Cour
européenne des droits de l’homme
10
octobre 2000
Prés. :
M.L. Loucaides,
Juges :
M. J.-P. Costa, M. P. Kūris,
Mme F. Tulkens,
M. K. Jungwiert, Sir Nicolas Bratza,
Mme H.S. Greve
Greff. :
Mme S. Dollé
Plaid. :
M. R. Abraham (pour le gouvernement) et Me S. Hubin-Paugam (pour les
requérants).
(LAGRANGE
C. France)
Convention
européenne des droits de l’homme – art. 6, §1. – droit d’accès
à un tribunal – limitations – irrecevabilité d’un pourvoi en
cassation - système d’indemnisation ne présentant pas une clarté et
des garanties suffisantes – absence de possibilité claire et concrète
de contester le montant d’une indemnisation devant un tribunal -
violation
Le
fait d'avoir pu emprunter des voies de recours internes, mais seulement
pour entendre déclarer ses actions irrecevables par le jeu de la loi ne
satisfait pas toujours aux impératifs de l'article 6 § 1 : encore
faut-il que le degré d'accès procuré par la législation nationale
suffise pour assurer à l'individu le « droit d'accès » eu
égard au principe de la prééminence du droit dans une société démocratique.
L'effectivité du droit d'accès demande qu'un individu jouisse d'une
possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une
ingérence dans ses droits.
Il
faut rechercher si les dispositions de la loi offraient aux requérants
des garanties suffisantes pour éviter un malentendu quant aux modalités
d'exercice des recours offerts et aux limitations découlant de leur
exercice simultané.
A
la date de l'acceptation de l’offre, le système n’était
pas suffisamment clair et ne présentait pas des garanties suffisantes
pour éviter un malentendu quant aux modalités d'exercice des recours
offerts et aux limitations découlant de leur exercice simultané.
Les
requérants n'ont pas eu la possibilité claire et concrète de
contester devant un tribunal le montant de l’indemnisation. Les requérants
n'ont pas bénéficié d’un droit d’accès
concret et effectif devant un tribunal. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1.
(Extraits)
EN
FAIT
I.
LES CIRCONSTANCES DE FAIT
8. Eric,
le fils et frère des requérants, né en 1969, était hémophile. Il a
été contaminé par le VIH (virus de l'immunodéficience humaine) entre
octobre 1979 et mai 1981. Il est décédé le 25 juillet 1984.
9. En
1992, les requérants saisirent le fonds d'indemnisation des transfusés
et hémophiles créé par la loi du 31 décembre 1991.
10. Par
des courriers du 12 novembre 1992, le fonds leur proposa une
indemnisation de 100 000 FRF pour la contamination d'Eric et une
indemnisation de 100 000 FRF pour chacun de ses parents et de 20 000 FRF
pour deux de ses frères et sœurs, dont le troisième requérant, et 15 000
FRF pour ses deux autres sœurs, outre une somme de 100 000 francs déjà
versée par le fonds de solidarité des hémophiles.
11. Par
courrier du 26 novembre 1992, les requérants déclarèrent accepter
cette offre tout en précisant qu'ils entendaient conserver le droit
d'exercer toute action contre tout tiers responsable, à charge d'en
aviser le fonds subrogé à due concurrence des sommes réellement versées.
12. Le
15 juin 1993, les requérants assignèrent en justice la fondation
nationale de transfusion sanguine, le fonds d'indemnisation des transfusés
et hémophiles et la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) aux fins
de nomination d'un expert. Ils demandaient le paiement de 2 200 000 FRF
en réparation du préjudice de leur fils décédé et 200 000 FRF pour
ses père et mère ainsi que 100 000 FRF pour chacun de ses frères et sœurs.
13. Par
jugement du 22 mai 1995, le tribunal de grande instance de Paris ordonna
un sursis à statuer jusqu'à l'arrêt de la Cour européenne des Droits
de l' Homme dans l'affaire Bellet.
14. Par
jugement du 30 septembre 1996, le tribunal invita le fonds
d'indemnisation à produire des documents.
15. Le
29 septembre 1997, le tribunal rendit son jugement au fond.
Il
releva que les quittances signées par les requérants donnaient au
fonds « décharge définitive et sans réserve à raison du préjudice
susmentionné » et considéra que, d'après l'arrêt rendu par la Cour
de cassation dans l'affaire F.E., postérieurement à l'arrêt Bellet de
la Cour européenne des Droits de l'Homme, le fonds indemnise intégralement
les victimes de leurs préjudices, de sorte que celles-ci ne peuvent
obtenir réparation par les juridictions de droit commun que des chefs
de préjudice dont elles n'ont pas été indemnisées par le fonds.
Il
conclut dès lors que les requérants se trouvaient privés d'intérêt
à solliciter une autre indemnité du même chef. Il ajouta que les réserves
émises dans le courrier du 26 novembre 1992 n'avaient pas été
reprises dans les quittances données au fonds, et que c'était en
pleine connaissance de leurs droits - et notamment du recours devant une
juridiction de droit commun en cas de désaccord sur l'offre - que les
requérants avaient accepté les offres du fonds et avaient ainsi nécessairement
admis le principe légal de la réparation intégrale du préjudice.
16. Les
requérants firent une demande d'aide juridictionnelle en vue de faire
appel de ce jugement.
17.
Par décision du 19
novembre 1997, leur demande fut rejetée comme étant « manifestement
dénuée de fondement, les intéressés ne faisant valoir aucun élément
au soutien de leur demande ».
EN
DROIT
I.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA
CONVENTION
24. Les
requérants allèguent la violation de l'article 6 § 1 de la Convention
en ce qu'ils se voient privés d'un accès à tout tribunal judiciaire.
L’article
6 dispose notamment :
«
1. Toute personne a droit à
ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai
raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la
loi, qui décidera, (...) des contestations sur ses droits et
obligations de caractère civil, (...) »
25. Le
Gouvernement relève en premier lieu la similitude à bien des égards
de cette requête avec celle de M. Bellet (arrêt du 4 décembre 1995, série
A n° 333-B) et avec celle de F.E. (arrêt du 30 octobre 1998, Recueil
des arrêts et décisions, 1998-VIII).
26. Il
rappelle ensuite que l’article 47-111 de la loi de 1991 prévoit une
indemnisation intégrale et rapide et qu’en cas de litige entre le
demandeur et le fonds, un recours spécial est ouvert devant la Cour
d’appel de Paris. Il ajoute qu’en cas de refus de l’offre du
fonds, la victime peut agir en responsabilité selon les voies de droit
commun ou se constituer partie civile. Il conclut que le dispositif
institué par la loi du 31 décembre 1991 apparaît donc particulièrement
favorable à la défense des intérêts des victimes.
27. Le
Gouvernement défendeur souligne encore que la position de la Cour de
cassation n’a jamais varié dans la mesure où elle considère que le
fonds indemnise intégralement les victimes de leurs préjudices, que si
celles-ci n’acceptent pas l’offre du fonds, elles peuvent agir
devant la Cour d’appel de Paris mais que si, en revanche, elles
acceptent les offres du fonds, elles ne peuvent obtenir réparation par
les juridictions de droit commun que des chefs de préjudice dont elles
n’ont pas été indemnisées par le fonds.
28. Il
expose que c’est de cette jurisprudence qu’il a été fait usage par
le tribunal de grande instance de Paris dans la présente affaire.
29. Le
Gouvernement précise encore la manière dont il interprète l’arrêt
rendu par la Cour dans l’affaire Bellet et notamment ses §§ 36 et
37. Il considère que le point central du raisonnement de la Cour est le
fait que celle-ci a rappelé que « l’effectivité du droit
d’accès demande qu’un individu jouisse d’une possibilité claire
et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses
droits » et, qu’au regard des circonstances de l’espèce, elle
en a déduit l’absence de « possibilité claire et concrète de
contester un acte constituant une ingérence dans ses droits » du
fait que « le système ne présentait pas une clarté et des
garanties suffisantes pour éviter un malentendu quant aux modalités
d’exercice des recours offerts et aux limitations découlant de leur
exercice simultané. »
30. Il
en conclut que l’arrêt Bellet ne sanctionne pas en soi la position
adoptée par la Cour de cassation mais en quelque sorte son caractère
imprévisible pour le requérant.
31. Il
concède que les requérants se trouvent dans la même situation que
F.E. puisqu’ils avaient accepté l’offre du fonds avant que la Cour
de cassation ne rende son arrêt Bellet le 26 janvier 1994.
32. Le
Gouvernement souligne toutefois que cette affaire se distingue de
l’affaire F.E. dans la mesure où ce dernier, dans sa lettre
d’acceptation de l’offre du fonds, avait précisé qu’il se réservait
le droit d’exercer toute action contre tout tiers responsable, alors
qu’il ne ressort pas du dossier que les requérants, dans la présente
affaire, auraient mentionné une telle réserve.
Il
en conclut que les requérants ne sauraient arguer du même préjudice
que celui subi par MM. Bellet et F.E. dans la mesure où leur
comportement permet de penser qu’ils n’avaient au moment de
l’acceptation de l’offre, et dans les dix-huit mois qui suivirent,
aucune intention de prétendre à une indemnisation complémentaire,
mais s’étaient au contraire satisfaits de celle du fonds.
33. Les
requérants soutiennent que leur affaire est en tout point similaire aux
affaires Bellet et F.E. Ils soulignent notamment que, contrairement aux
affirmations du Gouvernement, ils ont exprimé leurs réserves en
acceptant les offres du fonds, dans des courriers du 26 novembre
1992 qui étaient annexés à leur requête. Ils contestent que le délai
qui s’est écoulé entre l’acceptation des offres du fonds et la
saisine des juridictions de droit commun puisse être interprété,
comme le fait le Gouvernement, comme dû au fait qu’ils étaient
satisfaits de l’indemnisation allouée par le fonds.
34. Les
requérants font encore observer que, comme dans les affaires Bellet et
F.E., le système ne présentait pas une clarté ni des garanties
suffisantes pour éviter un malentendu quant aux modalités d’exercice
des recours ouverts et aux limitations découlant de leur exercice
simultané.
35. Les
requérants concluent au rejet de l’argumentation du Gouvernement.
36. La
Cour rappelle que le droit à un tribunal, dont le droit d’accès
constitue un aspect (arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A
n° 18, p. 18, § 36), n’est
pas absolu et qu’il
se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne
les conditions de recevabilité d’un
recours (arrêt Ashingdane c. Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A n°
93, pp. 24-25, § 57). Celles-ci ne peuvent toutefois pas en
restreindre l’exercice
d’une
manière ou à un point tels qu’il
se trouve atteint dans sa substance même. Elles doivent tendre à un
but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de
proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir
notamment les arrêts Fayed c. Royaume-Uni du 21 septembre 1994, série
A n° 294-B, pp. 49-50, § 65, Bellet c. France précité p.
41, § 31, Levages Prestations Services c. France du 23 octobre
1996, Recueil 1996-V, p. 1543, § 40 et F.E. c. France précité p.
3349, § 44).
37. Dans
la présente affaire, la Cour note que, par des courriers du 26 novembre
1992, les requérants déclarèrent accepter l’offre qui leur avait été
faite par le fonds d’indemnisation, tout en précisant qu'ils
entendaient conserver le droit d'exercer toute action contre tout tiers
responsable, à charge d'en aviser le fonds subrogé à due concurrence
des sommes réellement versées.
38. Dès
lors, comme le droit français leur en offrait la possibilité, ils
assignèrent, le 15 juin 1993, la fondation nationale de transfusion
sanguine et son assureur, en présence du fonds d’indemnisation des
transfusés et hémophiles et de la caisse primaire d’assurance
maladie (CPAM) devant le tribunal de grande instance de Paris.
Toutefois,
après un premier jugement ordonnant, le 30 septembre 1996, un sursis à
statuer jusqu’au prononcé de l’arrêt de la Cour dans l’affaire
Bellet, le tribunal rendit, le 29 septembre 1997, un jugement déclarant
les demandes des requérants irrecevables en se fondant sur l’arrêt
rendu, entre temps, par la Cour de cassation dans l’affaire F.E.
39. Par
ailleurs, la demande d’aide juridictionnelle formée par les requérants
en vue de faire appel de ce jugement fut rejetée le 19 décembre 1997
comme étant « manifestement dénuée de fondement, les intéressés
ne faisant valoir aucun élément au soutien de leur demande ».
40. La
Cour rappelle que le fait d'avoir pu emprunter des voies de recours
internes, mais seulement pour entendre déclarer ses actions
irrecevables par le jeu de la loi ne satisfait pas toujours aux impératifs
de l'article 6 § 1 : encore faut-il que le degré d'accès procuré
par la législation nationale suffise pour assurer à l'individu le
« droit d'accès » eu égard au principe de la prééminence
du droit dans une société démocratique. L'effectivité du droit d'accès
demande qu'un individu jouisse d'une possibilité claire et concrète de
contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (voir l'arrêt
Bellet précité, p. 42, § 36 et arrêt F.E précité, p. 3350,
§ 46).
41. En
l'occurrence, comme dans les affaires Bellet et F.E., la Cour
recherchera si les dispositions de la loi offraient aux requérants des
garanties suffisantes pour éviter un malentendu quant aux modalités
d'exercice des recours offerts et aux limitations découlant de leur
exercice simultané (voir, mutatis
mutandis, l'arrêt Bellet précité, p. 42, § 37 et arrêt
F.E. précité, p.3350, § 47).
La
perception par les requérants du système doit s’apprécier
au moment où ils ont accepté l’offre
du fonds. A cet égard, la Cour estime que ni le texte de la loi du 31 décembre
1991 ni ses travaux préparatoires ne leur permettaient d’anticiper
les conséquences juridiques que le tribunal de grande instance de Paris
allait déduire de leur acceptation de l'offre, en d’autres
termes de savoir que leur acceptation de l’offre
du fonds en date du 26 novembre 1992 pouvait avoir pour effet de les
priver de leur intérêt à agir contre le responsable de la
contamination afin d'obtenir une indemnisation d'un montant supérieur
à celle allouée par le fonds. En outre, il est manifeste qu’à
l'occasion de l'acceptation de l'offre, ils n’avaient
pas caché leur volonté de conserver leur droit d’exercer toute
action contre tout tiers responsable, comme le démontrent leurs
courriers du 26 novembre 1992. Quant à l’arrêt
de la Cour de cassation dans l’affaire
Bellet, où pour la première fois elle a pris position sur la question
de savoir si une personne ayant accepté l'offre d'indemnisation du
fonds conservait un intérêt à agir devant les tribunaux, la Cour relève
qu'il a été rendu le 26 janvier 1994 tandis que les requérants ont
accepté l'offre le 26 novembre 1992.
Comme
M. Bellet et F.E., les requérants pouvaient donc raisonnablement croire
à la possibilité de poursuivre devant les juridictions civiles une
action parallèle ou postérieure à leur demande d’indemnisation
présentée au fonds, même après acceptation de l’offre
de ce dernier.
En
définitive, à la date de l'acceptation de l'offre, le système n’était
pas suffisamment clair et ne présentait pas des garanties suffisantes
pour éviter un malentendu quant aux modalités d'exercice des recours
offerts et aux limitations découlant de leur exercice simultané.
42. En
conséquence, la Cour constate que les requérants n'ont pas eu la
possibilité claire et concrète de contester devant un tribunal le
montant de l’indemnisation. Les requérants n'ont pas bénéficié d’un
droit d’accès
concret et effectif devant un tribunal. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1.
Par
ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Dit
qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
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