TRIBUNAL
PÉNAL INTERNATIONAL POUR L'EX-YOUGOSLAVIE
2e semestre 2001
Le Procureur c. Miroslav Kvocka, Milojica
Kos, Mlado Radic, Zoran Zigic et Dragoljub Prac, IT-98-30/1, Chambre de
première instance I, Jugement, 2 novembre 2001
(sur le site
du TPIY : Arrêt
HTML |
PDF - Communiqué de Presse N°
631)
par
Céline
Renaut
Doctorante
à l'Université de Paris Sud XI
Note
: Les jugements et arrêts étant rarement disponibles en français, la
décision a été prise de traduire les passages cités afin de
faciliter la lecture de cette chronique (le texte original a été alors
placé entre parenthèses ou en note). Les liens renvoient aux sites
officiels.
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Après la prise
de la région de Prijedor (nord-est de la Bosnie-Herzégovine), les forces serbes,
craignant un soulèvement de la population musulmane et croate, ouvrirent les
camps d’Omarska, Keraterm et Trnopolje afin d’y regrouper les personnes
suspectées d’appartenir à l’opposition. Celles-ci furent les victimes de
traitements cruels et inhumains. A l’époque où le camp d’Omarska a été créé,
Kvocka et Radic étaient des officiers de police rattachés au commissariat d’Omarska,
Prcac un officier de police à la retraite mobilisé pour servir dans ce même
commissariat, Kos et Zigic - respectivement serveur et chauffeur de taxi -
étaient appelés en tant qu’officiers de réserve. Kvocka, Radic, Prcac et Kos
eurent des fonctions liées à la sécurité et à l’administration du camp d’Omarska,
sans toutefois être impliqués dans la décision d’établissement des camps ni dans
la détermination de la politique officielle menée à l’égard des détenus.
Les charges
retenues contre Kvocka, Prcac, Kos et Radic sont limitées aux crimes commis dans
le camp d’Omarska. Quant à Zigic, qui a travaillé dans les camps d'Omarska, de
Keraterm, et de Trnopolje, il est poursuivi pour des crimes commis dans chacun
d’eux. La Chambre de première instance conclut à la culpabilité de Kvocka, Prcac,
Kos et Radic pour crime de persécution (art. 5 du Statut), meurtre et torture
(art. 3 du Statut) en tant que co-auteurs d’une entreprise criminelle conjointe
et les condamne respectivement à une peine d’emprisonnement de 7, 5, 6 et 20
ans. Zigic est reconnu coupable de persécution, meurtre, torture et traitements
cruels et condamné à une peine d’emprisonnement de 25 ans.
I. -
Applicabilité des articles 3 et 5 du Statut du Tribunal pénal international pour
l'ex-Yougoslavie (TPIY)
Concernant
l’applicabilité de l’article 3 du Statut, la Chambre de première instance
rappelle :
(1) que l’acte incriminé doit violer une règle du droit international
humanitaire ; (2) que cette règle doit avoir un caractère coutumier ou, si elle
émane d’un traité, que toutes les conditions requises pour son application
doivent être réunies ; (3) que la violation en question doit être grave,
autrement dit qu'elle doit porter sur une règle protégeant des valeurs
importantes et entraîner des conséquences graves pour la victime ; et (4) que
cette violation doit entraîner la responsabilité pénale de son auteur en vertu
du droit international coutumier ou conventionnel (§ 123).
En l’espèce,
les accusés sont poursuivis pour violations de l’article 3 commun aux
Conventions de Genève de 1949. La Cour constate à cet égard que la jurisprudence
du Tribunal a affirmé le caractère coutumier de cet article
et que s’ajoute une cinquième condition aux quatre citées ci-dessus pour que les
violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève constituent un crime
de guerre au sens de l’article 3 du Statut du TPIY, à savoir que les personnes
victimes de ces violations n’aient pas participé directement aux hostilités
(§ 124).
La Chambre de
première instance conclut finalement que tous les éléments requis pour
l’application de l’article 3 du Statut sont réunis (§§ 125-126).
Pour
déterminer si l’article 5 du Statut est applicable en l’espèce, la Chambre de
première instance applique les critères dégagés par la Chambre de première
instance II dans l’affaire Kunarac.
Ainsi la Chambre relève-t-elle l’existence d’une attaque généralisée ou
systématique dirigée contre une population civile et constate-t-elle que les
crimes commis dans le camp d’Omarska font partie d’une attaque dirigée contre
une population civile avant de conclure à l’applicabilité de l’article 5 du
Statut (§§ 128-130).
Reste alors à
examiner si les éléments de chacun des chefs d’accusation sont réunis.
II. - Meurtre
La Chambre
rappelle la définition du meurtre telle qu’elle apparaît dans la jurisprudence
constante du TPIY et du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) :
le fait pour l’accusé, animé de l’intention de tuer la victime ou de lui
infliger des blessures dont la gravité implique un risque de mort dans l’esprit
de leur auteur, de causer par un acte ou une omission la mort de la victime
(§ 132).
III. - Torture
La Chambre de
première instance se range à l’argumentation de la Chambre de première instance
II dans l’affaire Kunarac justifiant l’abandon des définitions de la
torture données par le TPIY et le TPIR
et affirmant que l’acte de torture n’est pas nécessairement le fait d’un agent
de l’Etat
(§ 139). La Chambre exprime aussi son accord avec la position de la Chambre de
première instance II dans l’affaire Celebici, selon laquelle la liste des
buts prohibés figurant dans la Convention contre la torture n’est pas exhaustive
mais simplement exemplative.
A cet égard, elle note que la Chambre de première instance II dans l’affaire
Furundzija a estimé que faisait partie des buts de la torture, conformément
au droit international coutumier, le fait d’humilier la victime ou une tierce
personne
(§ 140).
Ces éléments
pris en compte, la Chambre décide d’appliquer au cas d’espèce la définition
suivante de la torture (§ 141) :
« (i) la
torture consiste à infliger, par un acte ou une omission, une douleur ou des
souffrances aiguës, physiques ou mentales ;
(ii) l’acte ou
l’omission est intentionnel ; et
(iii) la
torture a pour but d’obtenir des renseignements ou des aveux, ou de punir,
d’intimider, d’humilier ou de contraindre la victime ou une tierce personne ou
encore de les discriminer pour quelque raison que ce soit ».
De concert
avec la Chambre de première instance II et conformément à la jurisprudence
relative aux droits de l’homme, la Chambre souligne que le caractère aigu des
douleurs ou souffrances infligées est le caractère distinctif de la torture
(§ 142). Le degré de souffrance caractérisant la torture n’ayant pas été
clairement défini, il convient de prendre en compte la gravité objective du
traitement infligé. Des critères subjectifs tels que les conséquences
psychologiques de l’acte incriminé sur la victime et, dans certains cas,
certains facteurs comme l’âge, le sexe et l’état de santé de la victime sont
également pris en compte dans l’évaluation de la souffrance infligée (§§ 143 et
149).
La Chambre
relève que le Tribunal, inspiré par la jurisprudence des institutions
protectrices des droits de l’homme,
a considéré que le viol peut être assimilé à une douleur ou souffrance aiguë
constitutive de torture à condition que les autres éléments constitutifs de la
torture, notamment le but prohibé, soient réunis
(§ 145). Par contre, il n’est pas exigé que le dommage causé à la victime soit
permanent (§ 148).
En l’espèce,
pour déterminer si les accusés se sont rendus coupables de torture, la Chambre
prend en compte l’atmosphère générale et les conditions de détention dans les
camps, l’absence de soins médicaux après les mauvais traitements ainsi que le
caractère répétitif et systématique des mauvais traitements infligés aux
détenus. La nature, le but, la constance et la gravité de ces traitements sont
également des indices de torture (§ 151).
Aucune des
parties ne conteste que les détenus des trois camps aient été victimes de
torture au sens de la jurisprudence du Tribunal. De plus, les faits, tels
qu’exposés dans la 2ème partie du jugement (§§ 8-118), montrent que
les mauvais traitements infligés aux détenus avaient pour but de les punir pour
leur participation dans l’opposition armée aux forces serbes, d’obtenir d’eux
des informations ou une confession, de les intimider, de les humilier ou encore
de les discriminer. Aussi la Chambre conclut-elle que les mauvais traitements
infligés aux détenus des trois camps sont constitutifs de torture au sens des
articles 3 et 5 du Statut.
IV. -
Traitements cruels
Interdits par
l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949, les traitements cruels ont
été définis par le Tribunal comme des actes ou omissions intentionnels qui
causent de graves souffrances ou douleurs, physiques ou mentales, ou qui
constituent une atteinte grave à la dignité humaine
(§ 159). Comme la Chambre de première instance II dans l’affaire Celebici,
la Chambre considère que le degré de souffrance exigé pour le traitement cruel
est moins élevé que celui requis pour la torture mais équivalent à celui demandé
pour le traitement inhumain, les notions de traitement cruel et de traitement
inhumain étant considéré comme équivalentes
(§ 161).
En l’espèce,
la Chambre a considéré que des traitements cruels, en particulier sous la forme
de passages à tabac et de tentatives d’humiliation, ont été infligés aux détenus
dans les trois camps (§ 164).
V. - Atteinte
à la dignité des personnes
La Chambre
rappelle que l’interdiction des atteintes à la dignité des personnes est une
catégorie de la prohibition plus large des traitements inhumains contenue dans
l’article 3 commun aux Conventions de Genève
(§ 166). Elle reprend ensuite la définition de l’atteinte à la dignité des
personnes telle qu’elle apparaît dans la jurisprudence du Tribunal.
Le crime
d’atteinte à la dignité des personnes est constitué lorsque l’accusé a
intentionnellement commis ou participé à la commission d’un acte ou d’une
omission qui est généralement perçu comme causant de graves humiliations ou
comme étant une attaque grave contre la dignité humaine et lorsque l’accusé
savait que son comportement aurait un tel effet
(§ 167). Peu importe que l’acte ou l’omission incriminé ait des conséquences
durables ; il suffit que le comportement en cause soit considéré comme causant
en principe de graves humiliations ou comme étant une attaque sérieuse contre la
dignité humaine.
De plus, il n’est pas exigé que l’accusé ait eu l’intention d’humilier sa
victime mais seulement qu’il ait eu conscience que son comportement pouvait
provoquer de graves humiliations ou porter atteinte à la dignité humaine
(§ 168).
Au Procureur
qui recherchait la condamnation des accusés pour meurtre en tant qu’atteinte à
la dignité des personnes, la Chambre répond que le meurtre ne peut pas être
considéré comme appartenant à cette catégorie de crime, car il implique la mort
de la victime et se démarque ainsi des concepts d’humiliation graves ou
d’atteinte à la dignité humaine (§ 172). A l’inverse, l’utilisation de détenus
comme boucliers humains ou pour creuser des tranchées,
les passages à tabac, le fait de faire vivre des détenus dans la crainte
permanente d’être spoliés ou battus,
le viol et les autres formes de violences sexuelles
entrent dans cette catégorie.
En l’espèce,
la Chambre conclut que les détenus des trois camps ont subi des traitements
dégradants et humiliants en raison des conditions de leur enfermement
(§§ 173-174).
VI. - Viol
Le viol avait
déjà été défini dans les affaires Akayesu
et Furundzija,
mais la Chambre reprend la définition - plus large -, adoptée par la Chambre de
première instance II dans l’affaire Kunarac. En effet, si la Chambre de
première instance II a suivi la jurisprudence Furundzija en ce qui
concerne l’activité sexuelle susceptible d’être incriminée – à savoir la
pénétration sexuelle, fût-elle légère du vagin ou de l’anus de la victime par le
pénis ou tout autre objet utilisé par le violeur ou de la bouche de la victime
par le pénis du violeur – elle s’en est éloignée s’agissant des circonstances
entourant cette activité. Tandis que le jugement rendu dans l’affaire
Furundzija décrivait ces circonstances comme « l’emploi de la force, de la
menace ou de la contrainte contre la victime ou une tierce personne », la
Chambre de première instance II a considéré que le viol était constitué lorsque
l’un des actes sexuels décrits ci-dessus a lieu sans le consentement de la
victime
(§§ 176-177).
A cet égard,
la Chambre de première instance II, qui avait déjà dit dans l’affaire
Celebici que les conditions de coercition sont inhérentes aux situations de
conflit armé,
a précisé à l’occasion de l’affaire Furundzija que toute forme de
captivité vicie le consentement.
En l’espèce, la Chambre fait siennes ces deux affirmations (§ 178).
L’élément
psychologique du viol réside dans l’intention de l’auteur de l’acte sexuel de
pénétrer la victime tout en sachant que la victime n’y consent pas (§ 179).
S’agissant des
violences sexuelles, elles constituent une catégorie de crime plus large que le
viol car elles visent « tout acte de nature sexuelle » qui est commis contre une
personne dans des conditions de contrainte sur la victime.
Le contact physique n’est donc pas nécessaire pour cette catégorie de crime
(§ 180).
En l’espèce,
la Chambre estime que les femmes détenues dans les camps ont été victimes de
viols et autres violences sexuelles au sens des articles 3 et 5 du Statut
(§ 183).
VII -
Persécution pour des motifs politiques, raciaux ou religieux
1. -
Evolution de la notion de persécution
La Chambre
rappelle l’évolution qu’a connue la définition de la persécution dans la
jurisprudence du Tribunal. Celui-ci l’a tout d’abord définie, dans l’affaire
Tadic, comme comprenant les trois éléments suivants : « (1) l’existence d’un
acte ou d’une omission discriminatoire ; (2) cet acte ou omission a pour origine
des motifs politiques, religieux ou raciaux ; et (3) l’intention de porter
atteinte à la jouissance d’un droit fondamental ».
Elle a ensuite été qualifiée, dans le jugement rendu dans l’affaire Kupreskic,
de « déni manifeste ou flagrant, pour des raisons discriminatoires, d’un droit
fondamental consacré par le droit international coutumier ou conventionnel, et
atteignant le même degré de gravité que les autres actes prohibés par l’article
5 du Statut ».
Dans ce jugement, il était également précisé que les actes de persécution
peuvent comprendre tous les actes énumérés aux autres alinéas de l’article 5 du
Statut.
La jurisprudence ultérieure a ajouté que tous les crimes prévus par le Statut du
TPIY peuvent entrer dans la catégorie des actes de persécution
ainsi que tous les actes qui ne figurent pas dans le Statut mais qui sont
susceptibles d’entraîner le déni d’autres droits de l’homme fondamentaux lorsque
ces actes, pris isolément ou dans leur ensemble, sont aussi graves que les
autres crimes énumérés à l’article 5 du Statut.
Enfin, pour déterminer si des actes particuliers constituent une persécution, il
convient de les évaluer « dans leur contexte et non pas isolément, en prenant en
considération leur effet cumulatif. Même si les actes, pris individuellement,
peuvent ne pas être inhumains, leurs conséquences globales doivent choquer
l’humanité à un point tel qu’elles peuvent être qualifiées d’‘inhumaines’ »
(§§ 184-185).
De la
jurisprudence des tribunaux de l’après seconde guerre mondiale, la Chambre
conclut qu’un acte qui ne serait pas criminel en soi peut le devenir et être
qualifié de persécution s’il est commis avec l’intention discriminatoire requise
pour ce crime. Toutefois, ainsi que l’a souligné la Chambre de première
instance III dans l’affaire Kordic, le principe de légalité impose que
les actes pour lesquels l’accusé est poursuivi pour persécution constituent des
crimes en vertu du droit international au moment de leur commission.
En l’espèce, la Chambre de première instance I considère que ce rappel signifie
que « les actes incriminés dans l’acte d’accusation doivent, conjointement ou
séparément, équivaloir à un crime de persécution et non que chaque acte
discriminatoire allégué doive être regardé individuellement comme une violation
du droit international »
(§ 186).
La Chambre
estime en outre que le crime de persécution, lorsqu’il repose sur les mêmes
faits commis contre les mêmes victimes, subsume
les autres actes qui, pris isolément, constituent des crimes contre l’humanité,
pourvu que l’intention discriminatoire pour des motifs politiques, raciaux ou
religieux de l’auteur des actes soit établie (§ 187).
En l’espèce,
les accusés sont poursuivis pour persécution du fait des actes suivants :
meurtre, torture, passages à tabac, viols et violences sexuelles, harcèlement,
humiliation, torture psychologique et détention dans des conditions inhumaines.
Le meurtre, la torture et le viol étant expressément prévus par les alinéas (a),
(f) et (g) de l’article 5 du Statut, leur qualification de crime de persécution,
lorsqu’ils sont commis pour des motifs discriminatoires, ne pose pas de
problème. De même, la détention dans des conditions inhumaines peut être
incriminée comme persécution au titre des alinéas (e) (« emprisonnement ») et
(i) (« autres actes inhumains ») de l’article 5 (§ 189).
L’humiliation
(« humiliation »), le harcèlement (« harassment ») et la torture psychologique
(« psychological abuse ») ne font pas partie des crimes spécifiquement énumérés
par le Statut du Tribunal. A l’image du viol et de la nudité forcée qui ont été
reconnus comme des crimes contre l’humanité ou des crimes de génocide,
la Chambre estime que les traitements humiliants qui s’inscrivent dans une
attaque dirigée contre une population civile peuvent, en association avec
d’autres crimes, ou dans des cas extrêmes isolément, constituer des crimes de
persécution (§ 190). De plus, les conditions de détention des détenus, estime la
Chambre, étaient suffisamment dégradantes et traumatisantes pour être qualifiées
d’atteinte à la dignité des personnes et partant de persécution eu égard à leur
fondement discriminatoire. Le harcèlement et la torture psychologique sont donc
également considérés comme des formes de persécution (§§ 191-192)
S’agissant de
l’élément moral de la persécution, c’est-à-dire de l’intention discriminatoire
des auteurs des actes de persécution, il se déduit en l’espèce du fait que la
persécution était organisée par des Serbes ou sympathisants serbes exclusivement
à l’égard de la population non serbe de Prijedor et de ses sympathisants
(§ 196).
2. - Déduire l’intention discriminatoire de la
participation en connaissance de cause à une entreprise criminelle
Dans cette
affaire s’est posée la question de savoir si l’intention discriminatoire de
l’auteur ou du co-auteur d’une infraction principale (« underlying offence ») ou
d’une entreprise criminelle conjointe (« joint criminal enterprise ») peut se
déduire de sa participation en connaissance de cause dans l’attaque
discriminatoire ou l’entreprise criminelle (§ 199).
Dans le cas
d’un crime de persécution, à l’intention de commettre l’acte principal (meurtre,
torture, viol, etc.) s’ajoute l’intention spécifique de discriminer une
population civile pour des motifs politiques, raciaux ou religieux. Cette
intention discriminatoire s’inscrit donc en sus non seulement de l’intention de
commettre l’acte principal mais aussi de l’intention requise pour les crimes
contre l’humanité, c’est-à-dire le fait de savoir que l’acte est commis dans le
cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile.
L’élément moral requis pour la persécution apparaît « plus strict que pour les
crimes contre l’humanité habituels, tout en demeurant en deçà de celui requis
pour le génocide ».
Il en découle qu’une accusation de persécution doit préciser les éléments
suivants : « (a) les éléments requis par le Statut pour tous les crimes contre
l’humanité ; b) le déni manifeste ou flagrant d’un droit fondamental atteignant
le même degré de gravité que les autres actes prohibés par l’article 5 du
Statut ; et c) des raisons discriminatoires »
(§ 200).
Dans l’affaire
Kordic, la Chambre de première instance II avait estimé que l’accusé
était animé de l’intention requise pour le crime de persécution lorsqu’il a
adhéré au but de la politique discriminatoire.
De manière générale, les Chambres de première instance du TPIY ont déduit
l’intention discriminatoire de l’accusé de sa participation volontaire ou en
connaissance de cause dans une campagne de mauvais traitements systématiques à
l’encontre d’un groupe politique, religieux ou ethnique spécifique (§ 201).
Après avoir
rappelé la jurisprudence du Tribunal, la Chambre se réfère aux accords passés
entre le Procureur et les accusés dans l’affaire du camp de Keraterm, accords
qui avaient abouti à la condamnation de trois anciens employés de ce camp pour
persécution en tant que crime contre l’humanité.
Dans ces accords il était dit explicitement que deux des accusés n’avaient ni
commis ni fermé les yeux sur les crimes commis à Keraterm et qu’ils avaient même
tenté d’en empêcher certains et d’améliorer les conditions de détention des
détenus. La Chambre de première instance III, qui a accepté ces accords, a
cependant admis que les faits permettaient de tenir les accusés pour coupables
de persécution en tant que crime contre l’humanité.
La Chambre de première instance I en déduit que des individus qui n’ont pas
commis de crimes ou qui ont faiblement participé à leur commission, peuvent être
jugés coupables de persécution en tant que crime contre l’humanité. Le plaidoyer
de culpabilité des accusés mettait en effet en avant le fait qu’ils savaient que
des crimes étaient commis dans le camp de Keraterm et qu’ils avaient néanmoins
continuer à exercer leurs fonctions dans le camp et à participer au
fonctionnement du camp (§ 205).
VIII. - Actes
inhumains
L’article
5 (i) du Statut est une disposition « résiduelle » dans la mesure où elle
s’applique aux actes qui ne sont pas expressément incriminés aux autres alinéas
de cet article et qui ont le même degré de gravité que les actes énumérés.
L’expression « actes inhumains » a déjà été définie par le Tribunal et la
Chambre de première instance I se contente ici de rappeler le contenu des
jugements rendus dans les affaires Kordic
et Kupreskic
en la matière (§§ 206-208).
IX. - Cumul
des condamnations
1. - Le
droit applicable
La Chambre
rappelle (§§ 213-214) la jurisprudence issue des arrêts de la Chambre d’appel
rendus dans les affaires Celebici et Jelisic. Dans le premier
arrêt, la Chambre d’appel a décidé que la condamnation d’un même crime au titre
de plusieurs articles du Statut du TPIY n’est possible que si chacun des
articles en question se distingue des autres par l’exigence de la preuve d’un
élément qui lui est propre.
La Chambre d’appel a appliqué ce raisonnement à la question du cumul des
condamnations au titre des articles 2 et 3 du Statut pour conclure à
l’impossibilité d’un tel cumul. A l’inverse, le cumul des condamnations lorsque
sont violés par le même comportement criminel les articles 3 et 5 du Statut est
possible, ainsi que le démontre la Chambre d’appel dans l’affaire Jelisic
en appliquant le même test.
Lorsque le cumul des condamnations est impossible, le juge doit appliquer celui
des deux articles qui est le plus précis, c’est-à-dire celui qui contient un
élément constitutif supplémentaire.
Chacun des
crimes commis peut donc être condamné cumulativement en tant que crime de guerre
(art. 3) et crime contre l’humanité (art. 5). Mais l’acte d’accusation fait
apparaître un autre problème de cumul des condamnations, certains actes étant
incriminés au titre de plusieurs alinéas d’un même article. La Chambre s’est
donc attachée à déterminer si le cumul est ou non possible pour chaque crime.
2. -
Impossibilité du cumul des condamnations pour meurtre au titre des alinéas (a)
et (h) de l’article 5 du Statut du TPIY
Les meurtres
commis dans les camps sont qualifiés dans l’acte d’accusation de persécutions
(art. 5 (h)), autres actes inhumains (art. 5 (i)) atteinte à la dignité des
personnes (art.3 (1) (c)) et de meurtres au sens des articles 3 (1) (a) et
5 (a).
La Chambre
ayant déjà établi que le meurtre ne pouvait être incriminé en tant qu’atteinte à
la dignité des personnes, ce chef d’incrimination n’entre pas en compte dans la
question du cumul des condamnations. Il en va de même de l’incrimination pour
autres actes inhumains du fait de la nature subsidiaire de l’alinéa (i) de
l’article 5 : en l’espèce cette incrimination est supplantée par celle de
persécution (§ 217).
Conformément à
la solution donnée dans l’arrêt Jelisic, la Chambre estime en l’espèce
qu’une condamnation pour meurtre au titre des articles 3 et 5 est possible
(§ 219).
S’agissant de
l’incrimination cumulative pour meurtres au titre des articles 5 (a)
(« meurtre ») et 5 (h) (« persécution »), la Chambre de première instance
confirme la position qu’elle a adoptée dans l’affaire Krstic selon
laquelle le cumul n’est pas possible car seul l’article 5 (h) contient un
élément dans sa définition qui le distingue de l’article 5 (a), à savoir
l’exigence d’une intention discriminatoire. Si l’accusé est reconnu coupable de
ces deux chefs d’incrimination, le juge devra donc le condamner pour persécution
(§ 220).
3. - Impossibilité du cumul des condamnations
pour torture, atteinte à la dignité humaine et traitement cruel au titre de
l’article 3 du Statut et des condamnations pour torture et persécution au
titre de l’article 5
Les actes de
torture reprochés aux accusés sont incriminés sous les chefs de persécution
(art. 5 (h)), autres actes inhumains (art. 5 (i)), atteinte à la dignité des
personnes (art. 3 (1) (c) Conventions de Genève), torture (art. 5 (f) et
art. 3 (1) (a)) et traitement cruel (art. 3 (1) (a) Conventions de Genève).
La Chambre ne
s’arrête pas sur la question - qui vient d’être réglée - du cumul des
condamnations lorsque sont en concurrence les articles 3 et 5 du Statut. Elle
étudie par contre les conséquences de l’incrimination des mêmes actes de torture
au titre de trois alinéas précités du seul article 3. Seul le crime de torture
ayant un élément constitutif distinct – l’exigence d’un but prohibé –, la
Chambre ne peut condamner les accusés de ces trois crimes cumulativement,
l’incrimination pour torture (art. 3 (1) (a)) l’emportant sur les deux autres
(§§ 225-226).
De même,
lorsque les mêmes actes peuvent être qualifiés de torture (art. 5 (f)) et de
persécution (art. 5 (h)), le cumul des condamnations n’est pas possible car seul
le crime de persécution contient un élément de définition qui lui est propre (le
fait d’agir pour des motifs politiques raciaux ou religieux). Dans ce cas, la
préférence ira donc au crime de persécution (§ 227).
4. -
Impossibilité du cumul des condamnations pour viol, torture et persécution au
titre de l’article 5 du Statut
L’acte
d’accusation visent les viols et autres violences sexuelles exercés sur les
détenus des camp sous les chefs d’incrimination de viol et violences sexuelles
(art. 5 (h)), torture (art. 5 (f) et art. 3 (1) (a)), viol (art. 5 (g)), autres
actes inhumains (art. 5 (i)) et atteinte à la dignité des personnes
(art. 3 (1) (c)).
La Chambre
ayant déjà établi que le cumul des condamnations en cas de poursuites pour
atteinte à la dignité des personnes et torture n’était pas possible et que la
seconde incrimination trouve à s’appliquer de façon prioritaire (§ 226), il
reste à examiner les conséquences de la pluralité des incriminations au titre de
l’article 5 du Statut.
A cet égard,
la Chambre a déjà affirmé que si l’incrimination de persécution est retenue,
elle prévaut alors sur celle d’autres actes inhumains qui doit être abandonnée.
Dans les cas où le même acte est qualifié de viol, torture et persécution au
titre de l’article 5 du Statut, l’accusé ne peut être condamné que pour
persécution, celle-ci se distinguant des deux autres crimes par son intention
discriminatoire (§ 233).
Ainsi, si un
même acte est qualifié de viol, torture et persécution, il ne pourra être
condamné sur la base de l’article 3 qu’en tant que torture et viol, et sur la
base de l’article qu’au titre de persécution.
5. -
Impossibilité du cumul des condamnations pour meurtre au titre des alinéas h
et i de l’article 5 du Statut du TPIY
Le
harcèlement, l’humiliation, la torture psychologique et la détention dans des
conditions inhumaines sont qualifiés dans l’acte d’accusation de persécution
(art. 5 (h)), d’autres actes inhumains (art. 5 (i)) et atteinte à la dignité des
personnes (art. 3 (1) (c) Conventions de Genève).
Il a été
indiqué précédemment que les accusations portées sur la base de l’article 5 (i)
(« autres actes inhumains ») doivent être abandonnées au profit de celles
fondées sur l’article 5 (h) relatif à la persécution. Il découle du raisonnement
suivi par la Chambre pour les autres crimes que lorsque l’accusé doit répondre
d’actes qualifiés de harcèlement, humiliation, torture psychologique et
détention dans des conditions inhumaines, il ne peut être condamné
cumulativement que pour atteinte à la dignité des personnes en tant que crime de
guerre et persécution en tant que crime contre l’humanité (§§ 237-238).
X. - Théories
de la responsabilité
1. - La participation à une entreprise
criminelle conjointe : une forme de participation implicitement incluse dans
l’article 7 (1) du Statut
A l’avocat de
Kvocka qui prétendait que le Procureur ne pouvait accuser son client d’avoir
participé à une entreprise criminelle conjointe faute de l’avoir explicitement
mentionné dans l’acte d’accusation, le Chambre répond que s’il incombe
effectivement au Procureur d’exposer clairement les chefs d’accusation dans
l’acte d’accusation afin que la défense puisse se préparer, il reste que la
participation à une entreprise criminelle fait partie du champ d’application de
l’article 7 (1) du Statut tel que déterminé par la Chambre d’appel dans
l’affaire Tadic.
De plus, la Chambre d’appel a considéré, dans l’affaire Celebici, que le
fait de ne pas préciser le mode exact de participation de l’accusé dans l’acte
d’accusation n’entache pas nécessairement celui-ci de nullité si la nature et
l’origine des charges pesant sur l’accusé sont clairement exposées.
La Chambre rejette donc, comme elle l’avait déjà fait dans l’affaire Krstic,
l’argument de la défense (§§ 246-247). Elle estime par ailleurs qu’il lui
appartient de déterminer quelle forme de responsabilité doit, le cas échéant,
endosser l’accusé eu égard à l’acte d’accusation et aux preuves présentées
(§ 248).
Cette mise au
point étant faite, la Chambre définit chacune des formes de responsabilité
prévues à l’article 7(1) du Statut à la lumière de la jurisprudence des
Tribunaux pénaux internationaux (TPI), ainsi que de celle du Tribunal militaire
international de Nuremberg (§§ 250-282). Elle ne complète la jurisprudence
internationale que sur un point : en définissant l’aide et l’assistance à une
entreprise criminelle conjointe.
2. -
L’aide et l’encouragement à une entreprise criminelle conjointe
D’après la
Chambre d’appel,
la preuve de l’existence d’une entreprise criminelle commune exige un élément
matériel démontrant la pluralité des personnes, l’existence d’un plan, projet ou
dessein commun qui constitue ou implique la commission d’un crime énoncé dans le
Statut, et la participation de l’accusé au projet commun. L’élément moral
requiert l’intention de participer à, ou de promouvoir, l’acte ou l’objectif
criminel commun, alors que la question de la responsabilité pénale à l’extérieur
du plan commun n’est soulevée que si la commission d’un crime par un membre d’un
groupe était prévisible et que l’accusé a volontairement pris ce risque.
L’analyse de
la jurisprudence du Tribunal de Nuremberg
montre que les affaires dans lesquelles apparaît la notion d’entreprise
criminelle conjointe peuvent être divisées en trois catégories, chacune ayant un
mens rea différent : « (1) les affaires dans lesquelles tous les
participants agissent en fonction d’un plan commun et possèdent la même
intention criminelle ; (2) celles où les accusés ont personnellement
connaissance de l’existence d’une entreprise de mauvais traitements et ont
l’intention de promouvoir cette entreprise commune de mauvais traitements ; et
(3) celles où il existe un plan commun créé pour suivre une certaine conduite
mais au cours desquelles un acte, qui bien que n’étant pas prévu par le plan
commun en est une conséquence naturelle et prévisible, est commis ».
C’est à la deuxième de ces catégories, dans laquelle s’inscrivent les affaires
relatives aux camps de concentration, que la Chambre de première instance juge
opportun de se référer en l’espèce pour évaluer la responsabilité des accusés
dans le fonctionnement, comparable à une entreprise criminelle conjointe, des
camps d’Omarska, Keraterm et Trnopolje (§ 268)
La Chambre
d’appel, dans l’arrêt Tadic, a identifié dans la jurisprudence du
Tribunal de Nuremberg trois éléments nécessaires pour établir la culpabilité
dans les camps de concentration : « (1) l’existence d’un système organisé pour
maltraiter les détenus et commettre les crimes allégués ; (2) l’accusé
connaissait la nature du système ; et (3) le fait que l’accusé ait, d’une
manière ou d’une autre, activement participé à l’instauration du système,
c’est-à-dire ait encouragé, aidé et assisté ou de toute façon participé à la
réalisation du projet criminel commun ».
Ces éléments, proposés par le Procureur du Tribunal militaire, ont été largement
retenus par les juges.
Quant au
mens rea de la participation à une entreprise criminelle conjointe, la
Chambre d’appel a relevé que dans les affaires relatives aux camps de
concentration il était constitué de deux éléments : la connaissance de la nature
du système et l’intention de servir le plan commun visant à maltraiter les
détenus.
Elle a également souligné que cette intention criminelle pouvait se déduire des
circonstances de l’affaire.
Comme le
relève la Chambre de première instance I (§ 273), la position de la Chambre
d’appel est contradictoire. En effet, d’un côté elle accepte expressément la
responsabilité pour participation au crime sous la forme d’une aide ou d’un
encouragement, forme de participation qui ne requiert que la connaissance du
système et non une intention partagée pour être condamnée, et, d’un autre côté,
elle définit parfois la participation à l’aide du concept d’intention partagée
et ne précise pas si cela s’applique exclusivement ou non aux co-auteurs. De
l’avis de la Chambre de première instance, il découle tant de la jurisprudence
du Tribunal de Nuremberg que de la jurisprudence postérieure que l’aide et
l’encouragement peuvent être pris en compte dans leur forme traditionnelle en
relation avec l’entreprise criminelle conjointe. Autrement dit, la connaissance
de l’existence de l’entreprise et une participation substantielle dans la
réalisation du plan commun suffisent à condamner celui qui aide ou encourage
l’entreprise criminelle conjointe. Si les preuves montrent que l’accusé
partageait l’intention criminelle, alors il passe au rang de co-auteur de
l’entreprise criminelle.
Le niveau de
participation varie d’un accusé à l’autre. Pour la Chambre d’appel, pour que sa
responsabilité soit engagée « il suffit que le participant accomplisse des actes
qui d’une manière ou d’une autre ont pour but de servir le plan ou but commun ».
Il apparaît dans la jurisprudence du TPIY que tous les individus qui ont été
condamnés pour avoir participé à une entreprise criminelle conjointe ont joué un
rôle direct et significatif dans cette entreprise, soit en commettant des
crimes, soit en ayant activement aidé ou encouragé ces crimes (§ 275). Dans la
jurisprudence du Tribunal de Nuremberg relative aux camps de concentration était
retenue la responsabilité pénale des membres du personnel des camps qui avaient
connaissance des crimes qui y étaient commis, sauf si leur fonction n’était liée
ni à l’administration ni à la surveillance des camps et si, en dépit de leur
statut, leur contribution effective à l’entreprise a été insignifiante (§ 282).
Bien que la
Chambre d’appel ait évoqué dans l’arrêt Tadic la possibilité qu’un
individu aide et encourage une entreprise criminelle conjointe, elle n’a pas
précisé les modalités de cette forme de participation (§ 283). Selon la Chambre
de première instance I, le co-auteur d’une entreprise criminelle conjointe
partage l’intention de réaliser le plan commun et accomplit un acte ou omet d’en
accomplir un dans le but de servir l’entreprise commune. Celui qui aide ou
encourage ne partage pas nécessairement l’intention des co-auteurs : il suffit
qu’il ait conscience que sa contribution aide ou facilite la commission du crime
par l’entreprise criminelle. Dans l’hypothèse d’un crime continu (« continuing
crime »), comme c’est le cas en l’espèce, l’intention partagée d’un accusé ayant
participé à l’entreprise conjointe peut être déduite du fait qu’il avait
connaissance de l’existence de cette entreprise et de sa participation
permanente aux activés de l’entreprise si cette participation est significative
du point de vue de la position de l’accusé dans l’entreprise ou de l’effet de sa
participation sur la réalisation du plan commun. Celui qui aide ou encourage
l’entreprise criminelle et est donc un complice de l’entreprise peut en devenir
un co-auteur, même s’il ne commet pas physiquement de crime, si sa participation
est de longue durée ou s’il s’implique plus directement dans le fonctionnement
de l’entreprise. La Chambre reconnaît qu’il est parfois difficile de tracer une
frontière entre les co-auteurs et ceux qui aident ou encouragent l’entreprise,
en particulier lorsque les accusés participaient à un niveau intermédiaire ou
n’ont pas commis personnellement de crime. Elle estime toutefois que, lorsque
l’accusé participe à un crime qui sert les buts de l’entreprise criminelle, il
est alors souvent raisonnable de considérer que sa participation l’a élevé au
rang de co-auteur (§ 284).
Le niveau de
participation requis pour être considéré comme participant à l’entreprise
criminelle conjointe est moins élevé que celui qui élève celui qui aide ou
encourage l’entreprise au rang de co-auteur de cette entreprise. Aussi la
Chambre doit-elle dans un premier temps déterminer si le niveau de participation
de l’accusé à l’entreprise est suffisant pour engager sa responsabilité puis,
dans un deuxième temps, établir si le mode de participation de l’accusé en fait
un complice pour l’aide et l’encouragement qu’il a apporté ou un co-auteur de
l’entreprise criminelle (§ 287).
Lorsque le
crime commis requiert une intention spéciale, comme c’est le cas en l’espèce
avec le crime de persécution qui implique une intention discriminatoire,
l’accusé doit également satisfaire à cette exigence supplémentaire pour être
qualifié de co-auteur de l’entreprise criminelle. Si l’accusé n’a fait qu’aider
ou encourager l’entreprise, il suffit qu’il ait eu connaissance de l’intention
partagée de l’auteur. Cette connaissance peut également être déduite des
circonstances entourant le crime (§ 288).
L’aide ou
l’encouragement fournit par l’accusé doit avoir un effet substantiel sur le
crime commis par un des co-auteurs. Le seuil précis à partir duquel on peut
considérer que l’accusé a participé à une entreprise criminelle conjointe n’a
pas été fixé, la Chambre d’appel dans l’affaire Tadic ayant seulement
indiqué que cette participation doit d’une manière ou d’une autre être destinée
à servir le plan ou but commun
(§ 289).
Pour évaluer
le niveau de participation nécessaire pour engager la responsabilité d’un
individu pour participation à une entreprise criminelle, la Chambre s’appuient
sur de nombreuses affaires résolues par le TPIY, les Tribunaux de Nuremberg et
de Tokyo ainsi que les tribunaux alliés (§§ 291-305). Elle en déduit que
lorsqu’un centre de détention fonctionne de telle sorte que l’intention
discriminatoire de l’opération est évidente, toute personne qui participe en
connaissance de cause de manière significative dans le fonctionnement du centre
ou qui aide ou facilite son activité, peut voir sa responsabilité engagée pour
participation à une entreprise criminelle, soit comme co-auteur soit pour l’aide
ou l’encouragement qu’il a apporté à l’entreprise, en fonction de sa position
dans la hiérarchie organisationnelle de l’entreprise et le degré de sa
participation (§ 306).
La Chambre de
première instance considère que « les personnes qui font un travail ou
participent à un système dans lequel des crimes sont commis à grande échelle et
de façon systématique peuvent voir leur responsabilité pénale engagée si elles
participent en connaissance de cause à l’effort criminel, et si leurs actes ou
omissions aident ou facilitent de manière significative la commission des
crimes ».
La Chambre
précise que cela ne signifie pas que toute personne travaillant dans un camp où
les conditions de détention sont inhumaines est automatiquement coupable d’avoir
participé à une entreprise criminelle conjointe. La participation à cette
entreprise doit être importante (« significant ») : l’acte ou l’omission en
question doit contribuer à rendre l’entreprise efficace ou effective (§ 309)
La Chambre de
première instance estime en outre qu’en période de conflits armés, le seuil
requis pour retenir la responsabilité d’un participant de niveau inférieur ou
intermédiaire à une entreprise criminelle, soit en tant que co-auteur soit en
tant que complice, exige en principe un niveau plus important de participation
que celui de la simple obéissance à un ordre de remplir une fonction de niveau
inférieur dans le cadre de l’entreprise criminelle en une seule occasion. Le
niveau de participation de l’accusé et le caractère significatif ou non de sa
participation sont déterminés en fonction de plusieurs facteurs, notamment la
taille de l’entreprise criminelle, les fonctions remplies, la position de
l’accusé, la durée de la participation après la prise de conscience du caractère
criminel de l’entreprise, les efforts fournis pour empêcher l’activité criminel
ou entraver le bon fonctionnement du système, la gravité et l’étendue des crimes
commis ainsi que l’efficacité, le zèle ou la cruauté gratuite mis dans
l’exécution des fonctions. Doivent également être prises en compte les preuves
directes d’une intention partagée ou d’un accord avec le plan criminel telles
que la participation importante, continue ou répétée dans le système, des
déclarations verbales ou encore la commission d’un crime. D’après la Chambre, le
facteur le plus important à examiner est le rôle joué par l’accusé dans la
gravité et l’étendue des crimes commis (§ 311).
Il n’est pas
exigé du participant à l’entreprise criminelle qu’il soit au courant de chacun
des crimes commis. Le fait qu’il sache simplement que des crimes sont commis
dans le cadre d’une organisation et qu’il participe en connaissance de cause au
fonctionnement efficace ou effectif de cette organisation en lui fournissant de
l’aide ou en facilitant son activité suffit à engager sa responsabilité (§ 312).
En l’espèce,
la Chambre estime n’avoir pas assez de preuves pour déterminer si les camps de
Keraterm et de Trnopolje fonctionnaient individuellement ou conjointement en
tant qu’entreprise criminelle conjointe. Toutefois, en ce qui concerne le camp
d’Omarska pour lequel les preuves sont accablantes, elle conclut au-delà de tout
doute raisonnable qu’il s’agissait d’une entreprise criminelle conjointe
(§ 319).
3. -
Responsabilité du supérieur hiérarchique
La Chambre
rappelle (§ 314) que la jurisprudence des Chambres de première instance du
Tribunal pose trois conditions à l’application de l’article 7 (3) du Statut
relatif à la responsabilité du supérieur hiérarchique : (1) l’existence d’un
lien de subordination entre l’accusé et l’auteur du crime principal ; (2) le
fait que le supérieur savait ou avait des raisons de savoir que son subordonné
avait commis, était en train de commettre ou était sur le point de commettre un
crime ; et (3) le supérieur hiérarchique n’a pas pris toutes les mesures
nécessaires et raisonnables pour prévenir le crime ou en punir l’auteur.
Quant à la Chambre d’appel, elle a considéré que l’article 7 (3) vise tant les
supérieurs militaires que les supérieurs civils à condition que ces derniers
exercent un contrôle effectif sur leurs subordonnés.
Par « contrôle effectif », la Chambre d’appel entend le pouvoir, de jure
ou de facto, d’empêcher le crime d’un subordonné ou de punir les auteurs
d’un crime après sa commission.
Le supérieur, s’il ne punit pas nécessairement lui-même l’auteur du crime, doit
cependant jouer un rôle important dans la procédure disciplinaire.
Le supérieur
est tenu d’agir à partir du moment où il sait ou a des raisons de savoir que des
crimes ont été commis ou sont sur le point d’être commis par ses subordonnés. A
cet égard, la Chambre d’appel considère que l’article 7 (3) du Statut n’impose
pas au supérieur le devoir d’obtenir des informations sur les crimes commis par
ses subordonnés par des moyens qui ne lui sont pas habituels sauf si, d’une
façon ou d’une autre, il est averti que des crimes sont en train d’être commis
(§ 317). Les informations auxquelles a accès le supérieur peuvent être écrites
ou orales, explicites ou implicites, vagues ou précises ; l’essentiel est
qu’elles fassent apparaître la nécessité de mener des enquêtes complémentaires
pour vérifier si les subordonnés commettaient ou s’apprêtaient à commettre des
infractions
(§ 318).
* * *
NOTES
Copyright : © 2002 Céline Renaut. Tous droits réservés. |
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