La 58e session de la
Commission des droits de l'homme qui s'est tenue à l'Office des Nations Unies à
Genève du 18 mars au 26 avril 2002 s'achève sur un constat en demi-teinte, aussi
bien d'un point de vue normatif qu'opérationnel. Comment percevez-vous le rôle
et les travaux de la Commission à la lumière de cette dernière session ?
Partagez-vous le
sentiment du Haut-Commissaire Mary Robinson qui y voit "une érosion du rôle de
la Commission" ?
Il me faut d’abord préciser que
la participation de Médecins Sans Frontières aux sessions de la Commission des
droits de l’homme est exceptionnelle. Elle est réservée aux situations d’une
particulière gravité. Pour mémoire, notre dernière participation remontait au
génocide rwandais. A travers notre présence cette année lors d’un briefing
conjoint avec plusieurs autres organisations humanitaires et de droits de
l’homme, nous avons souhaité témoigner de la gravité et de la spécificité du
conflit en Tchétchénie. Il est inadmissible que la Russie soit passée à travers
les mailles du filet.
Au-delà de cet échec sur la
Tchétchénie, le moins que l’on puisse dire, c’est que cette 58e session de la
Commission des droits de l’homme laisse effectivement un goût amer. A
l’exception de l’adoption du protocole additionnel à la convention sur la
torture de 1984 qui permettra la mise en place d’un système international
d’inspections surprises des lieux de détention, le bilan de cette année est
calamiteux : de nombreux pays dans lesquels la situation des droits de l’homme
est préoccupante ont échappé à une condamnation, le Proche-Orient - qui a
mobilisé la moitié des débats - a donné lieu à des discussions houleuses mais
sans résultats concrets, et les Etats ont réussi à réduire le rôle des
rapporteurs spéciaux et des ONG qui sont pourtant les acteurs les plus efficaces
et les plus indépendants au sein de la Commission. Les rapporteurs spéciaux
n’ont disposé que de cinq minutes pour rendre compte de plusieurs mois d’enquête
et certains d’entre eux ont vu leur mandat tout bonnement supprimé, si bien que
l’on a assisté à une révolte publique de ces experts indépendants. Au total, on
ne peut que partager l’analyse de Mary Robinson sur l’érosion du rôle de la
Commission. C’est la crédibilité même de la Commission et sa capacité à assumer
son mandat de promotion et de protection des droits de l’homme qui sont en jeu
aujourd’hui.
Etes-vous de ceux qui
jugent indispensable une réforme de la Commission ? Si oui, dans quelle
direction ? Ne pensez-vous pas finalement que l'on assiste - en matière de
droits de l'homme - à une inflation normative préjudiciable à leur mise en
œuvre ?
Je pense que la crise et
l’affaiblissement de la Commission des droits de l’homme ressentis cette année
sont étroitement liés à des facteurs conjoncturels. J’en vois deux principaux :
d’une part, la composition 2002 de la Commission. De nombreux Etats membres
n’étaient pas réputés pour leur respect des droits de l’homme et ils ont fait
corps pour se défendre mutuellement et éviter les condamnations. On peut dire
que cette stratégie a bien fonctionné. Par ailleurs, les Etats-Unis qui pour la
première fois depuis 1947 n’étaient pas membres de la Commission, sont restés
très en retrait. Leur statut d’observateur ne leur permettait certes pas de
voter les résolutions, mais rien ne leur empêchait d’en déposer ou d’être actifs
lors des négociations sur les textes. La diplomatie américaine n’a déposé aucune
résolution sur la situation des droits de l’homme en Chine comme elle le fait
traditionnellement et elle n’est pas non plus intervenue dans les tractations
sur la condamnation de la politique russe en Tchétchénie.
Le deuxième facteur
conjoncturel, c’est évidemment le contexte post-11 septembre. L’argument de la
lutte anti-terroriste pour justifier les pires violations des droits de l’homme
a joué à fond.
Ceci étant dit, il n’en
demeure pas moins vrai que l’érosion de l’autorité et de la crédibilité de la
CDH reste principalement liée à des éléments plus structurels qui témoignent de
la nécessité de profonds changements. Toute réforme devrait chercher à accroître
l’indépendance de la Commission et à renforcer son efficacité et sa proximité à
l’égard des victimes des violations des droits de l’homme. La mise en œuvre de
ces objectifs ambitieux passe par une modification de la composition de la CDH
- les représentants des Etats devraient laisser leur place à des experts
indépendants, comme dans tous les comités des droits de l’homme des Nations
Unies -, un renforcement du rôle des procédures spéciales - rapporteurs spéciaux
et groupes de travail -, une simplification de la saisine de la Commission par
les personnes physiques et morales dans le cadre de la procédure 1503 et une
association encore plus étroite des ONG aux travaux et débats de la Commission.
Je partage effectivement
l’idée que l’inflation normative en matière de droits de l’homme ou de droit
humanitaire, en particulier la multiplication de textes de droit dérivé, de
soft law, peut affaiblir la défense et la mise en œuvre des règles de droit
déjà existantes. Montesquieu disait justement que « les lois inutiles
affaiblissent les lois nécessaires ». Ce « droit mou » qui n’aucune portée
juridique obligatoire et qui souvent contient des dispositions peu précises ou
des exigences inférieures au « droit dur » finit par être invoqué en lieu et
place des règles contenues dans les traités internationaux de droits de l’homme
ou du droit humanitaire. J’ai en tête trois exemples de textes, dont la
présentation a pu laisser penser à tort qu’ils comblaient des vides juridiques :
on a cru que les résolutions 43/131 et 45/100 adoptées par l’Assemblée générale
de l’ONU en 1988 et en 1990 créait un droit d’accès humanitaire en situation de
conflit (on a aussi parlé de droit d’ingérence humanitaire) alors même que les
Conventions de Genève le prévoyait depuis 1949. Dans la même logique, on a
laissé entendre que les Principes directeurs sur les personnes déplacées rédigés
par le Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU, Francis Deng,
sortait enfin ces personnes d’un « gap de protection », en oubliant qu’elles
bénéficiaient en situation de conflit de la protection du droit international
humanitaire et en toutes circonstances des droits indérogeables des droits de
l’homme.
Il y a également des
situations dans lesquelles l’inflation normative dissimule des renoncements
quant au respect et à la défense du droit existant : en Bosnie, le déluge de
résolutions du Conseil de sécurité a caché en réalité l’absence de détermination
de la « communauté internationale » à faire cesser les violations massives des
droits de l’homme et du droit humanitaire.
Cette 58e session
présage-t-elle une nouvelle configuration des relations inter-institutionnelles ?
Quelles sont - selon
vous - les marges de manœuvre respectives des Etats et des ONG dans ce type de
forum ?
La Commission des droits de
l’homme reste le royaume des Etats, et leur poids et leur marge de manœuvre sont
donc très importants et même disproportionnés, je pense, par rapport à la place
qui est réservée aux acteurs indépendants comme les ONG, les rapporteurs
spéciaux, les groupes de travail et la Sous-commission. Je crois qu’il y a un
lien évident entre cette prépondérance des Etats et le fait qu’aujourd’hui, à
mon avis, la Commission des droits de l’homme soit l’organe le moins indépendant
du système de protection des droits de l’homme des Nations Unies. On a vu se
développer deux types de comportements négatifs de la part des Etats au sein de
la Commission. D’une part, les « mauvais élèves » tissent des réseaux d’alliance
pour se défendre mutuellement et pour faire échec aux résolutions de
condamnation. C’est ce qui s’est passé cette année. D’autre part, les Etats
cherchent de plus en plus à faire adopter les résolutions sur les pays par
consensus, ce qui revient à négocier les textes avec les Etats responsables des
violations des droits de l’homme. En pratique, cela aboutit à affaiblir les
résolutions et à atténuer les pressions, alors même que le rôle de la Commission
devrait être de clairement pointer du doigt les Etats qui violent les droits de
l’homme. Mais la conséquence la plus grave de cette recherche du consensus,
c’est que la Commission des droits de l’homme finit par brouiller la
qualification des faits, comme lorsqu’elle parle pour la Tchétchénie « d’usage
disproportionné de la force » au lieu d’établir sans ambiguïtés que l’on est
face à des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
En ce qui concerne la marge de
manœuvre des ONG au sein de la Commission, j’ai indirectement répondu en
insistant sur le déséquilibre entre la place réservé aux Etats et celle attribué
aux ONG. Il est intéressant de constater que d’un côté, on assiste à une
inexorable montée en puissance des ONG dans les relations internationales.
Les ONG
participent désormais directement à l'élaboration de normes de droit
international de protection des individus, comme en témoigne leur présence lors
des négociations du traité d'Ottawa sur les mines en 1997 et du traité de Rome
sur la Cour pénale internationale en 1998. A l’inverse de ce mouvement global,
les dynamiques en cours au sein de la Commission cherchent au contraire à
réduire l’influence des ONG. Les deux dernières sessions de la Commission ont en
effet été marquées par les tentatives de containment des ONG mises en
place par les Etats. Je me souviens que lors de la 57e session, en 2001, la Haut
Commissaire aux droits de l’homme, Mary Robinson, avait du monter au créneau
pour défendre les ONG. Cette attitude de la Commission semble quelque peu
réactionnaire au moment où chacun s’accorde à penser que la société civile
permet sans doute d’humaniser un peu la vie internationale.
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