1. Vous vous intéressez de près à la Cour pénale internationale...
Oui, en effet. J'étais à la conférence de Rome pour l'adoption du statut en tant que représentant de l'Iran.
2. Pensez-vous que l'attitude des Etats-Unis empêchera l'entrée en vigueur de la Cour ?
L'attitude des Etats-Unis lors de la conférence de Rome fut claire. Ils ont voté contre le statut, et estiment qu'il porte atteinte à leur souveraineté. Or, quel est l'avenir d'une cour internationale à laquelle ils s'opposent ? Une ratification américaine n'est pas totalement exclue. Toutefois, dans cette hypothèse, il est probable qu'ils feront modifier le statut, de manière à ôter les dispositions qu'ils jugent incompatibles avec leurs intérêts. Ils l'ont déjà fait avec la Convention sur le droit de la mer.
Comme cela fut le cas lors de la conclusion de la Convention de Montego Bay, les américains estiment que les négociations ont été bâclées à Rome ; selon eux, les ONG auraient fait pression sur les petits Etats pour accélérer le processus : c'est une accusation grave. Cela rappelle l'opinion individuelle du juge Guillaume dans l'affaire des armes nucléaires : la pression des ONG a fait que c'est l'AG qui aurait du poser la question, et la Cour aurait dû se déclarer incompétente...
3. Que retenez-vous du statut de la CPI ?
Ce qui est le plus intéressant dans le statut de la CPI, c'est le fait qu'un individu puisse être jugé même si le pays dont il est ressortissant n'est pas membre du statut (c'est d'ailleurs une disposition à laquelle les Etats-Unis s'opposent).
De plus, le principe de complémentarité est important à étudier : la CPI ne peut intervenir si un Etat décide de juger un criminel, sauf si la Cour prouve la résistance de l'Etat pour ne pas juger ; elle n'intervient que si l'Etat en principe compétent n'agit pas. On peut noter qu'il s'agit d'une sorte d'intervention dans le système judiciaire intérieur de l'Etat, puisque c'est la Cour qui va évaluer la capacité de l'Etat à juger. On peut déjà prendre l'exemple des Etats-Unis, dans l'affaire de l'attentat de Lockerbie : ils estiment que le système judiciaire libyen n'est pas apte à juger impartialement les accusés. Or, quels seront les critères de capacité de l'Etat ? Faudra-t-il élaborer un " standard international de justice " ?
4. Vous êtes spécialisé depuis de longues années en droit international des espaces maritimes. Toutefois, vous semblez, depuis quelques années, vous intéresser au droit international des conflits armés. S'agit-il d'une reconversion inévitable ou d'une déspécialisation délibérée ?
Il ne s'agit ni d'une reconversion, ni d'un revirement ni d'une quelconque déspécialisation. Je n'ai jamais abandonné le droit de la mer. Toutefois, il me semble que le sujet est quelque peu épuisé. En la matière, il ne reste que les aspects pratiques, d'application et d'interprétation de la Convention de Montego Bay. C'est la raison principale de mon intérêt pour un autre sujet. Mais il s'agit d'une raison positive : quantitativement et qualitativement, le sujet du droit de la mer est traité.
De plus, ma fonction de conseiller juridique au Ministère iranien des affaires étrangères m'a amené à m'intéresser de près à des cas pratiques, qui mêlent plusieurs problèmes : d'ou une diversification de mes centres d'intérêt. C'était à l'origine une nécessité professionnelle, qui a eu des conséquences positives sur mon métier d'enseignant, et par conséquent pour mes étudiants. Le droit international humanitaire est d'une richesse extraordinaire !
C'est d'ailleurs grâce au droit de la mer que mon intérêt pour les conflits armés est né : à l'occasion de la guerre Iran-Irak - j'étais déjà conseiller auprès du ministère - les premiers problèmes à traiter furent relatifs à la guerre maritime : je me suis ainsi intéressé au droit de la guerre maritime, sorte de transition entre le droit de la mer et le droit des conflits armés. Par exemple, à l'époque, L'Iran créa une " zone de guerre " dans le Golfe persique. La décision des affaires étrangères et de la marine iraniennes d'inspecter les pavillons neutres circulant via le Koweit était-elle licite ? Il y eu également des problèmes à résoudre suite à l'attaque de la plate-forme Nowruz par l'Irak en 1983 : on a autorisé la marine américaine ainsi que les navires "neutres" à exercer le droit de passage inoffensif à travers le détroit d'Hormuz. Par la suite, le Professeur Ronzitti, de l'université de Parme, m'a demandé d'écrire un article sur la pratique iranienne en matière de droit de la guerre maritime. L'institut de San Remo sur le droit international humanitaire a confié à un groupe d'experts un projet de codification du sujet, groupe dont je fais partie.
5. Quels sont vos centres d'intérêt en matière de droit des conflits armés ?
Le début "historique" de mon intérêt pour le sujet, à proprement parler, date de la fin de la guerre froide et de l'éclatement de l'URSS, avec la naissance de tous les conflits que l'on connaît. En 1993, une conférence s'est tenue à Genève sur la protection des victimes de guerre. On a demandé au CICR d'établir un groupe d'experts indépendants qui identifierait les règles coutumières du droit des conflits armés. L'objectif était d'appliquer les règles des conflits internationaux aux conflits non internationaux ; en d'autres termes, développer le protocole no 2, dont le caractère coutumier n'est pas prouvé.
Il faut rappeler que le TPI pour l'ex-Yougoslavie, dans l'affaire Tadic, a bien souligné que ce qui est inhumain dans un conflit international l'est aussi dans un conflit interne : cette affaire est une petite révolution dans le droit des conflits armés. La codification du droit pénal international est en marche, notamment avec l'article 8 du statut de la CPI, qui établit une liste de 50 cas de violations du droit international humanitaire incriminés par le Statut.
6. L'utilisation du terme "violation" par le TPI pour le Rwanda plutôt que du terme "violation grave" a-t-elle une signification ?
Plusieurs termes existent :
- infraction grave aux conventions de Genève de 1949,
- infraction grave au protocole additionnel I de 1977 (auquel les américains sont hostiles et qu'ils n'ont pas ratifié),
- violation grave ;
Cette terminologie est assez floue, et ce phénomène a été aggravé par le TPIR (article 8, §1.b).
7. Quelle évolution pour le droit international humanitaire ?
On a assisté à une évolution rapide du droit international humanitaire ces dernières années, par le biais de la coutume : le protocole no 2 aux conventions de Genève est dépassé par le statut de la CPI. Par exemple, le régime d'infractions graves à l'origine de la criminalisation des violations du droit international humanitaire est inconnu dans le protocole no 2. Cela signifie que ses dispositions relatives aux conflits internationaux peuvent être criminalisées (pour les conflits internes), grâce à la coutume, qui est codifiée par le statut de Rome. Il faut bien préciser que ce n'est pas l'inverse : ce n'est pas la CPI qui fait naître une coutume. A Rome, les Etats ont insisté pour inclure uniquement les violations dont la criminalisation était acceptée par le droit coutumier ; ils ont refusé d'innover, mais ont souhaité se baser sur ce que la coutume a criminalisé.
Un exemple qui illustre ce phénomène : l'utilisation d'armes interdites est un crime international dans un conflit international ; pour la même arme utilisée dans un conflit interne, ce n'est pas un crime. La raison en est que dans le premier cas, il existe un fondement coutumier, mais pas dans le second cas.
8. Existe-t-il des incompatibilités entre droit de la mer et droit humanitaire ?
Il peut en exister en effet. Ainsi, le protocole no 1 (article 54) interdit le recours à l'arme de la famine dans la guerre. En revanche, le blocus en droit maritime est autorisé, alors qu'il peut avoir le même effet. Mais le nouveau droit de la guerre maritime n'est pas encore codifié. Ainsi, le droit codifié par le Protocole no 1 est très différent du droit coutumier de la guerre maritime.
Le CICR et le Conseil de Sécurité condamnent le recours des belligérants à ce moyen de combat. L'action des serbes affamant Sarajevo a été condamnée par une résolution du Conseil de sécurité : on pourrait dire qu'il s'agit d'une règle coutumière. C'est pourquoi le statut de Rome considère aussi bien les conflits internationaux qu'internes : "l'affamement" est interdit dans les deux cas.
Pour ce qui est du blocus, il sera contraire au droit international s'il a pour finalité d'affamer la population et non plus uniquement d'affaiblir l'ennemi. Les sanctions contre l'Irak pourraient ainsi être considérées comme contraire à la 4ème Convention de Genève, car elles ont entraîné un affamement de la population (par le Conseil de sécurité !).
Par conséquent, il s'agit bien d'une incompatibilité entre le blocus et le droit international humanitaire.
Il peut en être de même pour les sanctions, avec le problème du développement des exceptions aux sanctions licites. A chaque fois qu'on adopte une sanction, il y a ce que l'on appelle une "fenêtre humanitaire" : c'est une excuse pour maintenir la licéité des sanctions.
De façon générale, les sanctions sont licites ; ce sont leurs conséquences qui doivent être étudiées, car elles peuvent être contraire au droit international humanitaire. Il n'y a pas de remise en cause de la licéité des sanctions, mais il faut en mesurer les conséquences : il faut éviter les violations du droit international en général, et du droit international humanitaire en particulier. Mais l'efficacité de la sanction en pâtira forcément.
Il faut savoir quel est le but de la sanction : en principe, il est de modifier le comportement politique d'un Etat, qui représente soit une menace contre la paix et la sécurité internationales, soit une violation du droit international. La sanction n'est pas faite pour punir, mais pour influencer les dirigeants. Si elle n'y parvient pas, faut-il continuer à l'appliquer ? ne faut-il pas plutôt appliquer le principe de proportionnalité ?
9. Que dire sur le statut du conflit au Kosovo ?
On pourrait dire qu'il s'agit d'un conflit interne internationalisé. Selon Georges Abi-Saab, si les insurgés n'ont pas été reconnus comme tels (en l'espèce par l'OTAN), on ne peut pas parler de conflit interne, mais plutôt de "troubles internes". En revanche, en Bosnie-herzégovine, il y avait eu des accords entre les autorités légales et les "insurgés" serbes (reconnus comme tels), pour l'échange des prisonniers de guerre. Toutefois, compte tenu de l'intensité des combats au Kosovo, on ne peut parler de simples troubles.
Pour ce qui est des dommages collatéraux (notamment sur un convoi de réfugiés kosovars) causés par l'OTAN : la Yougoslavie pourrait demander réparation, car il s'agit d'une infraction dans le cadre d'un conflit armé international.
De plus, a propos des affaires portées devant la CIJ par la Yougoslavie contre les pays de l'OTAN, il n'y a pas de distinction faite entre les événements qui se sont produits au Kosovo et ceux sur le reste du territoire : les serbes n'ont pas fait de distinction dans leur requête.
Pour conclure, je dirais qu'il est difficile d'établir une limite nette entre une " simple " insurrection et un conflit armé (interne, internationalisé ou international), dans ce cas l'intensité des combats jouant un rôle important.
10. Peut-on appliquer le droit international humanitaire aux opérations de maintien de la paix de l'ONU et aux forces multinationales ?
A ce sujet, il existe justement un document proposé par le Secrétariat de l'ONU, en juin 1999 (voir aussi la circulaire du Secrétaire général en date du 6 août 1999 : ST/SGB/1999/13 - téléchargeable au format PDF, NdR), relatif à l'engagement des forces de l'ONU à respecter le droit international humanitaire.
Le problème est de savoir si l'ONU peut être juridiquement considérée comme partie à un conflit armé. Dans le document en question, elle s'engage unilatéralement à respecter le droit international humanitaire. Mais il est néanmoins rappelé que ces troupes sont issues de contingents nationaux, et c'est à ce titre qu'elles le respectent.
Le même document (article 3) n'opère pas de distinction entre conflits internes et internationaux : il utilise de façon générale le terme de "conflit".
11. Etes-vous d'accord pour dire qu'il existe un droit d'intervention en cas de génocide ?
Absolument.
12. Une question pour conclure : avez-vous "choisi" le domaine des conflits armés parce qu'il est plus utile à votre carrière universitaire ?
Je persiste à mener de front enseignement et pratique. Seuls les praticiens du droit international peuvent réellement le faire progresser, il faut donc lier théorie et pratique.
13. Vos projets ?
Ils sont nombreux. Entre autres, un cours à Thessalonique du 13 au 17 septembre sur la Cour pénale internationale. Puis un cours à l'Académie de la Haye dans deux ans : "Le droit international humanitaire applicable aux conflits armés internes", et des enseignements dans les Universités françaises au cours de la prochaine année académique.