TRIBUNAL
PÉNAL INTERNATIONAL POUR L'EX-YOUGOSLAVIE
2e semestre 2001
Le
Procureur c. Radislav Krstic, IT-98-33-T, Chambre de première instance III,
Jugement, 2 août
2001
(sur le site
du TPIY : Arrêt
HTML - Communiqué de Presse N°
609)
par
Céline
Renaut
Doctorante
à l'Université de Paris Sud XI
Note
: Les jugements et arrêts étant rarement disponibles en français, la
décision a été prise de traduire les passages cités afin de
faciliter la lecture de cette chronique (le texte original a été alors
placé entre parenthèses ou en note). Les liens renvoient aux sites
officiels.
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Radislav Krstic est la première personne reconnue
coupable de génocide par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY).
Outre ce crime, celui que l’on présente comme le commandant en second du Drina -
l’un des corps de l’armée de la République de Srpska -, est reconnu coupable de
meurtres, traitements cruels et inhumains, extermination, transfert forcé de la
population civile, destruction de biens privés de civils bosniaques musulmans
dans la région de Srebrenica. Il sera condamné à une peine d’emprisonnement de
46 ans.
A titre préliminaire, la Chambre de première
instance III établit l’existence d’un conflit armé au moment des faits puis,
faisant référence au jugement rendu par la Chambre de première instance II dans
l’affaire Kunarac qui énonce les cinq éléments constitutifs d’une attaque
dirigée contre une population civile, affirme que l’attaque de l’enclave de
Srebrenica constitue une « attaque dirigée contre une population civile » au
sens de l’article 5 du Statut. Les éléments en question sont les suivants : une
attaque a eu lieu, les actes de l’accusé font partie de cette attaque, l’attaque
est dirigée contre une population civile, l’attaque menée est généralisée ou
systématique et l’accusé doit avoir connaissance du contexte dans lequel
interviennent ses actes et savoir que ses actes font partie de l’attaque.
Tous les éléments des crimes prévus par les articles 3 et 5 du Statut sont donc
réunis en l’espèce (§ 482).
La Chambre de première instance III examine ensuite
chacun des chefs d’incrimination.
I. -
Meurtres
La Chambre précise qu’elle adhère à la solution
donnée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) au problème
causé par la différence de terminologie dans les versions anglaise et française
du Statut qui utilisent les expressions de « killing » et de « meurtre ». Ainsi,
la notion de « meurtre » étant plus précise que celle de « killing », qui vise
n’importe quel acte causant la mort sans préciser le degré d’intention requis de
la part de son auteur, est aussi plus favorable à l’accusé et devra donc être
retenue. Quant à la notion française d’« assassinat », parfois utilisée pour
traduire l’expression « murder », dans la mesure où elle suppose la
préméditation de son auteur et peut impliquer une peine plus lourde, elle
correspond moins au droit international coutumier que l’expression « meurtre »,
qu’il convient donc d’utiliser.
La Chambre rappelle
que la notion de « meurtre » vise la mort d’une personne résultant d’un acte ou
d’une omission de l’accusé commis avec l’intention de tuer ou de causer des
blessures graves dont l’accusé doit savoir qu’elles sont susceptibles d’être
mortelles (§ 485).
Face aux milliers de Musulmans bosniaques
assassinés, la Chambre de première instance III a reconnu Radislav Krstic
coupable de meurtre au sens des articles 3 (violations des lois et coutumes de
la guerre) et 5 (crimes contre l’humanité) du Statut du TPIY (§ 489).
II. -
Définition de l’extermination
Après avoir observé que le TPIY n’avait pas encore
défini l’extermination (§ 492), la Chambre se réfère pour cette entreprise à la
définition fournie par les jugements du TPIR.
D’après la jurisprudence du TPIR, les cinq éléments
constitutifs du crime d’extermination sont :
« 1. L'accusé ou son subordonné ont participé à la mise à mort de certaines
personnes nommément désignées ou précisément décrites ;
2. L'acte ou
l'omission était à la fois contraire à la loi et intentionnel ;
3. L'acte ou
l'omission contraires à la loi doivent s'inscrire dans le cadre d'une attaque
généralisée ou systématique ;
4. L'attaque
doit être dirigée contre la population civile ;
5. L'attaque
doit être mue par des motifs discriminatoires fondés sur l'appartenance
nationale, politique, ethnique, raciale ou religieuse des victimes ».
La Chambre de première instance III ne retiendra que
quatre de ces éléments : le cinquième, relatif au caractère discriminatoire de
l’extermination, ne saurait être retenu dans la mesure où l’article 5 du Statut
du TPIY n’exige pas d’intention discriminatoire, contrairement au Statut du TPIR.
Le meurtre et l’extermination ont donc en commun,
comme le souligne la Chambre de première instance III (§ 495), leur élément
intentionnel : l’auteur de l’acte incriminé doit dans les deux cas avoir
l’intention de tuer ou de causer des blessures graves et savoir que celles-ci
sont susceptibles d’être mortelles.
Pour trouver ce qui les différencie, la Chambre se
réfère notamment à l’article 7(2)(b) du Statut de la Cour pénale internationale
(CPI) ,
au rapport de la commission préparatoire de la CPI sur les éléments des crimes
et aux travaux de la Commission du droit international (§§ 496-502).
De l’article 7(2)(b) du Statut de la CPI, la Chambre
déduit que peuvent être constitutifs du crime d’extermination des actes commis
avec l’intention de tuer un grand nombre de personnes, soit de façon directe,
soit de façon indirecte, en créant des conditions propres à causer leur mort
(§ 498). Quant au rapport de la Commission préparatoire de la CPI sur les
éléments des crimes, il précise l’article 7 du Statut de la CPI en indiquant que
l’accusé doit avoir tué une ou plusieurs personnes et que cet acte doit
s’inscrire dans le meurtre collectif des membres d’une population civile
(§ 498). Ces éléments, qui ne font aucune mention du caractère éventuellement
discriminatoire du meurtre incriminé, confortent la Chambre dans son refus de
prendre en compte ce caractère pour déterminer s’il entre ou non dans la
catégorie du crime d’extermination (§ 499). Elle se conforte dans sa position,
en se référant à la Commission du droit international qui, dans son projet de
code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité,
différencie l’extermination et le génocide par le caractère discriminatoire
propre au dernier (§ 500).
Bien que l’expression « extermination » renvoie à la
commission de meurtres sur une grande échelle, il faut cependant reconnaître,
qu’en théorie, elle pourrait s’appliquer à un crime qui n’est pas généralisé
mais dont le but est de détruire une population entière. A cet égard, la
définition du Statut de la CPI n’est pas très précise : seule la destruction
d’« une partie » de la population est visée. Comme chaque fois que différentes
interprétations d’une disposition de droit pénal sont possibles, le Tribunal
choisit celle qui est la plus favorable à l’accusé. En conséquence,
l’extermination implique la destruction d’une grande partie de la population
visée (§§ 501-502).
De tous ces éléments, il découle que, pour établir
l’existence d’un crime d’extermination, il faut, « en plus des conditions
généralement requises pour les crimes contre l’humanité, faire la preuve qu’une
population en particulier était visée et que ses membres ont été tués ou soumis
à des conditions de vie calculées pour entraîner la destruction d’une part
importante de cette population ».
III. - Mauvais traitements
1. - Atteinte grave à l’intégrité physique ou
mentale de membres du groupe
L’actus reus de l’atteinte grave à
l’intégrité physique ou mentale de membres d’un groupe, incriminée par l’article
4 du Statut du TPIY (génocide) est « l’acte ou l’omission (…) causant de grandes
souffrances physiques ou mentales », étant entendu que cet acte ou omission doit
être intentionnel pour que le crime soit constitué. La gravité de ces
souffrances doit être évaluée au cas par cas. Comme le TPIR l’avait fait dans
l’affaire Akayesu,
la Chambre de première instance II estime que l’atteinte grave en question ne
doit pas nécessairement être à l’origine de souffrances permanentes et
irrémédiables, mais qu’elle doit provoquer une souffrance « supérieure à un
chagrin temporaire, à de la gêne ou à un sentiment d’humiliation. Il doit s’agir
d’une atteinte grave et durable à la capacité de la victime à mener une vie
normale et constructive ».
Concrètement et comme le TPIR l’avait déjà affirmé dans l’affaire susmentionnée,
ces atteintes peuvent prendre la forme d’actes de torture, de traitements
inhumains, de violences sexuelles et de persécution, cette liste n’étant pas
exhaustive (§ 513).
2. - Traitement cruel et inhumain
La Chambre rappelle la définition du traitement
cruel et inhumain telle qu’elle apparaît dans la jurisprudence du TPIY : « un
acte ou une omission intentionnel, soit un acte qui, jugé objectivement, est
délibéré et non accidentel, et qui cause des souffrances ou des blessures
physiques ou mentales ou constitue une atteinte grave à la dignité humaine ».
La notion d’atteinte grave ayant été définie dans le cadre de l’incrimination
précédente, la Chambre applique directement la règle au cas d’espèce et
reconnaît l’accusé coupable de ce chef d’accusation (§ 517).
IV. - Déportation ou transfert forcé
La Chambre de première instance III souligne que la
déportation et le transfert forcé sont deux notions distinctes bien que le droit
international humanitaire les condamne de la même façon (§ 522). La déportation
désigne en effet le déplacement d’individus en dehors de leur Etat d’origine
tandis que le transfert forcé vise le déplacement d’individus à l’intérieur d’un
Etat. Dans ces deux hypothèses, le déplacement est imposé aux individus
concernés et, dès lors, illicite (§ 521).
La Chambre reprend ensuite à son compte
l’affirmation de la Chambre de première instance II dans l’affaire Kupreskic
selon laquelle le déplacement forcé à l’intérieur ou à l’extérieur des
frontières nationales fait partie des actes inhumains incriminés par l’article
5(i) du Statut du TPIY relatif aux crimes contre l’humanité (§ 523).
V. -
Persécution
La Chambre d’appel définit la persécution en se
référant à la jurisprudence du TPIY. Elle commence par rappeler la définition de
la persécution donnée par la Chambre de première instance I dans l’affaire
Kupreskic comme étant « le déni manifeste ou flagrant, pour des raisons
discriminatoires, d’un droit fondamental consacré par le droit international
coutumier ou conventionnel, et atteignant le même degré de gravité que les
autres actes prohibés par l’article 5 du Statut ».
Elle relève ensuite que la persécution ne se limite ni aux actes énumérés aux
autres alinéas de l’article 5 du Statut du TPIY
ni aux actes incriminés dans les autres dispositions de ce Statut
mais inclut également le déni d’autres droits de l’homme fondamentaux, pourvu
qu’ils soient d’une gravité équivalente. La Chambre souligne enfin que pour
déterminer si des actes discriminatoires constituent une persécution, il
convient de « les évaluer dans leur contexte et non pas isolément, en prenant en
considération leur effet cumulatif. Même si les actes, pris individuellement,
peuvent ne pas être inhumains, leurs conséquences globales doivent choquer
l’humanité à un point tel qu’elles peuvent être qualifiées d’“ inhumaines ” ».
VI. -
Génocide
Le général Krstic a été accusé de génocide et,
subsidiairement, de complicité dans le génocide pour les exécutions massives de
Bosniaques musulmans à Srebrenica entre le 11 juillet et le 1er
novembre 1995.
La Chambre de première instance III affirme tout
d’abord qu’il convient de prendre en compte le droit international coutumier
dans l’état qui était le sien au moment des événements de Srebrenica. A cette
fin, la Chambre se réfère à titre principal à la Convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide (en particulier aux articles II et III) et
souligne que celle-ci codifie une norme devenue depuis impérative, ainsi que l’a
affirmé la Cour internationale de Justice dans son avis consultatif relatif aux
réserves à la Convention sur le génocide.
Aux fins d’interprétation de cette convention, la Chambre s’est inspirée des
articles 31 et 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 :
outre le sens ordinaire des termes employés dans la Convention sur le génocide,
elle a également pris en considération l’objet et le but de celle-ci, ainsi que
ses travaux préparatoires et les circonstances entourant son élaboration
(§ 541).
Autres éléments de référence utilisés par la
Chambre : la jurisprudence sur le crime de génocide, et, en particulier, celle
du Tribunal pénal international pour le Rwanda, le Projet de code des crimes
contre la paix et la sécurité de l’humanité de la Commission du droit
international (notamment les pages 106 à 114), les rapports de la
sous-commission pour la prévention de la discrimination et la protection des
minorités de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, la pratique
des Etats, leur législation ainsi que les décisions de leurs tribunaux, et enfin
le document final de la Commission préparatoire de la CPI relatif aux éléments
des crimes.
Bien que ce dernier document soit postérieur aux événements de Srebrenica, la
Chambre l’estime utile pour établir l’opinio juris des Etats et faire la
synthèse du droit international coutumier tel qu’il découle des autres éléments
de référence (§ 541).
La Chambre rappelle ensuite (§ 542) que le crime de
génocide, conformément à l’article 4 du Statut du TPIY, est constitué de deux
éléments :
- l’actus
reus du crime, soit l’un ou plusieurs des actes énumérés à l’article 4(2) ;
- le mens
rea du crime, soit l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe
national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel.
1. - Elément matériel
La Chambre, ayant déjà établi que l’accusé était
coupable des meurtres, atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de
membres d’un groupe, extermination et persécutions dont il était accusé, ne
revient pas sur l’élément matériel du crime de génocide (§ 543). Reste à
déterminer si l’accusé avait l’intention de détruire en tout ou en partie un
groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel.
2. - Elément psychologique
A titre préliminaire, la Chambre
souligne « (…) la nécessité de distinguer l’intention individuelle de l’accusé
de l’intention associée à la conception et à la commission du crime. La gravité
et la taille du crime de génocide laissent normalement supposer que plusieurs
personnes sont impliquées dans sa perpétration. Bien que les mobiles de chaque
participant puissent être différents, le but de l’entreprise criminelle reste le
même. Dans ces cas de participation collective, l’intention de détruire, en tout
ou en partie, un groupe en tant que tel doit être perceptible dans l’acte
criminel en soi, séparément de l’intention de chaque participant. Il est ensuite
nécessaire de déterminer si l’accusé poursuivi pour génocide avait également
l’intention de commettre un génocide ».
L’intention génocidaire étant caractérisée par
l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe en tant que tel, la
Chambre considère que deux éléments doivent être réunis pour que soit établie
l’intention criminelle en question :
- l’acte ou les actes doivent viser un groupe
national, ethnique, racial ou religieux et
- cet acte ou ces actes doivent tendre à la destruction du groupe
en tout ou en partie.
- Un groupe en tant que tel
Le génocide ne vise pas seulement un ou plusieurs individus mais
un groupe en tant que tel.
Cette caractéristique, rappelle la Chambre, fait du génocide un crime
particulièrement grave et le distingue des autres crimes graves, notamment de la
persécution qui implique que son auteur sélectionne ses victimes en raison de
leur appartenance à un groupe spécifique sans chercher nécessairement à détruire
ce groupe en tant que tel (§ 553).
Ainsi que l’observe la Chambre, la Convention sur le génocide ne
protège que les groupes nationaux, ethniques, raciaux ou religieux (§ 554). Les
travaux préparatoires de cette convention montrent qu’en dressant cette liste de
qualificatifs les auteurs de la Convention ne cherchaient pas à énumérer
plusieurs catégories de groupes humains mais à décrire à grands traits ce qui
correspondait avant la seconde guerre mondiale aux minorités nationales. Il en
découle qu’« essayer de différencier chacun des groupes nommés sur la base d’un
critère scientifique objectif ne serait pas conforme à l’objet ni au but du
traité ».
Ainsi, comme l’a fait précédemment la Chambre de
première instance I dans les affaires Nikolic
et Jelisic,
la Chambre de première instance III utilisera un critère subjectif pour
apprécier l’appartenance à un groupe national, racial, religieux ou ethnique :
c’est en effet la stigmatisation, par la collectivité, du groupe en tant
qu’entité ethnique, raciale ou nationale distincte, qui permettra de déterminer
si la population visée constitue, pour les auteurs présumés de l’acte, un groupe
ethnique, racial, religieux ou national.
En l’espèce, le groupe visé était
celui des Bosniaques musulmans de Srebrenica. A cet égard, la Chambre souligne
que ce groupe, perçu à l’origine comme un groupe religieux, a été reconnu comme
une nation par la Constitution yougoslave de 1963. De plus, les preuves
présentées au Tribunal ne laisse aucun doute quant au fait que les hautes
autorités politiques bosno-serbes et les forces armées opérant à Srebrenica
considéraient les Bosniaques musulmans comme un groupe national spécifique. Les
Bosniaques musulmans forment donc un groupe protégé au sens de l’article 4 du
Statut et les Bosniaques musulmans de Srebrenica représentent une partie de ce
groupe car leur localisation géographique ne saurait en faire un groupe distinct
de l’ensemble des Bosniaques musulmans (§§ 559-560).
Estimant que les preuves démontrent de façon
certaine que les forces bosno-serbes avaient pris pour cible les Bosniaques
musulmans vivant à Srebrenica en raison de leur appartenance au groupe des
Bosniaques musulmans (§§ 562-568), la Chambre recherche si cette attaque
discriminatoire avait pour but, au sens de l’article 4 du Statut du TPIY, de le
détruire en tout ou en partie.
- Intention de détruire un groupe en tout ou
en partie
* L’intention de détruire
Au vu de tous les éléments de référence cités
supra, la Chambre considère que le génocide n’englobe « que les actes commis
dans le but de détruire en tout ou en partie un groupe ».
L’article 4 du Statut n’exige pas que les actes constitutifs de génocide soient
prémédités de longue date : l’intention de détruire un groupe peut devenir le
but d’une opération après que celle-ci ait été mise en œuvre. Et la Chambre de
première instance III de rappeler que la Chambre d’appel dans l’affaire
Jelisic a considéré que l’existence d’un plan n’est pas un élément
constitutif du crime de génocide mais peut aider à prouver l’intention des
auteurs des actes incriminés.
En l’espèce, l’existence d’un plan a été prouvée (§ 572).
La Chambre aborde ensuite la
question de la forme que doit prendre la destruction du groupe pour être
qualifiée de génocide au sens de l’article 4 du Statut. Tout en reconnaissant
que la destruction physique du groupe est la méthode la plus évidente, elle
suggère que la destruction du groupe pourrait tout aussi bien émaner de
l’éradication de sa culture et de son identité afin de provoquer sa disparition
en tant que groupe distinct de l’ensemble de la communauté. Toutefois,
consciente que cette suggestion ne peut s’appuyer que sur quelques
développements juridiques récents
(v. §§ 577-579), la Chambre, conformément au principe nullum crimen sine lege,
souligne que « le droit international coutumier
limite la définition du génocide aux actes visant la destruction physique ou
biologique de tout ou partie d’un groupe ».
Si les attaques contre les seules caractéristiques culturelles ou
sociologiques d’un groupe dans le but d’anéantir ces qualités propres au groupe
en question ne rentrent pas dans la définition du génocide, la Chambre est
cependant d’avis que ces attaques, dans la mesure où elles sont souvent menées
parallèlement aux actes de destruction physiques et biologiques « peuvent
légitimement être considérées comme des preuves de l’intention de détruire
physiquement le groupe ».
* En partie
La Chambre de première instance
III a dû ensuite déterminer si les Musulmans bosniaques qui ont été tués,
étaient tous des hommes en âge de servir dans l’armée, représentaient une partie
suffisamment importante du groupe des Musulmans bosniaques pour que l’intention
de les détruire puisse être qualifiée d’intention de détruire un groupe en tout
ou en partie au sens de l’article 4 du Statut.
Selon la Chambre, l’expression
« en tout ou en partie » employée dans la Convention sur le génocide témoigne de
l’intention de ses auteurs de réprimer l’intention de détruire un groupe et non
seulement sa destruction. Tout acte visant la destruction d’un groupe en tant
que tel constitue donc un acte de génocide, que ce groupe soit effectivement
détruit ou non (§ 584).
Par contre, la Convention ne dit
rien sur le contenu de l’intention de détruire un groupe en partie. A cet
égard, la Chambre relève dans un premier temps qu’il ressort tant de la doctrine,
des travaux de la Commission du droit international et de l’Assemblée générale
des Nations Unies ainsi que de la jurisprudence des tribunaux pénaux pour le
Rwanda et l’ex-Yougoslavie (§§ 585-588), que l’intention de détruire un groupe
en partie doit viser un nombre considérable d’individus.
Puis, confirmant ainsi le jugement rendu par la Chambre de première instance I
dans l’affaire Jelisic, elle affirme que l’intention de détruire un
groupe vivant dans une zone géographique limitée, telle qu’une région ou même un
village d’un Etat, peut être qualifiée de génocide (§ 589).
Elle ajoute (§ 634) que les personnes visées par le génocide doivent représenter
une partie substantielle, « soit numériquement, soit qualitativement »,
du groupe auquel elles appartiennent.
L’appréciation de la notion d’intention de détruire en partie un
groupe est donc largement laissée à la discrétion de la Chambre, discrétion que
la Chambre elle-même reconnaît être limitée par l’obligation de statuer en
conformité avec l’objet et le but de la Convention sur le génocide (§ 590).
Cette limite posée, la Chambre
affirme que « vouloir détruire un groupe, même seulement en partie, signifie
chercher à détruire une partie distincte du groupe par opposition à la somme des
individus isolés qui le composent ».
Elle ajoute que bien qu’il ne soit pas exigé que les auteurs d’un
génocide cherchent à détruire le
groupe protégé par la Convention dans son ensemble, il faut toutefois qu’ils
perçoivent la partie du groupe qu’ils souhaitent détruire comme une entité
distincte qui doit être éliminée en tant que telle (§ 590).
La Chambre a finalement estimé que le meurtre des hommes en âge
de servir l’armée appartenant au groupe des Bosniaques musulmans visait à
détruire la communauté des Musulmans bosniaques de Srebrenica en tant que telle
(§ 594). Il répond par conséquent à la qualification d’intention de détruire en
partie un groupe, au sens de l’article 4 du Statut, et doit être sanctionné en
tant que crime de génocide (§ 598).
VII. - Responsabilité de Krstic
1. - Responsabilité pour les crimes contre
l’humanité commis à Potocari
La Chambre se livre à un résumé de
la jurisprudence des TPI concernant les formes de participation au crime
sanctionnées par le Statut. C’est ainsi qu’elle rappelle que :
« - la « planification » signifie qu'une ou
plusieurs personnes envisagent de programmer la commission d'un crime, aussi
bien dans ses phases de préparation que d'exécution ;
- « l’instigation » consiste dans le fait de
provoquer autrui à commettre une infraction ;
- « le fait d’ordonner » la commission d’un crime
suppose que la personne qui est en position d'autorité en use pour convaincre
une autre personne de commettre une infraction ;
- « la commission » couvre la perpétration physique
d’un crime ou le fait de provoquer une omission coupable en violation du droit
pénal ;
- « le fait d’encourager ou d’aider » une personne à
commettre un crime signifie faciliter de façon substantielle la perpétration du
crime ;
et
- la responsabilité pour « entreprise criminelle
collective » est une forme de responsabilité pénale que la Chambre d’appel a
estimé implicitement incluse dans l’article 7(1) du Statut. Elle vise la
responsabilité individuelle pour la participation à une entreprise criminelle
collective dans le but de commettre un crime ».
Dans la mesure où le Procureur n’a pas inculpé le
général Krstic de l’une de ces formes de responsabilité en particulier, la
Chambre estime qu’il lui revient d’exercer ce rôle dans les limites de l’acte
d’accusation ainsi que des crimes prouvés devant elle (§ 602).
Le Procureur ayant également allégué que la
responsabilité de l’accusé devait être évaluée au regard de sa position de
supérieur hiérarchique, la Chambre rappelle que trois conditions doivent être
réunies pour qu’une personne soit tenue pour responsable des actes d’une autre
personne en vertu de l’article 7(3) du Statut du TPIY :
l’existence d’une relation de subordination entre ces deux personnes ; le
supérieur savait ou avait des raisons de savoir que l’acte criminel était sur le
point d’être commis ou avait été commis ; le supérieur n’a pas pris les mesures
nécessaires et raisonnables pour empêcher l’acte criminel ou punir son auteur
(§ 604). La Chambre précise que lorsque l’accusé peut être tenu pour responsable
d’un crime à titre individuel et en tant que supérieur hiérarchique, il convient
d’appliquer l’article 7(1) du Statut sur la responsabilité individuelle.
Il en va de même du supérieur susceptible d’être reconnu responsable pour
participation à une entreprise criminelle collective du fait du comportement de
ses subordonnés (§ 605). Ainsi, bien que l’article 7(3) soit applicable en
l’espèce, la Chambre examine la responsabilité de Krstic sous l’angle de
l’article 7(1) du Statut.
La Chambre se demande dans un
premier temps si l’accusé a effectivement participé, au côté du général Mladic
et des autres figures de tête du VRS, à l’entreprise criminelle collective
visant le « nettoyage » de Srebrenica (§ 610). Pour répondre à cette question,
elle vérifie que les éléments matériel et intentionnel de cette incrimination,
tels qu’ils ont été définis par la Chambre d’appel dans l’affaire Tadic,
sont bien réunis.
L’élément matériel de la
participation à une entreprise criminelle collective est constitué par la
réunion de trois conditions : une pluralité d’individus ; l’existence d’un plan
commun qui consiste en la commission d’un crime prévu par le Statut ou implique
la commission d’un tel crime ; et la participation de l’accusé dans l’exécution
de ce plan commun. La Chambre considérant que ces trois conditions étaient
remplies en l’espèce (§ 612), elle examine s’il en va de même pour l’élément
intentionnel de cette forme de participation criminelle.
Conformément à l’arrêt Tadic, la Chambre distingue les
crimes commis en exécution du plan commun des crimes sur lesquels les
participants à l’entreprise criminelle collective ne s’étaient pas entendus mais
qui constituent néanmoins des conséquences naturelles et prévisibles de cette
entreprise (§ 613). Le mens rea requis varie donc selon que l’on envisage
la responsabilité de l’accusé pour l’une ou l’autre de ces catégories de crimes.
Si l’acte incriminé fait partie du plan commun, le Procureur doit alors prouver
que l’accusé et la personne qui a personnellement commis le crime étaient
pareillement animés par l’état d’esprit prévu par le droit pour ce crime. Si
l’acte incriminé dépasse les objectifs de l’entreprise criminelle collective, le
Procureur doit seulement prouver que l’accusé avait conscience que ce crime
était une conséquence possible de cette entreprise et que, parce qu’il en était
conscient, il a participé à cette entreprise.
De cette analyse en deux temps, la
Chambre conclut à la culpabilité du général Krstic en tant que membre d’une
entreprise criminelle collective dont l’objectif était d’expulser par la force
les femmes, les enfants et les personnes âgées bosniaques musulmans de Potocari
et de provoquer une crise humanitaire pour favoriser ce dessein en obligeant les
habitants de Srebrenica à fuir à Potocari où les conditions de vie misérables
devaient aviver leur sentiment de peur et de panique et finalement leur désir de
quitter le territoire. Le général est également reconnu responsable des
meurtres, viols, passages à tabac et mauvais traitements survenus en marge de
l’exécution de cette entreprise criminelle à Potocari (§ 617). De plus, étant
prouvé que l’accusé savait que ces crimes étaient liés à une attaque généralisée
ou systématique dirigée contre la population civile des Bosniaques musulmans de
Srebrenica et sa participation à ces crimes prouvant incontestablement son
intention de discriminer les Bosniaques musulmans, la Chambre le juge coupable
de traitements inhumains et de persécution en tant que crimes contre l’humanité
(§ 618).
2. - Responsabilité pour le meurtre des hommes musulmans
bosniaques en âge de servir dans l’armée : génocide
La Chambre relève ensuite que le
plan de « nettoyage » de Srebrenica s’est durci après l’expulsion des femmes,
enfants et personnes âgées de la région et que cette intensification s’est
traduite par le meurtre des Bosniaques musulmans de sexe masculin et en âge de
servir dans l’armée. La Chambre considère que ces meurtres avaient pour objectif
d’amener les Bosniaques musulmans à disparaître à jamais de Srebrenica, et
qu’ils sont par conséquent constitutifs de génocide (§ 619). La Chambre doit
donc déterminer si le général Krstic était ou non membre de cette entreprise
criminelle collective endurcie et s’il est ou non coupable de génocide. Elle
doit également analyser les rapports entre les article 7(1) et 4(3) du Statut
pour déterminer si le général Krstic est coupable de « génocide » (art. 4(3)) ou
de « complicité dans le génocide » (art. 4 (3)(e)) (§ 620).
* Participation du général Krstic à
l’entreprise collective génocidaire ayant pour but de tuer les hommes musulmans
bosniaques en âge de servir dans l’armée
Tout d’abord, la Chambre observe que le général
Krstic exerçait un contrôle effectif sur les troupes de la Drina sur le
territoire où la détention, l’exécution et l’inhumation des Bosniaques musulmans
ont eu lieu. Elle note ensuite que le général a participé à toutes les étapes du
plan criminel visant à tuer ces hommes (§ 631). Il est donc établi, « au-delà de
tout doute raisonnable », qu’il est resté membre de l’entreprise criminelle
collective après le durcissement de son action. S’il se peut que l’accusé ne
soit pas à l’origine de ce durcissement, il reste qu’à partir du moment où il a
eu connaissance des meurtres généralisés et systématiques dont étaient victimes
les Bosniaques musulmans et où il a pris part à leur commission, il est réputé
avoir eu une intention génocidaire au même titre que les autres participants de
cette entreprise criminelle (§ 633).
Quant aux supplices endurés par les hommes qui ont
survécu aux massacres, la Chambre les qualifie d’actes génocidaires causant des
blessures physiques et mentales graves au sens de l’article 4(2)(b) du Statut.
Bien que le plan d’origine de l’entreprise criminelle collective à laquelle
l’accusé a participé visait la mort effective de ces hommes, les souffrances des
survivants apparaissent comme des conséquences naturelles et prévisibles de
cette entreprise. Le général devait avoir conscience de cette possibilité et
doit donc être également tenu pour responsable de ces crimes (§ 635)
Par conséquent, le général Krstic est reconnu
responsable des meurtres ainsi que des blessures physiques et mentales graves
infligés aux Bosniaques musulmans en tant que co-participant à une entreprise
criminelle collective de génocide (§ 636).
* Rapports entre les articles 7(1) et 4(3) du
Statut du TPIY
Sur la question des rapports entre les articles 7(1)
et 4(3) du Statut du TPIY, la Chambre rappelle que l’article 7(1) est une
disposition générale sur la responsabilité pénale individuelle applicable à tous
les crimes prévus par le Statut, tandis que l’article 4(3) n’envisage que la
responsabilité individuelle pour le crime de génocide en reprenant in extenso
l’article III de la Convention sur le génocide. L’article 4(3) prévoit deux
incriminations absentes de l’article 7(1) : l’entente en vue de commettre le
génocide (art. 4(3)(b)) et la « tentative de génocide » (art. 4(3)(d)).
L’incorporation de cet article au Statut a pour but d’assurer la compétence du
Tribunal sur toutes les formes de participation au génocide prohibées par le
droit international coutumier. La juxtaposition de ces deux articles a pour
conséquence que l’article 4(3) recoupe l’article 7(1) (§ 640).
En l’espèce, le Procureur ayant alternativement
accusé le général Krstic de génocide et de complicité dans le génocide, le TPIY
est pour la première confronté à la question de savoir si la participation à une
entreprise criminelle collective prévue à l’article 7(1) correspond au génocide
ou à la complicité de génocide en vertu de l’article 4(3) du Statut (§ 641).
La Chambre rappelle que dans l’affaire Tadic,
la Chambre d’appel s’est référée à la notion d’objectif commun en tant que forme
de responsabilité au titre de co-auteur.
Toutefois, contrairement à la Chambre de première instance II qui s’est appuyée
sur cette affirmation de la Chambre d’appel pour distinguer la « commission » de
la « responsabilité pénale pour avoir participé à un but commun »,
les juges dans l’affaire Krstic ont considéré que la responsabilité d’un
membre d’une entreprise génocidaire collective, dont la participation est
particulièrement importante et exercée en haut de l’échelle hiérarchique, peut
être appréhendée comme la responsabilité d’un co-auteur (§ 642).
Pour justifier cette position, la Chambre relève que
l’observation faite par la Chambre d’appel dans l’affaire Tadic n’est pas
partie du ratio decidendi du jugement qu’elle a rendu et que la Chambre
d’appel n’a pas voulu dire que toute participation à une entreprise criminelle
collective renvoie automatiquement la responsabilité de l’accusé dans la
catégorie de la complicité dans le génocide. La Chambre de première instance III
invoque également l’arrêt de la Chambre d’appel rendu dans l’affaire Celebici
ainsi que le jugement qu’elle a rendu dans l’affaire Kordic et Cerkez dans
lesquels il est affirmé que l’article 7(1) s’applique aux auteurs directs et aux
complices (§ 642).
La Chambre estime que la responsabilité pour avoir
participé à une entreprise criminelle collective est une forme de participation
secondaire par opposition à la responsabilité de l’auteur direct et des auteurs
principaux. La Chambre est d’avis que cette distinction coïncide avec celle qui
est faite entre le génocide et la complicité dans le génocide à l’article 4(3).
La question est alors de savoir si dans le cas d’espèce la responsabilité de
quelqu’un qui a participé à l’entreprise criminelle correspond plus à celle d’un
auteur direct ou à celle d’un complice ayant joué un rôle secondaire (§ 643).
En l’espèce, le général Krstic n’a pas conçu le plan
ayant abouti au meurtre des Bosniaques musulmans, pas plus qu’il n’a tué
personnellement ces hommes. Cependant il a joué un rôle clef dans la
coordination de la mise en œuvre du plan, notamment en faisant en sorte que ses
subordonnés commettent des meurtres. Aussi la Chambre estime-t-elle devoir
considérer l’accusé comme un auteur principal (« principal perpetrator ») de ces
crimes et le déclare-t-elle coupable de génocide au titre de l’article 4(2) du
Statut (§ 644).
3. - Responsabilité pour persécution,
extermination en tant que crimes contre l’humanité et pour meurtre en tant que
crime contre l’humanité et crime de guerre
Du fait de sa participation à l’entreprise
criminelle collective consistant à tuer les Bosniaques musulmans en âge de
servir dans l’armée, le général Krstic est coupable de meurtres en tant que
crimes de guerre. De plus, comme il savait que ces meurtres s’inscrivaient dans
une attaque généralisée et systématique contre la population civile bosniaque
musulmane, il est également coupable d’extermination et de meurtres en tant que
crimes contre l’humanité, le but de l’entreprise criminelle étant de tuer tous
les hommes bosniaques musulmans vivant à Srebrenica. Ces meurtres sont également
constitutifs d’actes de persécution en raison de la volonté de l’accusé de
discriminer la population bosniaque musulmane de Srebrenica (§ 646).
VIII. - Cumul des condamnations
Concernant la question du cumul des condamnations,
la Chambre rappelle les règles jurisprudentielles posées par la Chambre d’appel
dans les affaires Delalic et Jelisic avant d’en faire application
au cas d’espèce.
Ainsi, réaffirme-t-elle que le cumul des condamnations pour un même comportement
n’est possible que lorsque ce comportement tombe sous le coup d’incriminations
dont les définitions contiennent un élément permettant de les distinguer les
unes des autres. La comparaison des définitions des infractions s’effectue au
regard de leurs principaux éléments constitutifs (§ 666). Dans l’hypothèse où le
cumul des condamnations n’est pas permis, priorité sera donnée à la condamnation
en vertu de l’incrimination la plus spécifique (§ 667).
En l’espèce la Chambre complète la jurisprudence du
Tribunal en matière de cumul des condamnations :
- la
condamnation d’un même comportement au titre des articles 3 et 4, d’une part, et
3 et 5, d’autre part, est possible. Sur ce dernier point, la Chambre adopte la
position de la Chambre d’appel dans l’affaire Jelisic.
- à
l’inverse, le cumul des condamnations sur la base des articles 4 et 5 n’est pas
permis. Le génocide étant le crime le plus spécifique, il convient de donner la
préférence à cette incrimination (§ 686).
Pour donner un reflet fidèle de la jurisprudence du
Tribunal en matière de cumul des condamnations, il faut rappeler que le cumul
est également impossible quand sont en concurrence les articles 2 et 3 du Statut
(affaire Celebici). Dans cette hypothèse, c’est l’article 2 qui prévaut
car il est plus précis que l’article 3.
* * *
NOTES
Copyright : © 2002 Céline Renaut. Tous droits réservés. |
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