TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL POUR
LE RWANDA
L’essentiel
de la jurisprudence du TPIR depuis sa création jusqu’à septembre 2002
par
Roland Adjovi
Doctorant à l’Université Panthéon – Assas (Paris II)
et
Florent Mazeron
ATER à l’Université d’Auvergne (Clermont I)
Résumé :
Créé par la résolution 955 (1994) du Conseil de sécurité des Nations
Unies, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) est
compétent pour connaître des crimes de génocide, crimes contre
l’humanité et crimes de guerre perpétrés en 1994 au Rwanda ou dans des
pays voisins. Malgré des débuts difficiles et un bilan encore mince, sa
jurisprudence apporte indéniablement une contribution importante au
droit international humanitaire dont nous souhaitons relever ici les
traits essentiels.
Abstract:
Created by Security Council’s resolution 955 (1994), the International
Criminal Tribunal for Rwanda (ICTR) is competent with genocide, crimes
against humanity and war crimes committed in Rwanda and bordering
countries in 1994. Despite numerous difficulties in its early stages,
this tribunal is building progressively an important contribution to
international humanitarian law. The aim of this article is to pick up
the most significant elements of this contribution.
Impression
et citations : Seule la version
au format PDF fait référence.
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INTRODUCTION
Sur la base de différents
rapports faisant état de la commission d’actes de génocide ainsi que d’autres
violations systématiques du droit international humanitaire au Rwanda en 1994
et à la demande expresse du nouveau gouvernement de ce pays,
le Conseil de sécurité des Nations Unies créa le Tribunal pénal international
pour le Rwanda (TPIR) par sa résolution 955 (1994) adoptée le 8 novembre 1994.
Après avoir appelé de ses vœux la création de cette institution, le Rwanda vota
finalement contre la résolution 955 pour diverses raisons dont les deux
principales sont l’absence de priorité donnée dans le Statut au crime de
génocide et l’absence de la peine capitale parmi les sanctions.
La prise en compte des crimes de guerre dans le mandat du TPIR et l’extension de
sa compétence ratione temporis au delà de la prise de pouvoir du Front
patriotique rwandais (FPR) en juillet 1994 peuvent également expliquer la
position des autorités rwandaises. Les premières mises en accusation de membres
de l’armée patriotique rwandaise (APR) seraient d’ailleurs imminentes
et les relations entre Arusha et Kigali s’en sont récemment trouvées tendues, au
point que le gouvernement rwandais aurait empêché certains de ses ressortissants
d’aller témoigner devant le TPIR.
Elles risquent de se détériorer plus encore avec les résultats, attendus pour
l’automne, de l’enquête menée par la justice française sur l’attentat du 6 avril
1994 qui coûta la vie au Président rwandais Habyarimana et qui marqua le début
du génocide. Le Procureur du TPIR devra alors décider s’il se saisit ou non du
dossier. Or, si l’enquête française confirme le rapport Hourigan
qui avait mis en cause l’actuel Président rwandais Paul Kagamé, le Tribunal
risque d’être le seul à pouvoir exercer des poursuites en raison de l'immunité
de juridiction pénale que le droit international reconnaît aux chefs d’État en
exercice devant les tribunaux étrangers.
La fin de l’année 2002 s’annonce donc particulièrement cruciale pour le TPIR.
Selon l’article premier de son
Statut, la compétence générale du TPIR concerne « les personnes présumées
responsables de violations graves du droit international humanitaire commises
sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de
telles violations commises sur le territoire d’Etats voisins entre le 1er
janvier et le 31 décembre 1994 ». Les articles 2 à 4 du Statut détaillent
ensuite la compétence ratione materiae du Tribunal, qui comprend le
génocide, les crimes contre l’humanité ainsi que les violations graves de
l’article 3 commun aux Conventions de Genève et de leur Protocole additionnel II.
Depuis sa création, le TPIR a
rendu huit jugements portant condamnation, dont sept ont fait l’objet d’un
appel. La chambre d’appel a pour l’instant confirmé six condamnations, les
appels du Procureur et de la défense dans l’affaire Rutaganda étant en
délibéré.
Un acquittement a également été prononcé par la Chambre de première instance et
confirmé par la chambre d’appel, celui d’Ignace Bagilishema, Bourgmestre de
Mabanza.
Ce dernier a été relaxé de tous les chefs d’accusation pesant sur lui :
génocide, complicité de génocide, entente en vue de commettre le génocide,
crimes contre l’humanité et violations graves de l’article 3 commun aux
Conventions de Genève, et du Protocole II.
Ces différents jugements et arrêts feront l’objet de
la présente analyse, qui ne porte que sur le fond du droit, et non sur les
éléments de procédure. Elle exclut également les problèmes concernant la
fixation de la peine, de même que ceux relatifs à l’article 6 du Statut qui
détermine la nature et l’étendue de la responsabilité pénale individuelle. Pour
chaque catégorie de crimes visée au Statut, nous relèverons les principaux
apports des décisions mentionnées ci-dessus, en veillant à les replacer dans la
perspective de la jurisprudence antérieure et de la doctrine pertinente, afin
d’en identifier les problèmes juridiques majeurs. Enfin, nous examinerons une
problématique commune aux différents crimes, le concours d’infractions.
Nous exclurons en revanche de
notre étude trois affaires qu’il convient néanmoins de présenter brièvement.
Deux d’entre elles sont terminées sans avoir été jugées au fond, à la suite du
retrait des actes d’accusation. La première implique Bernard Ntuyahaga, ancien
membre des Forces armées rwandaises (FAR), accusé des meurtres d’Agathe
Uwilingiyimana, Premier Ministre par intérim du Rwanda et de dix casques bleus
belges de la Mission des Nations Unies au Rwanda (MINUAR). Après avoir rejeté
une demande d’extradition de la Belgique,
la Chambre de première instance I a pris la décision d’accorder au Procureur le
retrait de son acte d’accusation le 18 mars 1999
et de remettre en liberté le major Ntuyahaga. Faisant néanmoins l’objet de deux
autres procédures d’extradition déposées par la Belgique et le Rwanda auprès de
la Tanzanie, il a été immédiatement arrêté par les autorités de ce pays où il
est encore détenu, la procédure d’extradition étant en cours. La seconde
concerne Léonidas Rusatira, ancien commandant de l'Ecole supérieure militaire de
Kigali au sein des FAR. Le 14 août 2002,
le Président du Tribunal, la juge Pillay, a rendu une décision qui autorise le
Procureur à retirer l'acte d'accusation contre Léonidas Rusatira pour défaut de
preuves. L’arrestation de Léonidas Rusatira avait en effet provoqué l'émoi dans
les milieux des défenseurs des droits de l'homme ; il est connu pour avoir lancé
dès le 12 avril 1994 des appels à l'arrêt des massacres et pour avoir sauvé de
nombreux Tutsis.
Enfin, il nous faut signaler
l'affaire Barayagwiza qui constitue un pathétique feuilleton judiciaire.
Arrêté et mis en détention au Cameroun à la demande du Procureur du TPIR en
1996, Jean-Bosco Barayagwiza attendra huit mois pour être transféré à Arusha et
encore cinq mois avant sa première comparution. Le 3 novembre 1999,
se fondant sur la doctrine de l’abus de procédure judiciaire, la Chambre d’appel
annule les charges retenues contre Barayagwiza, ordonne sa libération immédiate
et interdit au Procureur d’exercer de nouvelles poursuites pour les mêmes faits.
La chambre d’appel envisage d’abord de le remettre au Cameroun qui, cependant,
ne souhaite pas l’accueillir. Quant à la solution, plus logique, de la
libération simple, elle est rejetée car elle équivaudrait à une livraison de
facto au Rwanda et exposerait Barayagwiza à la peine de mort. Seul le dépôt
par le Procureur d’une requête en révision de l’arrêt de 1999 permettra de
sortir de l’impasse, en offrant notamment une justification au maintien en
détention. Finalement, au prix d’une interprétation très souple des conditions
de révision, la Chambre d’appel décidera, dans un arrêt en date du 31 mars 2000,
de lever l’interdiction des poursuites. Après avoir failli s’arrêter
définitivement, cette affaire reprend actuellement son cours devant le TPIR,
désormais jointe à d’autres actes d’accusation dans le cadre du procès des
médias.
I. – CRIME DE GENOCIDE
Le crime de génocide est une
construction du XXe siècle, même si l’acte nous semble avoir toujours existé.
S’agissant du Rwanda en particulier, c’est la qualification première à laquelle
les différents rapports sur les événements d’avril 1994 font référence.
L’originalité du TPIR sera, d’une part, de déterminer le fondement juridique de
ce crime dans le contexte rwandais, et, d’autre part, d’en offrir la première
interprétation dans le cadre d’un procès pénal international.
A. - Le génocide : fondement
conventionnel et coutumier
Les sources classiques du droit
international sont, conformément à l’article 38 du Statut de la Cour
internationale de Justice (CIJ), les conventions, la coutume, les principes
généraux de droit et, auxiliairement, la jurisprudence et la doctrine. C’est
donc à juste titre que les juges d’Arusha ont recherché dans ces différents
éléments, le fondement juridique du crime de génocide, étape nécessaire pour
respecter le principe de légalité inhérent à tout régime pénal.
La source la moins discutable
de cette incrimination est la Convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide du 9 décembre 1948, entrée en vigueur en 1951. C’est la
première consécration du génocide comme crime spécifique dans un texte juridique
à valeur obligatoire.
Or, le Rwanda a adhéré à cette convention le 16 avril 1975,
ce qui suffit à appliquer les dispositions conventionnelles à la situation
survenue dans le pays en 1994, sans violer le principe de légalité. Néanmoins,
la jurisprudence du TPIR a approfondi la question de la source, en affirmant la
valeur coutumière du caractère criminel du génocide.
Dès la première décision au fond
(Akayesu, Jugement, 1998), les juges ont affirmé que « [l]a Convention
sur le génocide est incontestablement considérée comme faisant partie du droit
international coutumier comme en témoigne l’avis consultatif rendu en 1951 par
la Cour internationale de Justice sur les réserves
et comme l’a d’ailleurs rappelé le Secrétaire général des Nations Unies dans son
rapport sur la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie »
(ibid, § 495).
La mention dudit rapport nous
apparaît superflue dans le raisonnement. Il n’a aucune valeur juridique en soi
et, de plus, ne fonde la valeur coutumière du crime de génocide que sur le seul
avis consultatif de 1951. C’est donc exclusivement dans cette référence qu’il
faut rechercher la consécration coutumière des dispositions conventionnelles.
Or, dans cet avis, la CIJ s’est contentée d’affirmer que « les principes qui
sont à sa base [de cette Convention] sont reconnus par les nations civilisées
comme engageant même en dehors de tout lien conventionnel ».
Cette formule laconique, qui fonde depuis le caractère coutumier du crime de
génocide, relève davantage de l’incantation morale que de la démonstration
juridique. A notre sens, celle-ci aurait exigé que soit rapportée la preuve
d’une pratique concordante des États et d’une opinio juris. La CIJ ne l’a
pas fait, et le TPIR n’a pas pallié cette lacune. Pourtant, cinquante ans après
l’avis sur les réserves, la démonstration aurait pu s’appuyer sur les nombreuses
résolutions des Nations Unies qui, à la suite de celle du 9 décembre 1948 (Rés.
260 A (III)), ont réaffirmé le caractère criminel du génocide, ainsi que sur un
examen détaillé de la législation et de la jurisprudence des États.
Qu’à cela ne tienne, la doctrine
- à la fois « des publicistes les plus qualifiés »
et des États - semble unanime sur ce point, et nul ne conteste l’universalité du
caractère criminel du génocide. La contribution la plus riche de la
jurisprudence du TPIR se situe donc, à ce jour, dans la détermination des
éléments constitutifs de ce crime.
B. - Le génocide à travers
ses éléments constitutifs
Comme tout crime, le génocide
dans ses différentes formes
comprend deux éléments, l’un matériel et l’autre psychologique. Les précisions
apportées par la jurisprudence du TPIR sont nombreuses, mais nous ne retiendrons
que les questions relatives au dol spécial et au groupe, soit parce que les
autres éléments ont déjà fait l’objet de critiques auxquelles nous adhérons,
soit parce qu’ils n’appellent pas de critique à notre connaissance.
1. - Dol spécial
Le dol spécial constitue un
élément très spécifique du génocide. Les juges le définissent comme l’intention
précise, chez le criminel, de provoquer le résultat incriminé, à savoir la
destruction, en tout ou en partie, d’un groupe national, ethnique, racial ou
religieux, comme tel (Akayesu, Jugement, 1998, § 498).
La difficulté majeure est de savoir à quel niveau il faut rechercher cette
intention spécifique.
En fonction de l’autorité exercée par la personne inculpée, la preuve du dol
sera plus ou moins difficile, les juges l’ayant recherchée tantôt au niveau de
l’accusé, tantôt dans la politique génocidaire (ibid., § 523).
La politique génocidaire
constitue le « contexte général de perpétration » du crime ; elle apparaît dans
les prises de position des autorités de fait ou de droit, quel que soit leur
rang. Participent aussi de la preuve de cette politique génocidaire, « l’échelle
des atrocités commises, leur caractère général, dans une région ou un pays, ou
encore le fait de délibérément et systématiquement choisir les victimes en
raison de leur appartenance à un groupe particulier, tout en excluant les
membres des autres groupes » (ibid., § 523). La difficulté, au niveau
pénal, est de savoir si le juge, une fois que l’existence d’une telle politique
a été prouvée dans une affaire, peut faire l’économie de sa démonstration dans
les autres affaires et se contenter de déterminer dans quelle mesure l’acte
spécifique d’une personne participe de cette politique. Dans la pratique
actuelle des tribunaux pénaux internationaux (TPI), les juges ont choisi d’en
faire la démonstration dans chaque affaire, mais, en réalité, ils reprennent la
même analyse. Cette difficulté s’accentue lorsque des instances internationales
non juridictionnelles ont établi l’existence d’une telle politique, comme ce fut
le cas avec le rapport de Degni-Ségui, où il est dit explicitement que les
événements survenus en avril 1994 revêtent la nature d’« un génocide résultant
des massacres de Tutsi ».
Il faut craindre dès lors que cette qualification extrajudiciaire par le système
ayant mis en place la juridiction pénale internationale n’influence les
décisions judiciaires, risque qui n’est cependant pas spécifique aux tribunaux
pénaux internationaux.
Quant à l’intention d’une
personne en particulier de « détruire, en tout ou en partie un groupe national,
ethnique, racial ou religieux », la preuve en paraît bien plus difficile si la
personne n’est pas dans une position d’autorité. Les juges ont alors recherché
dans les « actes et propos » de l’accusé, l’existence d’une volonté bien
déterminée en ce sens, même si le groupe visé n’a pas été totalement décimé (ibid.,
§ 497).
La politique génocidaire reste un critère essentiellement pour les accusés qui
ont une fonction gouvernementale : elle sera déterminée par les actes et propos
de l’accusé mais aussi par les actes des organes de l’État.
2. - Groupe
La Convention de 1948 établit
quatre types de groupe dont les critères distinctifs sont la nation, la race,
l’ethnie et la religion. Ces critères sont tous, à des degrés différents, flous,
du moins si l’on tente d’en donner une définition objective.
En ce qui concerne le groupe
national, la Chambre de première instance I du TPIR tente de le définir
objectivement, en se fondant sur la jurisprudence Nottebohm de la Cour
internationale de Justice.
Elle l’envisage comme « un ensemble de personnes considérées comme partageant un
lien juridique basé sur une citoyenneté commune, jointe à une réciprocité de
droits et de devoirs » (ibid., § 512). Elle écarte ainsi une définition
plus subjective de la Nation, fondée sur le sentiment d’appartenance, pour ne
retenir que le lien objectif de nationalité. L’inconvénient d’une telle
définition est son caractère restrictif. Dans le cas rwandais, elle exclut la
qualification des groupes Tutsi ou Hutu de « national ». Elle entraîne aussi,
dans un autre contexte, une interrogation sur la pertinence du caractère
national du groupe Bosniaque musulman, puisque Bosniaques, Croates et Serbes
faisaient partie d’une même entité étatique antérieure, la Yougoslavie. A ce
titre la seule qualification par la Constitution yougoslave de 1963, du groupe
Bosniaque musulman comme une Nation, suffit-elle à fonder l’analyse du juge ?
Si les juges ont retenu une
définition exclusivement étatique et objective du critère national, c’est
peut-être aussi pour ne pas empiéter sur le critère ethnique, qu’ils ont
également tenté de définir objectivement dans un premier temps, en affirmant que
le « groupe ethnique qualifie généralement un groupe dont les membres partagent
une langue ou une culture commune » (ibid., § 513). Dans la perspective
occidentale, Hutus et Tutsis sont généralement distingués sur la base de ce
critère. Mais n’y a-t-il pas là une certaine méconnaissance de l’environnement
social rwandais, où les groupes ethniques qu’on tend à y distinguer, ont une
langue et, pour l’essentiel, une culture communes ?
Le critère racial n’est pas plus
évident à définir objectivement. Même s’il est certaines différences physiques
indéniables entre les humains – Blanc, Noir, Pygmées, Blond, Cheveux crépus,
etc. –
ces différences ne font pas pour autant des êtres humains ayant les mêmes
caractéristiques une race à part. Les travaux d’experts réunis sous l’égide de
l’UNESCO
ont conduit à la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux
qui, dès son article premier (§ 1), affirme que « [t]ous les êtres humains
appartiennent à la même espèce et proviennent de la même souche ». Pourtant, de
nombreux textes de droit international positif persistent à utiliser le critère
racial pour désigner les persécutions ou les discriminations prohibées.
Enfin, s’agissant du critère
religieux,
la difficulté réside, s’agissant du contexte africain en particulier, dans
l’hétérogénéité des croyances, avec toutes les combinaisons possibles. Ainsi,
une plaisanterie courante - mais révélatrice d’une réalité sociale certaine -
veut qu’il y ait, au Bénin, 45% de chrétiens, 25% de musulmans et 100%
d’animistes ! Cette réalité est commune aux États de l’Afrique subsaharienne. En
conséquence, le groupe chrétien sera facile à déterminer, mais celui des
adorateurs de l’arc-en-ciel beaucoup moins…
Ces difficultés nous conduisent
donc à douter de l’opportunité d’une méthode strictement objective pour
déterminer l’existence d’un groupe protégé. D’ailleurs, après avoir adopté une
telle méthode, particulièrement dans l’affaire Akayesu, les juges
d’Arusha vont progressivement se tourner vers une approche subjective à partir
de l’affaire Kayishema – Ruzindana (Jugement, 1999, § 98),
comme le fait bien apparaître Edouard Delaplace dans sa contribution au récent
colloque du CREDHO de Rouen consacré à la répression du génocide rwandais.
Mais l’approche subjective
présente en outre d’autres difficultés. En particulier, l’une des questions qui
se posent est de savoir s’il faut retenir la perception de l'auteur du crime ou
celle de sa victime et, dans ce dernier cas, s’il faut retenir la perception que
la victime a, individuellement, d’elle-même ou celle que le groupe de victimes a
de lui-même.
A l’instar du TPIR, il nous semble néanmoins que l’approche subjective centrée
sur l'auteur devrait être privilégiée.
Le but originel du crime de génocide n’est-il pas, en effet, de punir
l’intention de détruire un groupe, quel qu’il soit, à partir du moment où le
criminel se le représente comme tel ? Certes, il est vrai qu’une approche
exclusivement subjective peut se heurter à un problème de preuve. Elle est
également limitée par la liste établie dans la définition du génocide, qui
exclut a priori les autres types de groupes, notamment politique ou
culturel.
Il convient cependant de remarquer que, dans l’affaire Akayesu (Jugement,
1998, § 702), la première chambre a estimé que l’énumération n’était pas
limitative et qu’elle pouvait s’étendre à tout groupe stable et permanent, car
telle était l’intention des rédacteurs de la Convention de 1948.
Au final, il nous semble donc
que seule une combinaison des différentes approches permettra de déterminer, au
cas par cas, si le groupe tel que se le figure subjectivement le criminel
correspond effectivement à un groupe qui, de manière plus instinctive que
rationnelle, est susceptible d’être objectivement identifiable par un
observateur extérieur impartial… Tout un programme !
II. - CRIMES CONTRE L'HUMANITE
L’existence de la catégorie
« crime contre l’humanité » est bien antérieure au XXe siècle, mais son contenu
a varié dans le temps. La Chambre de première instance I offre la définition
contemporaine de ce crime, en ces termes :
« De l’avis de la Chambre, l’article 3 du Statut
confère au Tribunal compétence pour poursuivre des personnes du chef de divers
actes inhumains constitutifs de crimes contre l’humanité. Cette catégorie de
crime comporte grosso modo quatre éléments essentiels, à savoir :
i) l’acte, inhumain par
définition et de par sa nature, doit infliger des souffrances graves ou porter
gravement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé mentale ou physique ;
ii) l’acte doit s’inscrire dans
le cadre d’une attaque généralisée ou systématique ;
iii) l’acte doit être dirigé
contre les membres d’une population civile ;
iv) l’acte doit être commis pour
un ou plusieurs motifs discriminatoires, notamment pour des motifs d’ordre
national, politique, ethnique, racial ou religieux ». (Akayesu, Jugement,
1998, § 578).
Cette définition offre une vue
synthétique assez claire de ce crime dans le Statut du TPIR. Des quatre éléments
énumérés, le premier est commun à toute définition du crime contre l’humanité :
c’est pourquoi notre analyse l’écarte dans les lignes à suivre, et s’intéresse
plus particulièrement aux trois autres, à savoir la population civile, l’attaque
généralisée ou systématique et le motif discriminatoire.
A. - Population civile
(contexte particulier d’un conflit interne)
De manière générale en droit
international humanitaire, c’est l’une des questions qui divisent, en
corrélation avec la qualification de combattants. Ainsi selon Mario Bettati,
« [l]a définition de la population civile est négative en ce que l’on dit ce
qu’elle n’est pas, et non ce qu’elle est. On en déduit donc, en résumé, qu’est
personne civile tout non-combattant ».
Or, la difficulté de détermination du combattant, classique en droit des
conflits armés, est accentuée par le caractère non international du conflit
survenu au Rwanda en 1994. En effet, dans une guerre où des civils ont pris les
armes contre d’autres civils, sans que les combattants caractérisés – groupes
armés organisés – ne soient hors du jeu, comment déterminer qui, de la
population civile, participe au conflit ?
Nous pensons que le caractère
civil de certaines personnes doit être présumé de manière irréfragable. C’est le
cas notamment des enfants
et de toute personne inapte à combattre. Mais il reste une marge d’incertitude
importante. La jurisprudence du TPIR n’est pas prolixe sur cette définition, et
il faut rechercher, au cas par cas, la preuve que la victime est ou non un
membre de la population civile.
B. - Attaque généralisée ou systématique
A la lecture de la seule version
française du Statut du TPIR, on aurait pu croire à une autre spécificité, dans
la mesure où les deux formes d’attaque semblent constituer des critères
cumulatifs, en raison de la conjonction de coordination « et ». Mais dès
l’affaire Akayesu, les juges ont rétabli la concordance entre cette
version et les autres versions linguistiques, en affirmant qu’il s’agissait là
d’une erreur de traduction (Jugement, 1998, § 579, note 143). Ils en ont profité
pour affirmer l’existence d’une définition coutumière dans laquelle ces deux
caractères de l’attaque sont alternatifs, ce que semble confirmer le Statut de
Rome dans son Article 7 (§ 1), puisque cette disposition n’a pas fait l’objet de
discussions particulières durant la Conférence de Rome.
Quant à la définition même des
deux caractères, la Chambre d’instance a affirmé que « [l]e caractère
‘généralisé’ résulte du fait que l’acte présente un caractère massif, fréquent,
et que mené collectivement, il revêt une gravité considérable et est dirigé
contre une multiplicité de victimes. Le caractère ‘systématique’ tient, quant à
lui, au fait que l’acte est soigneusement organisé selon un modèle régulier en
exécution d’une politique concertée mettant en œuvre des moyens publics ou
privés considérables » (ibid., § 580).
Quant à l’attaque, elle « peut se définir comme tout acte contraire à la loi du
type énuméré aux alinéas a) à i) de l’article 3 du Statut (assassinat,
extermination, réduction en esclavage, etc.) » (ibid., § 581).
De ces précisions, il résulte
d’abord une insatisfaction : l’absence de seuil dans la gravité, le caractère
massif, la fréquence, etc. Un tel seuil est indéterminable, sauf à adopter une
approche numérique de l’inhumanité : un millier de morts pourrait ainsi
constituer un crime contre l’humanité, tandis que « mille moins un » (999) morts
n’en constituerait pas un.
L’impossibilité pratique de ce critère, qui en accentue la subjectivité, ne
devrait-elle pas conduire à adopter des critères moins fluctuants pour une
meilleure sécurité juridique ?
De plus, il découle de ces
définitions qu’il n’est pas nécessaire que soit établie l’existence d’une
politique d’État (ibid., § 580).
Le parallèle doit être établi ici avec le génocide pour lequel l’intention de
détruire peut résulter d’une politique d’ensemble qui n’est pas forcément la
politique d’un État déterminé. Mais il est nécessaire qu’il s’agisse de la
politique d’un groupe humain donné.
Enfin, et s’agissant des actes
constitutifs de crimes contre l’humanité, il faut signaler le cas particulier du
viol, pour lequel, en l’absence d’un consensus international (ibid.,
§ 596), la Chambre offre sa définition en s’inspirant en partie de
jurisprudences nationales : le viol est « une invasion physique de nature
sexuelle commise sur la personne d’autrui sous l’emprise de la contrainte » (ibid.,
§ 598).
Cette méthode pose toujours problème dans la mesure où elle confère un large
pouvoir d’interprétation à des juges qui n’ont qu’une vision parcellaire des
droits nationaux, malgré l’utilisation de la formule rituelle « les grands
systèmes juridiques ». Pourtant cette définition fera jurisprudence devant les
TPI, puisque dans l’affaire Furundzija, la Chambre de première instance
du TPIY la reprend à son compte et l’approfondit.
C. - Motif discriminatoire
La définition que le TPIR donne
de la discrimination dans la qualification du crime contre l’humanité corrobore
parfaitement notre affirmation selon laquelle les crimes commis à l’encontre
d’autres groupes que ceux mentionnés dans la définition du génocide, entrent
dans cette catégorie plus large. L’article 3 du Statut du TPIR inclut d’ailleurs
expressément le groupe politique. S’agissant des quatre autres groupes –
national, racial, ethnique ou religieux – qui sont communs aux crimes contre
l’humanité et au génocide, la distinction se fera dans l’existence ou non de
l’intention spéciale : la volonté de détruire, en tout ou en partie, le groupe.
En l’absence de cette intention, la personne en cause est coupable d’un crime
contre l’humanité.
Il faut ajouter que ce motif
discriminatoire constitue, conformément à la jurisprudence constante du TPIR,
une limitation spéciale de sa compétence,
limitation dérogatoire au droit international coutumier qui n’exige pas cet
élément sauf pour la persécution.
III. – CRIMES DE GUERRE
Dans la catégorie des « crimes
de guerre », l’article 4 du Statut du TPIR incrimine de manière générale les
« violations graves » de l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et
de leur Protocole additionnel II avant de dresser, dans ses alinéas a) à h), une
liste non limitative d’infractions constitutives de ces violations graves. Au
moins sur le papier, la compétence du TPIR diffère donc substantiellement de
celle du TPIY.
Parmi les affaires étudiées, des
chefs d’accusation fondés sur des violations de l’article 3 commun et du
Protocole II ont été émis contre Akayesu, Kayishema, Ruzindana, Rutaganda et
Musema et Bagilishema. Tous ces chefs d’accusation sont relatifs aux articles 4
a) ou 4 e) du Statut. A chaque fois, les juges de première instance ont prononcé
des verdicts de non culpabilité. La Chambre d’appel n’a eu pour l’instant à se
prononcer qu’une seule fois sur ce fondement, dans l’affaire Akayesu.
Bien que ne souscrivant pas au raisonnement de la Chambre de première instance
sur la nécessité du lien entre l'auteur de l’infraction et une partie au
conflit, elle n’est pas revenue sur la non-culpabilité d’Akayesu pour ce chef
d’accusation, car l’appel du Procureur ne portait que sur la réformation d’une
erreur de droit. Dans l’affaire Kayishema – Ruzindana, l’appel du
procureur a été rejeté car présenté hors délais. Dans l’affaire Musema,
le procureur n’a pas interjeté appel. Enfin, dans l’affaire Rutaganda,
l’acte d’appel du Procureur a été déposé le 6 janvier 2000, mais la décision
d’appel est pour l’instant en délibéré.
L’étude des affaires précitées
apporte de nombreux éléments sur les conditions d’application des « violations
graves » visées à l’article 4 du Statut. Elle ne nous apprend en revanche rien
sur la définition de ces différentes infractions puisque les juges ont estimé
que toutes les conditions d’application n’étaient pas réunies. Nous allons donc
passer en revue de manière thématique les conditions posées par le TPIR pour
l’application de l’article 4 de son Statut, à partir d’une lecture croisée des
décisions. Après s’être penchés sur la valeur juridique des normes visées à
l’article 4 au moment de la commission des faits et sur la possibilité d’engager
la responsabilité pénale individuelle des auteurs de leur violation (A), les
juges ont ensuite qualifié la situation en vigueur au Rwanda au moment des
faits, pour voir si elle permettait l’application des textes visés au Statut (B)
avant d’examiner les conditions tenant au rapport entre l’infraction et le
conflit armé (C) et à la qualité de la victime de l’infraction (D).
A. - Valeur juridique des
règles inscrites à l’article 4 du Statut et fondement de la responsabilité
pénale individuelle
Elaboré directement par le
Conseil de sécurité, et non en collaboration avec les services juridiques du
Secrétaire général, comme l’avait été celui du TPIY, le Statut du TPIR avait été
critiqué par le Secrétariat général au motif que son article 4 relevait
davantage de la lex ferenda que du droit positif.
La question du fondement légal des incriminations de l’article 4 était donc
particulièrement importante pour le tribunal s’il ne voulait pas se voir
reprocher une violation du principe cardinal nullum crimen sine lege. Or,
en droit international pénal, c’est un double fondement légal qu’il convient de
démontrer. Il ne suffit pas d’établir l’existence de la règle violée en droit
international ; il faut aussi prouver qu’il s’agit d’une règle dont la violation
engage la responsabilité pénale individuelle selon le droit international.
1. - Valeur juridique des
normes visées à l’article 4 du Statut
Le Rwanda étant partie aux
Conventions de Genève de 1949 et au Protocole II au moment des faits, le
fondement conventionnel des normes visées à l’article 4 est incontestable. Quant
à leur caractère coutumier, il est, dans un premier temps, facilement démontré
par la Chambre de première instance I dans l’affaire Akayesu (Jugement,
1998, §§ 608-610). Celle-ci rappelle d’abord que la valeur coutumière de
l’article 3 commun a été établie par le TPIY.
Puis, pour démontrer le caractère coutumier des autres normes visées à l’article
4 du Statut, elle estime que ces règles sont extraites de l’article 4 § 2 du
Protocole II, et que celui-ci ne fait que reprendre et compléter les
dispositions de l’article 3 commun. La question de la valeur des autres articles
du Protocole II est donc laissée en suspens par la Chambre de première instance
I, qui se contente de reprendre à son compte l’affirmation du TPIY
selon laquelle certaines dispositions seulement du Protocole II, qu’elle ne
précise pas, présentent un caractère coutumier. En effet, la liste d’infractions
jointe à l’article 4 du Statut n’étant qu’illustrative, d’autres articles du
Protocole II pourraient en théorie rentrer dans le champ de compétence
ratione materiae du Tribunal,
à condition que l'auteur de l’infraction ait commis une « violation grave » de
cette disposition. Selon le TPIR (Jugement Akayesu, 1998, § 616 ;
Jugement Musema, 2000, § 286), qui reprend la définition donnée par le
TPIY (Arrêt Tadic, 1995, § 94), une violation grave est une infraction
qui viole une règle protégeant des valeurs importantes et qui emporte de graves
conséquences pour la victime. Cette définition, qui n’en est pas vraiment une en
raison de son caractère circulaire, a permis au TPIY dans l’affaire Celebici
d’écarter le chef d’accusation de pillage comme ne présentant pas ce critère de
gravité.
Curieusement, dans les affaires
suivantes, les juges restent nettement plus réservés sur le caractère coutumier
de ces dispositions. Dans les affaires Musema et Rutaganda, le
caractère coutumier est affirmé du bout des lèvres, exclusivement par référence
à Akayesu. Dans l’affaire Kayishema – Ruzindana, la Chambre de
première instance II se replie nettement sur le fondement conventionnel et
semble douter de la pertinence du fondement coutumier.
2. - Fondement de
l’incrimination
A la différence des quatre
conventions de Genève relatives aux conflits armés internationaux, ni l’article
3 commun à ces conventions, ni le Protocole II ne prévoient de responsabilité
pénale individuelle pour les auteurs d’infractions graves à leurs dispositions.
La base conventionnelle est donc inopérante pour démontrer le fondement légal de
l’incrimination, et il ne reste que le recours à la coutume.
Pour démontrer le caractère
coutumier de l’incrimination, la Chambre I s’est essentiellement appuyée, dans
Akayesu (Jugement 1998, § 613), sur les conclusions du TPIY dans l’arrêt
Tadic de 1995, qui avait lui-même emprunté la démarche du Tribunal de
Nuremberg.
Le TPIY s’était ainsi référé à la législation des États de l’ex-Yougoslavie et à
d’autres législations nationales pour déduire le caractère coutumier de la
criminalisation des violations graves des règles et principes coutumiers
relatifs aux conflits internes.
Bien que le TPIR n’ait pas pu en tenir compte en
raison du principe de non rétroactivité en matière pénale, il convient de
souligner que la démonstration faite dans l’arrêt Tadic pourrait
aujourd’hui être renforcée par la mention des articles 8 § 2 c et 8 § 2 e du
Statut de la Cour pénale internationale (CPI) et par un examen des positions des
États lors des négociations, autant d’éléments qui fournissent des indices
supplémentaires de la cristallisation de cette norme coutumière d’incrimination.
Dans l'affaire Kayishema –
Ruzindana, la Chambre de première instance II qui, comme on l’a vu, avait
préféré ne pas se prononcer sur le caractère coutumier des normes visées à
l’article 4, reste très laconique sur la responsabilité individuelle, et ne
fonde cette dernière que sur le droit pénal rwandais, qui, selon elle,
incriminait toutes les infractions mentionnées à l’article 4 du Statut au moment
des faits. Mais, curieusement, aucun renvoi précis au droit rwandais n’est
effectué, et le TPIR ne précise pas si ces infractions étaient simplement
codifiées comme crimes de droit commun ou si elles l’étaient aussi comme crimes
de guerre commis à l’occasion d’un conflit armé non international, ce qui paraît
toutefois peu probable.
B. - Conditions d’application
ratione contextus
Selon le TPIR, l’accusation doit
apporter dans chaque affaire la preuve qu’un conflit armé interne répondant à la
définition requise pour l’application de l’article 3 commun aux Conventions de
Genève de 1949 et du Protocole II se déroulait sur le territoire rwandais au
moment de la commission des faits incriminés (Jugement Akayesu, 1998,
§ 618).
Sur la notion de conflit armé,
les chambres estiment qu’elle se distingue de celle de troubles et tensions
internes par une différence d’intensité des hostilités et d’organisation des
parties en présence. Un conflit armé implique donc l’existence d’hostilités
ouvertes entre les autorités gouvernementales et des groupes armés plus ou moins
organisés ou entre de tels groupes au sein d'un Etat. Il commence dès
l’ouverture des hostilités et se prolonge jusqu'à ce qu'un règlement pacifique
soit atteint. (Jugement Akayesu, 1998, § 619 ; Jugement Musema,
2000, § 248. La même définition est donnée par le TPIY dans l’arrêt Tadic,
1995, § 70).
Concernant la notion de conflit
armé non-international, les chambres reconnaissent que l’article 3 commun aux
Conventions de Genève de 1949 et le Protocole II obéissent à des conditions
d’application distinctes (Jugement Akayesu, 1998, § 607 ; Jugement
Rutaganda, 1999, §§ 74-78). Pour l’article 3 commun, sont utilisés les
critères proposés par le CICR dans son commentaire des Conventions de Genève
(Jugement Akayesu, 1998, § 619 ; Jugement Rutaganda, 1999, § 75).
Pour le Protocole II, les chambres utilisent les critères précis énoncés à
l’article 1 alinéa 1 de ce texte. Néanmoins, pour l’application de l’article 4
du Statut, il semble que les juges d’Arusha exigent que soit démontrée la
condition d’application la plus contraignante, à savoir celle du Protocole II.
Pour les crimes commis entre le
7 avril 1994 et le 18 juillet 1994, date de l’entrée victorieuse du FPR dans
Kigali, la condition d’indivisibilité de la qualification posée par le TPIR ne
suscitera pas de difficultés car il ne fait aucun doute qu’un conflit non
international de type Protocole II se déroulait alors au Rwanda.
Tous les actes d’accusation émis jusqu’à présent concernent cette période.
Néanmoins, la compétence ratione temporis du tribunal s’étend du 1er janvier
au 31 décembre 1994 et le Procureur pourrait prochainement décider de lancer des
poursuites contre des membres du FPR pour des crimes commis après le 18 juillet.
Pourra-t-on encore considérer qu’il y a conflit armé, et surtout que la
condition du contrôle du territoire par les forces rebelles, nécessaire pour
identifier un conflit armé de type Protocole II, est toujours remplie ?
C. - La condition du lien
entre l’infraction et le conflit armé
C’est l’établissement de ce lien
qui fait la spécificité des crimes de guerre et qui permet de les distinguer des
crimes de droit commun commis à l’occasion d’un conflit armé.
Pour le démontrer, il n’est cependant pas nécessaire que les infractions se
déroulent à proximité immédiate du terrain des hostilités. Le droit
international humanitaire s’applique en effet sur l’ensemble du territoire de la
Haute Partie contractante et la connexité entre l’infraction et le conflit sera
établie y compris dans le cas où les crimes sont liés à des hostilités se
déroulant dans d’autres parties du territoire.
Dans les différentes affaires étudiées, les juges refusent de définir in
abstracto le lien de connexité, ce qui leur permet d’en apprécier
souverainement l’existence au cas par cas, sur la base des faits présentés par
le Procureur (Jugement Kayishema – Ruzindana, 1999, § 189 ; Jugement
Musema, 2000, § 262 qui reprend le Jugement Rutaganda).
Dans les affaires Musema
(Jugement 2000, § 974) et Rutaganda (Jugement 1999, § 481), les juges ont
estimé, sans plus de précision, que le Procureur n’avait pas démontré, au delà
de tout doute raisonnable, l’existence d’un tel lien entre les crimes reprochés
à l’accusé et le conflit armé.
Dans les affaires Akayesu
et Kayishema – Ruzindana, c’est pour un autre motif que les chefs
d’accusation de crimes de guerre ont été rejetés : le défaut de démonstration du
lien entre l'auteur de l’infraction et l’une des parties au conflit. En réalité,
dans les quatre affaires étudiées, les juges de première instance du TPIR ont
érigé ce critère en condition autonome d’application de l’article 4 du Statut, à
côté de celui du lien entre l’infraction et le conflit, alors que le TPIY ne le
considère lui que comme un moyen parmi d’autres de prouver l’existence de la
relation entre l’acte criminel et le conflit armé.
Les chambres de première instance ont ainsi élaboré une définition précise des
auteurs qui pourront être tenus responsables de violations graves de l’article 3
commun ou du Protocole II. Selon elles, l’article 4 s’applique « aux individus
de tous rangs qui appartiennent aux forces armées sous le commandement militaire
de l'une ou l'autre partie belligérante, ou aux individus qui ont été dûment
mandatés et qui sont censés soutenir ou mettre en œuvre les efforts de guerre du
fait de leur qualité de responsables ou d’agents de l'Etat ou de personnes
occupant un poste de responsabilité ou de représentants de facto du
Gouvernement. » (Jugement Akayesu, 1998, § 631, Jugement Kayishema –
Ruzindana, 1999, §§ 175 et ss. ; Jugement Rutaganda, 1999, § 81 ;
Jugement Musema, 2000, § 266). Autrement dit, les civils ne pourront voir
leur responsabilité engagée que s’ils étaient agents publics de facto ou
de jure et s’il est démontré qu’à ce titre, ils soutenaient effectivement
l’effort de guerre.
Cette approche a néanmoins été censurée par la
Chambre d’appel du TPIR dans l’arrêt Akayesu. Pour la Chambre d’appel,
l’objet et le but de l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949
commandant qu’on ne fasse pas du rapport particulier entre l'auteur des
infractions et une partie au conflit une condition autonome de mise en œuvre de
la responsabilité pénale pour une violation de l’article 4 du Statut (Arrêt
Akayesu, 2001, § 444). Ainsi, selon elle, « la Chambre de première instance
a commis une erreur sur un point de droit en limitant l’application de l’article
3 commun à une certaine catégorie de personnes » (ibid., § 445), ce qui
ne l’empêche pas de rappeler que le lien étroit entre les violations commises et
le conflit armé requis par l’article 3 commun « implique que, dans la plupart
des cas, l’auteur du crime entretiendra probablement un rapport particulier avec
une partie au conflit » (ibid., § 444). La Chambre d’appel rejette donc
le critère dit de l’agent public employé par les chambres de première instance.
Elle s’inscrit ainsi dans la droite ligne de la jurisprudence des différents
tribunaux militaires nationaux qui avaient eu à connaître, parallèlement au
Tribunal militaire international de Nuremberg (TMI), des atrocités de la seconde
guerre mondiale et qui avaient déjà rejeté la limitation de la responsabilité
pénale pour crimes de guerre aux seuls membres des forces armées et agents
publics.
La définition donnée par les
juges de première instance est sans doute trop restrictive. Elle aurait
notamment eu pour conséquence d’exclure du champ des crimes de guerre les
casques bleus participant à des opérations de maintien de la paix qui, par
définition, ne présentent aucun lien avec les parties au conflit. De manière
plus générale, l’esprit du droit international humanitaire ne commande sans
doute pas de poser des conditions aussi strictes de rattachement des exactions
commises contre la population civile avec le conflit armé. Néanmoins cette
démarche conduit à s’interroger sur la question, à notre sens légitime, de la
responsabilité pénale d’individus isolés, dépourvus de tout lien avec une partie
au conflit, pour violations graves du droit international humanitaire. Sont-ils
vraiment en mesure de respecter ce droit qui s’adresse à des parties ayant un
minimum d’organisation ? Dès lors, relèvent-ils vraiment du droit international
pénal ? Ne convient-il pas d’établir une distinction entre les crimes de guerre
« de droit international », qui correspondent à des infractions
internationalement définies et qui permettent de poursuivre les auteurs selon le
principe de la compétence universelle ou devant une juridiction internationale,
et les crimes de guerre « de droit interne », qui ne sont que l’inscription
discrétionnaire par un Etat dans sa législation de tous les autres actes en
relation avec la guerre qu’il souhaite incriminer, mais dont la répression ne
pourra se faire que selon le principe de la compétence territoriale ou
personnelle ? Or, justement, l’accord de Londres du 8 août 1945 établissait une
distinction entre « les criminels de guerre dont les crimes sont sans
localisation géographique précise », qui devaient être jugés par le TMI, et tous
les autres responsables d’atrocités, « qui seront renvoyés dans les pays où
leurs forfaits abominables ont été perpétrés, afin d’y être jugés et punis
conformément aux lois de ces pays libérés ». On peut donc se demander si la
référence à ces jugements est vraiment probante concernant le TPIR, dont la
compétence repose exclusivement sur le droit international.
Autant de questions auxquelles
nous n’avons pas la prétention d’apporter de réponse tranchée, mais que les
juges du TPIR ont le mérite d’avoir soulevées. Peut-être d’ailleurs malgré eux,
car il est probable qu’en l’espèce, des arguments de politique pénale aient
davantage pesé dans le choix de ce double critère que des considérations
strictement juridiques. Il est en effet assez facile, à travers les affaires
étudiées, d’identifier un certain embarras du TPIR à l’égard des crimes de
guerre, qui peut s’expliquer par la particularité du contexte rwandais. Deux
catégories simultanées d’événements se sont en effet déroulés au Rwanda en 1994
: d’une part le conflit armé proprement dit entre l’armée régulière rwandaise
(FAR) et le FPR, qui luttaient pour le pouvoir dans le pays ; d’autre part une
chasse à l’homme systématique, orchestrée par les autorités civiles et
militaires, et dont le but était de massacrer des civils sans armes,
spécifiquement désignés. Or, comme les chefs d’accusation de crimes de guerre et
de génocide visent les mêmes faits, il nous semble que le TPIR redoute que la
double qualification ne vienne diminuer la portée de l’accusation de génocide,
qui constitue la priorité de la politique jurisprudentielle du Tribunal. Nous ne
discuterons pas ici des raisons de cette priorité.
Mais elles peuvent expliquer les conditions très contraignantes posées par le
TPIR pour établir la connexité de l’infraction et du conflit armé, dès lors que
les règles relatives au concours d’infractions prescrivent le cumul de ces deux
qualifications (cf. infra, IV).
On est ainsi en droit de se
demander si les crimes de guerre n’ont pas été éclipsés par la priorité donnée
au génocide et si le verdict des juges serait identique dans l’impossibilité de
prouver la qualification de génocide. Cette intuition est renforcée par l’examen
de deux arrêts récents rendus par des tribunaux belges et suisses sur le drame
rwandais, deux affaires dans lesquelles la condamnation pour génocide était
exclue puisque ce crime n’était pas intégré à la législation pénale de ces deux
pays au moment des faits… Le 27 avril 2001, le Tribunal militaire de cassation
suisse condamnait définitivement, pour des faits similaires à ceux de l’affaire
Akayesu, un ancien bourgmestre rwandais pour crimes de guerre en
appliquant pourtant à la lettre la « double condition » définie par les chambres
de première instance du TPIR…
Le 7 juin 2001, la Cour d'assises de Bruxelles condamnait, pour sa part, par un
jugement non motivé par écrit dont les médias se sont largement fait l’écho
(procès des « quatre de Butare »),
un professeur d'université, un industriel et deux religieuses pour crimes de
guerre sur le fondement de la loi belge de 1993 qui réprime les violations
graves du droit international humanitaire. Pour le TPIR, l’épreuve de vérité en
matière de crimes de guerre viendra sans doute lorsqu’ils auront à juger des
membres du FPR, si toutefois ils ont à le faire un jour… Il sera sans doute
impossible d’établir la qualification de génocide pour ces actes, et celle de
crime de guerre pourrait dès lors retrouver grâce aux yeux des juges d’Arusha.
D. - Conditions d’application
ratione personae tenant à la qualité de la victime
L’alinéa premier de l’article 3
commun aux Conventions de Genève de 1949 confère une protection aux « personnes
qui ne participent pas directement aux hostilités » et l’article 4 du Protocole
II vise quant à lui « toutes les personnes qui ne participent pas directement ou
ne participent plus aux hostilités ». Les juges souscrivent à cette définition
négative de la personne civile
(Jugement Kayishema – Ruzindana, 1999, §§ 177-181). Mais, au surplus,
dans les Jugements Rutaganda (1999, § 84) et Musema (2000,
§§ 276-281), les juges avancent leur propre définition de la victime, qui n’est
autre que le reflet de leur définition de l'auteur.
Néanmoins, le rejet de cette dernière par les juges d’appel dans l’affaire
Akayesu rejaillit nécessairement sur celle de la victime. Surtout, faut-il
rappeler à la Chambre II que, dans un conflit interne, par définition, victimes
et bourreaux partagent la même nationalité ? On ne peut donc absolument pas
appliquer dans ce contexte la logique de la 4ème Convention de
Genève, qui ne protège que les ressortissants civils de la partie adverse.
Malgré la différence de
rédaction des deux Statuts et mis à part le problème du lien entre l'auteur de
l’infraction et une partie au conflit, le TPIR suit donc très fidèlement, pour
déterminer les conditions d’application de l’article 4, l’analyse faite par les
juges de La Haye pour l’article 3 du Statut du TPIY. La mise en œuvre de ces
deux articles impose donc que les conditions générales suivantes soient
réunies :
- une norme de droit international humanitaire, qui
peut être coutumière ou conventionnelle, doit avoir été violée ;
- la violation doit être grave
et entraîner, en vertu du droit international coutumier ou conventionnel, la
responsabilité pénale individuelle de son auteur ;
- la violation doit avoir été
commise dans le cadre d’un conflit armé et un lien étroit doit exister entre
cette violation et ledit conflit ;
- enfin la victime doit
présenter la qualité de personne ne participant pas aux hostilités.
IV. – LE CONCOURS IDEAL D'INFRACTIONS
Dans le cas, fréquent, où un
même fait revêt plusieurs qualifications juridiques sous des chefs d’accusation
différents, les juges ne doivent-ils retenir qu’une seule desdites
qualifications ou peuvent-ils reconnaître l’accusé coupable de toutes les
infractions susceptibles de découler du même fait ? Telle est la question
soulevée par le concours idéal d’infractions. Deux problèmes distincts doivent
en réalité être distingués. Celui du concours d’infractions au sein d’un même
crime n’a pas posé de problème particulier aux juges. Ils ont en effet
clairement rejeté la possibilité d’être condamné cumulativement, pour un même
fait, comme auteur principal et complice (Jugement Akayesu, 1998, § 469 ;
Jugement Musema, 2000, § 291). Celui du concours d’infractions entre deux
crimes différents mérite en revanche une attention particulière. Il a en effet
divisé la première et la deuxième chambre du TPIR avant que la chambre d’appel
ne mette un terme au différend dans l’arrêt Musema. En effet, dans le
jugement Kayishema – Ruzindana, la Chambre de première instance II s’est
écartée de la solution retenue par la Chambre de première instance I et le TPIY.
Dans cette affaire, l’acte
d’accusation qualifie les mêmes faits à la fois de meurtre et d’extermination,
et les incrimine tant sur le fondement du génocide que du crime contre
l’humanité. La chambre II n’a finalement retenu que le chef de génocide car,
selon elle, « les chefs d’extermination et d’assassinat sont […] entièrement
compris dans celui de génocide, et constituent, en l’occurrence, une seule et
même infraction » (Kayishema – Ruzindana, Jugement, 1999, § 648). A
première vue, une telle solution paraît étonnante lorsque l’on sait que la
Chambre de première instance II a défendu une position de principe similaire à
celle adoptée dans l’affaire Akayesu
par la Chambre I, selon laquelle un accusé ne peut être reconnu coupable de
différentes infractions pour les mêmes faits que si les éléments constitutifs
des infractions visées ou les intérêts que la société cherche à protéger à
travers ces dispositions sont différents.
Or, dans les jugements Musema, Rutaganda, Akayesu,
Kambanda et Serushago, la Chambre de première instance II a prononcé
des condamnations multiples pour génocide et crime contre l’humanité
(extermination). En réalité, la divergence s’explique par le fait que les deux
chambres n’ont pas utilisé la même méthode de comparaison des éléments
constitutifs des infractions. Curieusement, la Chambre II ne procède pas à cette
comparaison de manière abstraite, en vérifiant que l’un au moins des éléments
constitutifs d’une des infractions en concours se distingue, sur le papier, des
éléments constitutifs de l’autre infraction, mais in concreto, en
fonction des faits de l’espèce.
La chambre II constate en effet que les actes incriminés correspondent aux
éléments constitutifs des deux infractions pour en déduire que les éléments du
crime d’extermination et d’assassinat sont, en l’espèce, englobés dans ceux du
génocide. Ce raisonnement nous semble erroné. En effet, si le problème du
concours de qualifications se pose, c’est justement parce que les définitions
des crimes visés au Statut se recoupent partiellement. L’analyse concrète
proposée par la chambre II s’apparente en réalité à une simple opération de
qualification. Elle ne permet de distinguer que la partie commune des éléments
constitutifs, et non leur partie autonome. Cette solution a d’ailleurs été
contestée par le juge Khan dans son opinion dissidente, ainsi que par le
Procureur. Mais, l’appel de ce dernier ayant été rejeté dans l’affaire
Kayishema – Ruzindana car présenté hors délais, il faudra attendre l’arrêt
Musema pour connaître la position de la chambre d’appel sur la question.
Cette dernière retient, comme il fallait s’y attendre, la méthode abstraite de
comparaison et reprend les conclusions de la Chambre d’appel du TPIY dans
l’affaire Celebici.
Deux exemples issus de la
jurisprudence du TPIY permettront de mieux comprendre cette comparaison des
éléments constitutifs. Dans l’arrêt Kupreskic (2002, § 386), la Chambre
d’appel du TPIY infirme la conclusion des juges de première instance qui ont
déclaré impossible le cumul du meurtre comme violation des lois et coutumes de
la guerre (article 3 du Statut) et de l’acte inhumain comme crime contre
l’humanité (article 5 du Statut). Elle estime en effet que l’article 3 exige un
lien étroit entre l’infraction et le conflit armé, élément qui n’est pas requis
par l’article 5 tandis que, pour sa part, l’article 5 exige la preuve que l’acte
incriminé soit commis dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique
contre la population civile, ce qui n’est pas le cas de l’article 3. En
conséquence, le cumul des condamnations est possible pour les mêmes faits sur le
fondement des articles 3 et 5 du Statut du TPIY.
En revanche, dans l’arrêt
Celebici (2001, § 420 ), la même Chambre d’appel estime que le cumul entre
les qualifications d’homicide intentionnel et de meurtre fondées sur les
articles 2 et 3 du Statut n’est pas envisageable. En effet, on ne peut relever
qu’une seule différence dans les définitions respectives : l’article 2 exige que
les actes criminels soient commis contre une personne protégée tandis que
l’article 3 requiert que la victime soit une personne ne prenant pas une part
active aux hostilités. Les personnes protégées étant nécessairement des
individus qui ne prennent pas une part active aux hostilités, la définition de
l’article 3 est certes plus large mais elle ne contient pas « d’élément
matériellement distinct », car elle n’exige pas la preuve d’un fait qui n’est
pas requis par la définition de l’article 2. Il convient donc de retenir
l’article 2 car sa définition est plus spécifique.
La jurisprudence des deux
tribunaux pénaux est donc désormais claire en la matière. Le cumul des
qualifications est autorisé de manière générale dans les actes d’accusation
(Arrêt Musema, 2001, § 369) et les juges peuvent prononcer, si les
conditions examinées ci-dessus sont remplies, des condamnations multiples, en
appliquant ensuite la confusion des peines. Il convient néanmoins de remarquer
que la comparaison des éléments constitutifs des différentes infractions ne
fournira pas nécessairement la même réponse pour le Statut du TPIR et pour celui
du TPIY. En effet, les définitions des crimes ne sont pas identiques dans les
deux Statuts, notamment pour les crimes contre l’humanité.
En définitive, l’admission,
selon une doctrine assez libérale, du cumul des condamnations renforce le
maillage de la répression internationale
et évite aux juges d’avoir à établir une hiérarchie des infractions, comme ils
auraient dû le faire s’ils avaient opté pour la solution de certaines
législations pénales qui, en cas de concours idéal, ne retiennent que
l’infraction la plus grave.
Néanmoins, au regard des difficultés soulevées par un éventuel cumul des
qualifications de crime de guerre et de génocide dans le contexte rwandais (cf.
supra, III, C), on peut se demander si le temps n’est pas venu pour un
grand débat sur cette question, légitime, de la hiérarchisation.
CONCLUSION
Cette analyse transversale des
affaires définitivement jugées par le tribunal d’Arusha révèle à tout le moins
un sentiment d’inachevé, voire une insatisfaction globale devant le produit de
son activité judiciaire. Mais nul doute que la critique serait plus virulente
encore si ce tribunal n’existait pas. Il faut donc espérer que les prochaines
décisions du TPIR compléteront opportunément ce développement imparfait, tout
comme la jurisprudence nationale à venir sur le même sujet. En effet, lors de
leur douzième assemblée plénière, les juges ont adopté un nouvel article 11
bis au Règlement de preuve et de procédure, qui permet au TPIR de transférer
des affaires aux juridictions nationales de l’État d’arrestation ou de tout
autre État.
Ceci répond à l’ultimatum, lancé aux Tribunaux pénaux internationaux par le
Conseil de sécurité sous la pression des États-Unis, afin que leur mission soit
achevée au plus tard en 2008. En consacrant une compétence universelle
conjoncturelle,
cette innovation conduit les juridictions nationales à venir compléter, dans une
probable cacophonie, l’œuvre des TPI. Il est en effet à craindre que l’absence
d’un organe suprême pour uniformiser l’interprétation du droit ne nuise à la
cohérence du système mis en place. En revanche, entre les deux TPI, la chambre
d’appel commune ainsi que la volonté de leur administration respective d’œuvrer
dans le sens d’une coopération renforcée – comme en témoigne la déclaration
commune des greffiers en date du 20 septembre 2001
– assurent un certain degré d’harmonisation. Les chroniques à venir dans cette
même rubrique nous permettront de poursuivre cette ébauche d’appréciation de la
jurisprudence du TPIR.
* * *
NOTES
La Cour internationale de Justice a récemment affirmé le caractère absolu de
cette immunité pour un ministre des affaires étrangères en exercice : Arrêt du
14 février 2002 dans l’affaire du Mandat d’arrêt du 11 avril 2000
(République démocratique du Congo c/ Belgique). Voir notamment QUENEUDEC
Jean-Pierre, « Un arrêt de principe : l'arrêt de la C.I.J. du 14 février
2002 », cette revue, mai 2002 (http://www.ridi.org/adi/articles/2002/200205que.htm)
et VERHOEVEN Joe, « Mandat d'arrêt international et statut de ministre »,
cette revue, mai 2002 (http://www.ridi.org/adi/articles/2002/200205ver.htm).
Ainsi, selon la Chambre de première instance I dans l’affaire Rutaganda,
même si l’acte d’accusation ne comporte que des chefs d’accusation fondés sur
l’article 3 commun, il convient pour l’accusation de prouver que les
conditions d’application du Protocole II sont réunies. La Chambre estime en
effet, au § 424 du Jugement, « que les conditions matérielles d'application de
l'Article 4 du Statut sont indivisibles, autrement dit qu'il doit être
satisfait aux conditions de l'Article 3 commun et du Protocole additionnel II
pris ensemble pour qu'une infraction soit réputée tomber sous le coup de
l'Article 4 du Statut ».
Dans Kayishema – Ruzindana,
la Chambre de première instance II ne pose pas clairement cette condition de
l’indivisibilité mais ne se penche que sur les conditions d’application du
Protocole II, et non de l’article 3 commun (§§ 170-172).
On peut remarquer que cette condition de contrôle
du territoire, propre au Protocole II, ne figure plus dans les définitions des
conflits armés non internationaux des articles 8 d et 8 f du statut de la CPI,
qui doivent servir respectivement de référence pour l’application des
violations incriminées aux articles 8 c et 8 e.
C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle les chambres parviennent dans les
affaires étudiées : voir Jugement Akayesu, 1998, § 627 ; Jugement
Kayishema – Ruzindana, 1999, § 597 ; Jugement Musema, 2000, §§
244-258.
Sur ce point, voir, pour le TPIR : Jugement Kayishema – Ruzindana,
1999, §§ 183-185 ; Jugement Musema, 2000, §§ 259-262 et pour le TPIY :
Arrêt Tadic, 1995, § 70 ;
Le Procureur c/ Zejnil Delalic
et al.,
IT-96-21-T, Chambre de première instance II, Jugement, 16 novembre 1998, §
193.
Copyright : © 2003 Roland Adjovi et Florent
Mazeron. Tous droits réservés. Impression
et citations : Seule la version
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Mode officiel de citation :
ADJOVI Roland et MAZERON Florent. - « L’essentiel de la jurisprudence du TPIR
depuis sa création jusqu’à septembre 2002 ». - Actualité et Droit
International, février 2003. <http://www.ridi.org/adi>. |
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