir si cela va conduire réellement à un
revirement de la pratique, et par-là à une modification coutumière des règles
existantes. Quoi qu’il en soit, eu égard au système des sources du droit
international, un tel changement ne pourra certainement pas se produire par la
« pratique » d’un seul Etat.
* * *
NOTES
Y compris l'attaque dirigée contre le bureau de l'ONU à Bagdad qui a eu lieu
le 19 août 2003 et a entraîné la mort de 22 personnes, dont le Représentant
spécial du Secrétaire général de l’ONU, Sergio Vieira de Mello. Voir le
Rapport du Secrétaire général au Conseil de sécurité du 5 décembre 2003,
S/2003/1149, paragraphes 17 et suivants.
Cf. également « Report of the
Independent Panel on the Safety and Security of UN Personnel in Iraq », 20
October 2003, <http://www.un.org/News/dh/iraq/safety-security-un-personnel-iraq.pdf>.
Copyright : © 2003 2004 Ornella Ferrajolo. Tous droits réservés. Impression
et citations : Seule la version
au format PDF fait référence.
Mode
officiel de citation :
FERRAJOLO Ornella. - « La
pratique et la règle de droit. Réflexions à propos de la seconde guerre du
Golfe ». - Actualité et Droit International, mai 2004. <http://www.ridi.org/adi>.
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