LES
ENTRAVES D'ORDRE FINANCIER AU DROIT D'ACCÈS À UN TRIBUNAL DANS LA
JURISPRUDENCE RÉCENTE DE LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
:
L'ARRÊT
ANNONI
DI GUSSOLA ET AUTRES C. FRANCE DU
14
NOVEMBRE 2000
par
Luc
Misson (luc.misson@misson.be) et Jean-Pierre Jacques
(jacques@misson.be)
Avocats
au Barreau de Liège (Belgique)
www.misson.be
Impression
et citations : Seule la version
au format PDF fait référence. |
Cour
européenne des droits de l’homme
14
novembre 2000
Prés. :
M.W. Fuhrmann,
Juges :
MM. J.-P. Costa,
P. Kūris,
Mme F. Tulkens,
M. K. Jungwiert,
Sir Nicolas
Bratza, Mme H.S. Greve.
Greff. :Mme S. Dollé,
greffière de section.
Plaid. :
Mme Dubrocard
(pour le Gouvernement) et Me J.-A. Blanc
(pour les requérants)
(Annoni di Gussola et autres c. France)
Convention
européenne des droits de l’homme – art. 6, §1. – Droit d’accès
à un tribunal – limitations – retrait d’un pourvoi du rôle de la
Cour de cassation pour défaut d’exécution des décisions frappées
de pourvoi - proportionnalité (non) – situations précaires des requérants
- violation
La
Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle il ne lui
appartient pas de se substituer aux juridictions internes. C’est au
premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et
tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Par
ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès
constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des
limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de
recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une
réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une
certaine marge d’appréciation
En
l’espèce, les retraits des pourvois du rôle de la Cour de cassation
résultaient de la décision prise par le premier président de la Cour
de cassation faisant application de l’article 1009-1 du nouveau code
de procédure civile au motif que les requérants ne justifiaient pas
avoir exécuté les décisions frappées de pourvoi.
La
tâche de la Cour consiste dès lors à examiner si, en l’espèce, les
mesures de radiation prononcées en application de l’article 1009-1 du
nouveau code de procédure civile n’ont pas restreint l’accès
ouvert aux requérants « d’une manière ou à un point tels que
le droit s’en trouve atteint dans sa substance même » (...), si
celles-ci poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but
visé ». En d’autres termes, à la lumière des « conséquences
manifestement excessives » appréciées par le premier président
de la Cour de cassation, il importe pour la Cour de déterminer si les
mesures de retrait, telles qu’elles ont été appliquées aux cas
litigieux, s’analysent en une entrave disproportionnée au droit
d’accès des requérants à la haute juridiction.
Le
grief des requérants porte précisément sur l’impossibilité de
faire juger leur pourvoi compte tenu de ce qu’aucune exécution des décisions
attaquées n’était raisonnablement envisageable.
La
Convention doit se lire à la lumière des conditions de vie
d’aujourd’hui et à l’intérieur de son champ d’application,
elle tend à une protection réelle et concrète de l’individu (...).
Or si elle énonce pour l’essentiel des droits civils et politiques,
nombre d’entre eux ont des prolongements d’ordre économique ou
social. (...) La Cour n’estime donc pas devoir écarter telle ou telle
interprétation pour le simple motif qu’à l’adopter on risquerait
d’empiéter sur la sphère des droits économiques et sociaux ;
nulle cloison étanche ne sépare celle-ci du domaine de la Convention ».
La précarité des situations respectives des requérants,
excluant ne serait-ce qu’un début d’exécution des condamnations
prononcées en appel, constitue l’élément décisif de l’examen de
la limitation apportée à leur droit d’accès à la Cour de
cassation.
Au
vu de l’ensemble de ces circonstances, les décisions de radiation des
pourvois des requérants du rôle de la Cour de cassation ont constitué
des mesures disproportionnées au regard des buts visés et que l’accès
effectif des intéressés à la haute juridiction s’en est trouvé
entravé.
(Extraits)
EN
DROIT
(…)
III.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
A.
Arguments des parties
« 40. Les
requérants estiment qu’ils ont été privés d’accès à la Cour de
cassation pour obtenir un contrôle en droit de la décision rendue par
les cours d’appel de Lyon et d’Amiens, dans la mesure où le premier
président de la Cour de cassation, faisant application de l’article
1009-1 du nouveau code de procédure civile, a retiré du rôle de la
Cour de cassation l’instance ouverte sur leur déclaration de pourvoi
et ce, nonobstant leur situation financière. Ils allèguent une
violation de l’article 6 § 1 de la Convention,
(…)
B.
Appréciation
de la Cour
48. La
Cour rappelle d’emblée sa jurisprudence constante selon laquelle il
ne lui appartient pas de se substituer aux juridictions internes.
C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux
cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation
interne. Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le
droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et
se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux
conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa
nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard
d’une certaine marge d’appréciation (voir, parmi d’autres,
l’arrêt Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne du 19 février
1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 290, § 34 et l’arrêt
Garcia Manibardo c. Espagne, n° 38695/97, § 36).
49. En
l’espèce, les retraits des pourvois du rôle de la Cour de cassation
résultaient de la décision prise par le premier président de la Cour
de cassation faisant application de l’article 1009-1 du nouveau code
de procédure civile au motif que les requérants ne justifiaient pas
avoir exécuté les décisions frappées de pourvoi.
50. La
Cour estime légitimes les buts poursuivis par cette obligation d’exécution
d’une décision, notamment assurer la protection du créancier, éviter
les pourvois dilatoires, renforcer l’autorité des juges du fond, désengorger
le rôle de la Cour de cassation. La Cour note en effet qu’un tel système
peut permettre, provisoirement, de réduire l’encombrement du rôle de
la haute juridiction, en attendant que les pourvois en cassation soient
examinés dans des délais conformes à l’exigence du « délai
raisonnable » garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.
52. La
Cour n’entend pas revenir sur la compatibilité de ce système avec
les dispositions de la Convention. Elle rappelle qu’elle considère
elle-même que « l’exécution d’un jugement ou arrêt doit être
considérée comme faisant partie intégrante du procès au sens de
l’article 6 » (arrêts Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997,
Recueil 1997-II, p. 511, § 43 et Immobiliare Saffi c. Italie [GC], n°
22774/93, § 63, CEDH 1999-V). Elle note cependant que l’exécution,
dans les présentes affaires, a cela de particulier que l’appréciation
des mesures de retrait au regard des buts visés par l’article 1009-1
revêt une dimension particulière puisque c’est
le défendeur au pourvoi qui peut demander le retrait du pourvoi
du rôle de la Cour de cassation, avec le risque d’une certaine
« privatisation » de la justice.
53. La
tâche de la Cour consiste dès lors à examiner si, en l’espèce, les
mesures de radiation prononcées en application de l’article 1009-1 du
nouveau code de procédure civile n’ont pas restreint l’accès
ouvert aux requérants « d’une manière ou à un point tels que
le droit s’en trouve atteint dans sa substance même » (...), si
celles-ci poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but
visé » (arrêt Ashingdane c. Royaume-Uni précité, pp. 24 et 25,
§ 56). En d’autres termes,
à la lumière des « conséquences manifestement excessives »
appréciées par le premier président de la Cour de cassation, il
importe pour la Cour de déterminer si les mesures de retrait, telles
qu’elles ont été appliquées aux cas litigieux, s’analysent en une
entrave disproportionnée au droit d’accès des requérants à la
haute juridiction.
54. La
Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention n’oblige pas les
Etats contractants à instituer des cours d’appel ou de cassation.
Toutefois, si de telles juridictions sont instituées, la procédure qui
s’y déroule doit présenter les garanties prévues à l’article 6,
notamment en ce qu’il assure aux plaideurs un droit effectif d’accès
aux tribunaux pour les décisions relatives à « leurs droits et
obligations de caractère civil » (arrêt Levages Prestations
Services c. France du 23 octobre 1996, Recueil 1996-V, p. 1544, § 44).
55. En
l’espèce, la Cour relève que les mesures de retrait ont été prises
au motif que les requérants n’avaient justifié d’aucune diligence
propre à faire conclure à leur volonté de déférer à la décision
des juges du fond et n’invoquaient aucune situation personnelle propre
à faire craindre ou présumer des « conséquences manifestement
excessives » en cas d’exécution. Or, elle constate que les requérants
se trouvaient dans des situations de surendettement et que leurs
conditions de vie précaire ne pouvaient pas prêter à controverse à
l’époque des demandes de retrait du rôle. La situation de « rmiste »
de M. Annoni di Gussola, inchangée tout au long du délai de péremption,
ne lui a incontestablement pas permis d’envisager un début d’exécution
de la décision de la cour d’appel ; les ressources inexistantes
puis insuffisantes des requérants Desbordes et Omer à la même époque
laissaient présager la même impossibilité. Le Gouvernement a certes
raison de considérer que la condition de l’épuisement des voies de
recours internes est théoriquement remplie une fois la péremption
acquise et qu’il en est de même pour pouvoir se prétendre victime au
sens de l’article 34 de la Convention. La Cour observe cependant que
le grief des requérants porte précisément sur l’impossibilité de
faire juger leur pourvoi compte tenu de ce qu’aucune exécution des décisions
attaquées n’était raisonnablement envisageable. En effet, la
disproportion entre les situations matérielles respectives des requérants
et les sommes dues au titre des décisions frappées de pourvoi ressort
à l’évidence et la Cour ne partage pas l’opinion du Gouvernement
selon laquelle elle ne suffisait pas à franchir les limites constatées
par la Commission dans les affaires Ferville et Venot précitées.
56. La
Cour rappelle que « (...) la Convention doit se lire à la lumière
des conditions de vie d’aujourd’hui (...), et à l’intérieur de
son champ d’application elle tend à une protection réelle et concrète
de l’individu (...). Or si elle énonce pour l’essentiel des droits
civils et politiques, nombre d’entre eux ont des prolongements
d’ordre économique ou social. (...) La Cour n’estime donc pas
devoir écarter telle ou telle interprétation pour le simple motif
qu’à l’adopter on risquerait d’empiéter sur la sphère des
droits économiques et sociaux ; nulle cloison étanche ne sépare
celle-ci du domaine de la Convention » (arrêt Airey c. Irlande du
9 octobre 1979, série A n° 32, p. 15, § 26). Elle estime dès
lors que la précarité des situations respectives des requérants,
excluant ne serait-ce qu’un début d’exécution des condamnations
prononcées en appel, constitue l’élément décisif de l’examen de
la limitation apportée à leur droit d’accès à la Cour de
cassation.
57.
A cet égard, la Cour estime que la notification du droit au revenu
minimum d’insertion dans un cas, et des ressources inexistantes dans
l’autre (ressortant de la décision du bureau d’aide
juridictionnelle) sont suffisantes en elles-mêmes pour témoigner des
situations matérielles qui auraient dû entrer en ligne de compte dans
l’appréciation du premier président de la Cour de cassation. Or,
force est de constater qu’elles n’ont pas été prises en considération
dans l’examen des « conséquences manifestement excessives »
que l’exécution des arrêts d’appel leur aurait causé. La Cour relève
que les ordonnances de retrait ne sont pas motivées et qu’elles sont
identiques dans les deux cas ; elles ne permettent pas de
s’assurer que les requérants ont bénéficié d’un examen effectif
et concret de leurs situations. La Cour est d’avis que les situations
précaires des requérants auraient pu constituer une sorte de présomption
simple des « conséquences manifestement excessives » comme
l’envisage d’ailleurs la jurisprudence récente de la Cour de
cassation en la matière (voir § 36 ci-dessus). A tout le moins, le
refus du président d’accéder aux demandes de maintien des pourvois
au rôle de la Cour de cassation aurait du être motivé, à la suite
d’un examen attentif et complet des situations des requérants. A cet
égard, la Cour note que le nouveau texte de l’article 1009-1 (voir §
35 ci-dessus) prévoit que la décision de retrait est prise après
observations des parties et non plus un simple avis ce qui semble aller
dans le sens d’une plus grande prise en considération des intérêts
de celles-ci.
58. La
Cour relève enfin, indépendamment du fait que l’appréciation des
« conséquences manifestement excessives » est indifférente
à la valeur des moyens de cassation soulevés, que la réforme de
l’article 1009-1 oblige désormais le défendeur au pourvoi à présenter
rapidement sa demande de retrait du rôle afin qu’il ne soit pas porté
trop longtemps atteinte au droit du demandeur d’accéder à la Cour de
cassation. La Cour y voit la volonté de ne pas paralyser les pourvois
dont l’issue s’annoncerait défavorable aux intérêts du défendeur.
A cet égard, elle note que la contrariété des décisions de première
instance et d’appel dans la requête des époux Desbordes-Omer pouvait
laisser supposer l’existence d’un débat sur une question de droit
qui aurait pu présenter des chances de succès. Elle n’estime pas nécessaire
cependant de revenir sur l’appréciation du caractère « défendable »
ou non des pourvois en cassation introduits par les requérants –
l’absence d’exécution possible des décisions attaquées et
d’examen des « conséquences manifestement excessives »
lui paraissant suffisantes – mais considère que le fait que l’aide
juridictionnelle ait été accordée au demandeur au pourvoi pourrait
laisser supposer qu’il n’est pas en mesure d’exécuter les
condamnations financières mises à sa charge par la décision critiquée
alors que son pourvoi était fondée sur un moyen
sérieux.
59. Au
vu de l’ensemble de ces circonstances, la Cour considère que les décisions
de radiation des pourvois des requérants du rôle de la Cour de
cassation ont constitué des mesures disproportionnées au regard des
buts visés et que l’accès effectif des intéressés à la haute
juridiction s’en est trouvé entravé.
Partant,
la Cour rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement et conclut
à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. »
Par
ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Dit
qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
|
1.
On ne peut s’empêcher de rapprocher l’arrêt annoté de l’arrêt prononcé
quelques mois auparavant contre l’Espagne. En effet, dans l’affaire Garcia
Manibardo,
à l’issue d’une procédure civile engagée à l’encontre de la requérante,
cette dernière fut condamnée au versement de 18 millions de pesetas à la
partie adverse. L’appel présenté par la requérante fut déclaré
irrecevable pour défaut de consignation du montant exigé, ce qui l’a privée
d’une voie de recours qui aurait pu s’avérer décisive pour l’issue du
litige. L’irrecevabilité de l’appel présenté par la requérante résultait
de l’obligation légale, sauf pour les bénéficiaires de l’assistance
juridictionnelle, de consignation, auprès de l’Audiencia provincial
d’un certain montant (celui qu’elle avait reçu à titre d’indemnité)
comme condition préalable à l’introduction formelle d’un appel. La
requérante dénonça le fait que l’Audiencia
provincial de Tarragone avait déclaré
irrecevable son appel alors qu’aucune décision d’octroi ou de refus de
l’assistance juridictionnelle n’avait été prise. La Cour estima qu’« en
l’obligeant à consigner le montant de la condamnation, l’Audiencia
provincial a empêché la requérante de se prévaloir d’un recours existant
et disponible, de sorte que celle-ci a subi une entrave disproportionnée à son
droit d’accès à un tribunal. Par conséquent, il y a eu violation de
l’article 6 § 1 ».
2.
Partant des prémisses que la Convention tend à une « protection
réelle et concrète de l’individu » et qu’« un
obstacle de fait peut enfreindre la Convention à l’égal d’un obstacle
juridique », la Cour a relevé depuis plus de vingt ans déjà,
l’obligation à charge des Etats d’assurer un « droit effectif d’accès
à la justice ». Parce qu’« [i]l importe relativement peu, dans un Etat de droit, qu’un litige soit
porté devant tel ou tel juge. Mais il est essentiel qu’il ne demeure pas sans
juge, et que celui-ci soit facilement accessible sans que les intéressés
doivent exposer des frais sans proportion avec l’importance de l’affaire ».
C’est
de ce même esprit que procède la Cour dans l’affaire Aït-Mouhoub.
Le requérant déposa plainte avec constitution de partie civile. Le bureau
d’aide juridictionnelle ne statua pas sur sa demande de pouvoir bénéficier
de l’aide juridictionnelle dans le cadre de cette plainte. Le Doyen des Juges
d’Instruction constatant que le requérant n’avait pas obtenu l’aide
juridictionnelle, fixa la consignation à 80.000 FF pour la plainte. La plainte
du requérant fut déclarée irrecevable lorsque, au terme du délai imparti,
cette somme n’avait toujours pas été versée.
3.
La Cour, après avoir rappelé que « le
« droit à un tribunal » dont le droit d’accès constitue un
aspect n’est pas absolu » et qu’« il
se prête à des limitations implicitement admises », précise que
« toutefois, celles-ci ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un
justiciable d’une manière où à un point tel que son droit d’accès à un
tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même, et ne se concilie avec
l’article 6, § 1, que si elles tendent à un but légitime et s’il existe
un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but
visé ».
Parce qu’il est vrai que par ailleurs, la Convention a pour but de protéger
des droits non pas théoriques ni illusoires mais concrets et effectifs. La
remarque vaut en particulier pour le droit d’accès aux tribunaux, eu égard
à la place imminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société
démocratique.
La
Cour poursuit en reconnaissant que les dispositions en cause visent à garantir
notamment le paiement d’une amende civile d’un montant maximum de 100.000
FF, dans les cas où la constitution de partie civile est jugée abusive ou
dilatoire. Reconnaissant qu’elle n’a pas à apprécier le bien fondé de la
plainte de l’intéressé devant le magistrat compétent, la Cour estime
cependant que la fixation d’une somme aussi élevée par le Doyen des Juges
d’Instruction était disproportionnée étant donné l’absence totale de
ressources financières de Monsieur Aït Mouhoub : « Exiger
du requérant le versement d’une somme aussi importante revenait en pratique
à le priver de son recours devant le Juge d’Instruction ».
Eu égard à tous ces éléments, la Cour conclut qu’il a ainsi été porté
atteinte au droit d’accès du requérant à un tribunal, au sens de
l’article 6, § 1 de la Convention.
4.
Si bien souvent, l’atteinte au droit d’accès à un tribunal se situe en
amont de l’action judiciaire ou dans les conditions de recevabilité d’un
recours, force est de constater que le droit d’accès peut également être
atteint dans sa substance en aval de la procédure judiciaire. Ainsi en est-il
dans l’affaire Petrotos
dans laquelle le requérant se plaignait du refus de l’administration de se
conformer à deux décisions judiciaires. Selon le requérant, ce refus méconnaissait
son droit à une protection judiciaire effective s’agissant des contestations
sur ses droits de caractère civile. Dans le cas d’espèce, la Cour note que
le requérant ne se plaint pas des procédures qu’il avait engagées devant
les juridictions grecques, mais du refus de l’autorité compétente de lui
verser l’indemnité dont il a été reconnu titulaire à l’issue desdites
procédures. Ce refus, qui reste toujours opposé au requérant, se résume en
une situation continue, contre laquelle le requérant ne possède aucun recours
en droit grec.
Le
gouvernement grec avait fait valoir l’exception d’irrecevabilité de la requête
pour non-respect du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la
Convention. Or, lorsque la violation alléguée consiste en une situation
continue, le délai de six mois ne commence à courir qu’à partir du moment où
cette situation continue prend fin.
La Cour décide donc de rejeter l’exception de tardiveté soulevée par le
Gouvernement et déclare la requête recevable.
5.
Tout récemment, la Cour vient de
confirmer l’examen minutieux auquel elle s’adonne lorsqu’elle est chargée
d’apprécier, « à la lumière des
"conséquences manifestement excessives", le caractère disproportionné
d’une entrave au droit d’accès à la haute juridiction résultant d’une
mesure de retrait d’un pourvoi du rôle de la Cour de cassation ».
Dans
cette affaire, les faits donnant lieu au contrôle de la Cour européenne sont
très similaires à ceux de l’affaire Annoni
di Gussola et autres, puisque ce sont les mêmes dispositions légales françaises
qui sont mises en cause. En effet, le premier président de la Cour de cassation
décida du retrait du rôle du pourvoi du requérant, considérant notamment que
le requérant « qui n’a restitué
que partiellement les sommes perçues en première instance, ne justifie
d’aucune diligence propre à faire conclure à sa volonté de déférer entièrement
à la décision des juges du fond et n’établit aucune situation de fait
personnelle propre à craindre ou présumer des conséquences manifestement
excessives en cas d’exécution ».
La
Cour, au vu de l’arrêt rendu le 14 novembre 2000 dans les affaires Annoni
di Gussola et Desbordes et Omer c. France précitées, estime que « elle ne peut souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle le
requérant ne se trouvait pas dans l’impossibilité de payer l’intégralité
des sommes en cause ». Elle s’empresse alors de préciser que
« l’appréciation de sa situation
n’étant bien entendu pas limitée aux cas d’espèce analysés dans l’arrêt
Annoni di Gussola mais recouvrant une réalité nécessairement liée à un
examen de proportionnalité ».
La Cour exige donc de la Cour de cassation que celle-ci opère un véritable
examen de proportionnalité dans l’examen des « conséquences
manifestement excessives » lorsque l’application de l’article 1009-1
aboutit à une solution contraire aux intérêts protégés par la Convention.
6.
Il semble donc que l’arrêt annoté fasse tache d’huile. Il va obliger, à
court terme, la France à revoir ses dispositions civiles relatives à la
recevabilité des pourvois en cassation quand bien même l’auteur du pourvoi
n’aurait pas exécuté les décisions attaquées, ou même, les aurait exécutées
partiellement mais ne serait plus à même d’en poursuivre l’exécution. Le
retrait du pourvoi du rôle de la Cour de cassation à la demande du défendeur
au pourvoi fait peser le risque d’une certaine « privatisation » de la justice. A ce titre, le retrait apparaît
comme étant une conséquence manifestement disproportionnée et constitue dès
lors une entrave disproportionnée au droit d’accès des justiciables à la
haute juridiction. A cet égard, on ne peut que se féliciter de l’évolution
jurisprudentielle récente relative à l’application de l’article 1009-3 du
nouveau code de procédure civile.
7.
La Cour, et il faut s’en réjouir, s’est attachée à la précarité des
situations respectives des requérants puisqu’elle est d’avis que :
« les situations précaires des requérants
auraient pu constituer une sorte de présomption simple des « conséquences
manifestement excessives » ». Elle estime même que, compte tenu
de la disproportion entre les situations matérielles des requérants et les
sommes dues au titre des décisions frappées de pourvoi, aucune exécution des
décisions attaquées n’était raisonnablement
envisageable. C’est ici, l’appréciation du caractère raisonnable de l’exécution
des décisions qui semble jouer un rôle décisif alors que la précarité des
situations respectives des requérants constitue l’élément décisif de
l’examen de la limitation apportée à leur droit d’accès à la Cour de
cassation. Ce caractère étant manifestement absent en l’espèce, la Cour de
cassation se devait, à tout le moins, de procéder à un examen attentif et
complet des situations des requérants. C’est également ce que la Cour de
Strasbourg déplore dans l’arrêt Mortier
c. France.
8.
Le vent alsacien a-t-il déraciné peu ou prou la Cour de cassation de France ?
Ce serait, malgré tout, utiliser un excès d’images, mais, il faut quand même
bien reconnaître que nos Cours de cassation sont, au moins, invitées à revoir
certaines de leurs pratiques.
Cela
étant, tant qu’à poser des questions impertinentes, il en est peut-être
deux qui nous paraissent intéressantes :
-
Le
temps n’est-il pas venu de tenter de plaider à Strasbourg que la non-répétibilité
des honoraires d’avocats peut, dans certaines conditions, constituer un
obstacle à l’accès à la Justice ?
-
Le
temps n’est-il pas également mûr pour soutenir que les indigents ne
peuvent bénéficier d’un accès normal à la Justice si l’avocat commis
d’office ne peut promériter une rémunération normale de ses prestations ?
Octobre 2001
* * *
Télécharger cette note au format PDF.
© 2001 Luc
Misson et Jean-Pierre Jacques. Tous droits réservés.
MISSON
Luc et JACQUES Jean-Pierre. – "Les entraves d'ordre financier au droit
d'accès à un tribunal dans la jurisprudence récente de la Cour européenne
des droits de l'homme : L'arrêt Annoni di Gussola c. France du 14
novembre 2000". - Actualité et Droit International, octobre 2001 (www.ridi.org/adi).
NOTES
Michel DUMONT, Observations sous Cour d’Arbitrage, Van
Damme, 26 avril 1994, « Le droit à la protection juridique »,
Rev. trim. dr. h., 1995, pp. 487 et
ss.
|