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LES REPRÉSAILLES ARMÉES ET "L'INGERENCE DÉMOCRATIQUE" DES ÉTATS-UNIS EN IRAK

par
Sophie Albert
ATER en droit public et chercheur au CEDIN - Paris 1
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
albert@univ-paris1.fr



Résumé : Du 16 au 19 décembre 1998, l'opération "Renard du désert" s'est déployée dans le ciel irakien. Bagdad et ses environs ont été bombardés par l'aviation américaine et britannique. La tension reste encore très vive dans la zone d'exclusion aérienne au sud-est du pays. Les Etats-Unis ont en outre pris des mesures visant au renversement de Saddam Hussein. Ces diverses actions n'ont pas fait l'objet d'une condamnation unanime de la part des membres de la Communauté internationale. Pourtant, elles sont contraires au droit international.



1998 aura été une année épouvantable, une annus terribili, pour le peuple irakien et l'ONU. En février, suite à des provocations irakiennes, l'affrontement militaire avec l'Irak est évité de justesse. Le mois d'août connaît de nouvelles tensions. Puis du 31 octobre au 14 novembre, la rupture des relations entre l'ONU et l'Irak fait redouter le pire. Le refus de Saddam Hussein de coopérer avec l'Organisation et avec l'UNSCOM (UN Special Commission - Commission spéciale de l'ONU chargée du désarmement) qui apparaît à ses yeux comme une mission d'espions américains déguisés en agents de l'ONU, menace de dégénérer en une nouvelle "Tempête du désert" comme en 1991 ou en "Tonnerre du désert" comme l'ont menacé les Etats-Unis en février. L'Irak renoue finalement le dialogue avec la communauté internationale, le 14 novembre, devant l'intransigeance occidentale et sous la pression de l'ONU et des pays arabes. Saddam Hussein accepte le retour de l'UNSCOM sur le sol irakien. Pendant un mois la tension semble retombée. La diplomatie réussit à éviter le recours aux armes, mais elle n'a pas apporté de solutions au dossier irakien, à la question des sanctions et plus généralement aux rapports entre l'Irak et l'ONU.

Le 15 décembre 1998, la Commission spéciale, par le biais de son responsable Richard Butler, remet un rapport au Secrétaire général dans lequel il met en cause le défaut de coopération des autorités irakiennes. Elle évacue son personnel de Bagdad arguant de l'impossibilité de mener sa tâche sur le terrain. Forts de cette preuve de la mauvaise volonté irakienne, les Etats-Unis, secondés par le Royaume-Uni, déclenchent dans la nuit du 16 au 17 décembre l'opération "Renard du désert". Des bombardements intenses ont lieu sur Bagdad et ses environs jusqu'au 19 décembre. Le début du Ramadan et la trêve de Noël mettent un terme à cette campagne punitive, mais les deux Etats se sont déclarés prêts à renouveler les frappes. La situation reste aujourd'hui dangereuse, notamment au-dessus des zones d'exclusion aérienne. Mises à part les motivations économiques et de politique interne, le but de ces frappes a été multiple : anéantir en Irak les capacités de fabrication d'armes de destruction massive et les capacités de créer une menace à la paix dans la région, ainsi qu'affaiblir le Président pour favoriser la constitution d'un nouveau gouvernement irakien qui respecte les droits de sa population.

Le renversement de Saddam Hussein est un objectif de la politique étrangère américaine. Avant le déclenchement de ces attaques, les Etats-Unis ont déclaré qu'ils allaient œuvrer pour cette cause, et le Royaume-Uni s'était joint à cette initiative. Ils ont exprimé leur soutien aux opposants au régime irakien. Le Président Clinton, le 15 novembre 1998, a fait connaître sa position au monde "[O]ver the long term the best way to address that threat [to the peace in the region] is through a government in Baghdad - a new government - that is committed to represent and respect its people, not repress them; that is committed to peace in the region. Over the past year we have deepened our engagement with the forces of change in Iraq, reconciling the two largest Kurdish opposition groups, beginning broadcasts of a Radio Free Iraq throughout the country. We will intensify that effort, working with Congress to implement the Iraq Liberation Act which was recently passed; strengthening our political support to make sure the opposition, or to do what we can to make the opposition, a more effective voice for the aspirations of the Iraqi people. Let me say again, what we want and what we will work for is a government in Iraq that represents and respects its people, not represses them, and one committed to live in peace with its neighbors." (Texte intégral de la déclaration présidentielle.)
La Loi sur la libération de l'Irak (Iraq Liberation Act of 1998 (HR 4664) du 1er octobre 1998) mentionnée dans le discours présidentiel, a été signée par le Président Clinton le 31 octobre 1998. Elle prévoit un budget de 97 millions de dollars destiné à fournir une aide militaire aux groupes d'opposition en Irak, une allocation de deux millions de dollars pour les activités de diffusion de l'information en Irak par des groupes d'opposition et une assistance humanitaire plus particulièrement accordée aux individus qui ont fui les zones sous le contrôle du régime de Saddam Hussein. Le blason de la CIA a sans doute besoin d'être redoré alors que son engagement en faveur du général Pinochet revient inopinément à la surface.

Les Etats-Unis, et dans leur sillage le Royaume-Uni, semblent agir en toute liberté, sans se soucier de la réaction du monde et de l'ONU. Mais agissent-ils en toute légalité ? Que devient le droit international dans tout cela ?

"Renard du désert" ou des représailles armées en dehors du système de sécurité collective

L'opération "Renard du désert" a consisté en des actions de contraintes militaires pour punir Saddam Hussein de son manque de coopération avec l'UNSCOM. Il s'agit de représailles armées.
Ces mesures sont a priori illégales. Elles sont en contradiction flagrante avec un paragraphe fondamental de la Charte des Nations Unies, l'article 2 § 4, qui interdit aux Membres de l'ONU de "recourir à la menace ou à l'emploi de la force, soit contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies." Elles ne peuvent être acceptées dans le système de sécurité de l'ONU, et donc du monde, que dans deux cas : si elles sont autorisées par le Conseil de sécurité au titre du Chapitre VII ou si elles sont prises dans le cadre de la légitime défense.

L'opération "Renard du désert" n'a pas fait l'objet d'une autorisation expresse de la part du Conseil de sécurité. Elle a, au contraire, pris de court tout le Conseil alors qu'il se tenait en réunion. Il n'a été informé qu'au moment de la diffusion des images sur une chaîne de télévision attachée à l'administration américaine. Et le Secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan a soupiré à la nouvelle des frappes aériennes que c'était "un triste jour pour les Nations Unies et pour le monde". Toutefois, les Etats-Unis se sont dits autorisés à agir par le Conseil lui-même. Ils ont fait savoir qu'ils pouvaient se passer d'une nouvelle autorisation de celui-ci pour mener des représailles armées en Irak puisque de précédentes résolutions leur permettaient de prendre ce type de mesures.

L'argument des Etats-Unis repose sur une interprétation très controversée de la résolution 1154 (1998) du Conseil de sécurité du 2 mars 1998. Pris en vertu du Chapitre VII, le dispositif de la résolution souligne que le "respect par le Gouvernement irakien de l'obligation d'accorder immédiatement, inconditionnellement et sans restriction à la Commission spéciale et à l'AIEA (Agence internationale pour l'énergie atomique) les facilités d'accès prévues dans les résolutions pertinentes, dont le Mémorandum d'accord (du 23 février 1998) réaffirme qu'il est tenu de s'acquitter, est nécessaire pour assurer l'application de la résolution 687 (1991) (relative notamment au désarmement de l'Irak), étant entendu que toute violation aurait de très graves conséquences pour l'Irak." (Les parenthèses et les italiques sont de l'auteur.)
Difficilement négociée et maintes fois remaniée, la dernière proposition de ce paragraphe a été interprétée par les Etats-Unis comme permettant une riposte armée automatique et unilatérale. Ce point de vue est très discutable et a été critiqué par le Secrétaire général, la France, la Russie et la Chine.
(Lire TORELLI, Maurice "Le nouveau défi irakien à la communauté internationale : la dialectique des volontés", Paris, Revue Générale de Droit International Public, 1998-2, pp. 451-455.)

On peut contester l'argument des Etats-Unis par les remarques suivantes. La proposition controversée ne dit pas précisément que le Conseil de sécurité se défait de ses prérogatives, c'est-à-dire de sa capacité à apprécier la situation et convenir des mesures à prendre. Le Conseil a toujours décidé depuis 1991 de demeurer saisi de l'affaire irakienne. Les Etats-Unis n'ont pas à assurer seuls le suivi de celle-ci. La proposition ne dit pas non plus que le Conseil n'aurait plus besoin d'autoriser un recours à la force. L'automaticité des sanctions ou des représailles serait une chose dangereuse tant pour l'organe restreint de l'ONU que pour la paix dans le monde. L'autorisation de l'usage de la contrainte armée, en vertu de l'article 42 de la Charte, nécessite une décision expresse, une résolution claire, à chaque nouvelle situation de menace ou de rupture de la paix, suite à l'examen de cette situation.

L'éditorialiste du Washington Post a souligné dans un article que les Etats-Unis et le Royaume-Uni étaient plus fidèles aux buts et aux termes mêmes de la Charte que l'ONU elle-même (in International Herald Tribune, Paris, 19-20 décembre 1998). Le Président Clinton parle des "alliés" contre l'Irak et évoque la volonté de la communauté internationale (Voir le discours annonçant la fin des frappes). Il se situe dans l'esprit de l'ONU à son origine : des nations unies contre des nations ennemies. On pourrait donc suggérer que les frappes du "Renard du désert" sont en conformité avec les buts des Nations Unies.
Toutefois cette suggestion est douteuse. La Charte entend en finir avec le recours à la force unilatéral dans les relations internationales. Sa fonction première est d'assurer la sécurité collective. En outre, l'ONU elle-même semble mieux à même de défendre la Charte et son esprit qu'un seul Etat qui ne cache pas ses ambitions de superpuissance.

Il est vrai que le régime de Saddam Hussein ne respecte ni les droits de l'homme, ni la démocratie. Il a violé le principe de non agression. Il produit sans doute des armes effroyables et ne respecte pas les résolutions du Conseil de sécurité. Il ne se conforme pas aux principes de la Charte des Nations Unies. Le monde et les Irakiens se porteraient mieux sans Saddam Hussein. Mais rien dans la Charte de l'ONU n'autorise un Etat, unilatéralement, à remettre un autre Etat dans le droit chemin par le biais de représailles armées. La légitimité politique et morale des objectifs de politique étrangère américains ne peut justifier des moyens aussi illégaux.
Un problème semblable se pose au sujet des mesures de soutien à l'opposition irakienne.

Les mesures de soutien aux groupes d'opposition au régime de Saddam Hussein

Le droit international interdit les représailles armées mais aussi l'intervention d'un Etat dans les affaires internes d'un autre Etat. Selon la Cour Internationale de Justice, dans l'affaire des activités militaires et paramilitaires des Etats-Unis au Nicaragua en 1986, le principe de non-intervention "interdit à tout Etat ou groupe d'Etats d'intervenir directement ou indirectement dans les affaires intérieures ou extérieures d'un autre Etat. L'intervention interdite doit donc porter sur des matières à propos desquelles le principe de souveraineté des Etats permet à chacun d'entre eux de se décider librement. Il en est ainsi du choix du système politique, économique, social et culturel et de la formulation des relations extérieures. L'intervention est illicite lorsque à propos de ces choix, qui doivent rester libres, elle utilise des moyens de contrainte. Cet élément de contrainte, constitutif de l'intervention prohibée et formant son essence même, est particulièrement évident dans le cas d'une intervention utilisant la force, sous la forme directe d'une action militaire soit sous celle, indirecte, du soutien à des activités armées subversives ou terroristes à l'intérieur d'un autre Etat." (C.I.J. Recueil 1986, p. 108, §257)

Suivant pas à pas le raisonnement de la Cour, il apparaît tout d'abord que la volonté de soutien à l'opposition irakienne de la part des Etats-Unis affecte l'autonomie politique de l'Irak. Le choix du régime politique fait partie de la souveraineté de l'Etat irakien, qu'importe la nature du régime. Etant donné que la loi américaine autorise le Président à fournir aux groupes d'opposition des services et des articles du Department of Defense, ainsi qu'une formation et un entraînement militaire dans la limite d'un budget de 97 millions de dollars, on peut dire que les Etats-Unis entendent utiliser des moyens de contrainte indirects. Il s'agit d'une aide à des activités armées. Ces activités armées seront menées par les opposants irakiens car une loi américaine interdit l'assassinat de dirigeants étrangers par la CIA elle-même... Saddam Hussein ne peut être renversé que par la force : par une rébellion, un coup d'Etat ou un assassinat.

Il y a donc ingérence si la loi sur la libération de l'Irak est suivie d'effets. Il est difficile de montrer l'engagement de services secrets et par conséquent de démontrer une violation de la souveraineté d'un Etat par leur fait. Ces services ont des emplois du temps discrets. Dans le cas irakien, on peut supposer que les Etats-Unis déploient ou vont déployer les actions nécessaires à la mise en œuvre de la loi. L'octroi d'un budget conséquent conforte cette idée. De plus, leur volonté dans ce sens a été répétée à de nombreuses reprises.

La question de l'aide aux médias de l'opposition irakienne est plus controversée. Les programmes musicaux sont difficilement assimilables à des mesures de contrainte même si on peut relever que la musique pop a su faire sortir de sa demeure le mélomane général Noriega. En revanche, une incitation à la rébellion et le relais médiatique d'un plan de renversement du régime pourraient entrer dans cette catégorie.

Les Etats-Unis justifient leur implication dans le cadre de la loi du 31 octobre 1998 par une raison juste et légitime autorisant une dérogation au principe de non-intervention : ces interventions sont pour la bonne cause. Elles cherchent à faire de l'Irak une démocratie. La loi déclare "It should be the policy of the United States to seek to remove Saddam Hussein regime from Iraq and replace it with a democratic government".

Une ingérence pour la bonne cause ou y a-t-il un droit d'ingérence démocratique ?

On a parlé d'ingérence humanitaire pour défendre l'idée que l'assistance humanitaire nécessitait une intervention dans un Etat, même si ce dernier ne l'avait ni requise ni acceptée. Peut-on parler d'ingérence démocratique quand une assistance extérieure paraît nécessaire pour ériger une démocratie ? Pour démontrer une telle dérogation au principe de non intervention, il faudrait démontrer l'existence d'un droit bien établi à la démocratie.

Ces dernières années, la démocratie a fait une entrée remarquée dans les sphères internationales. Elle a été invoquée à l'appui des missions internationales de maintien et de consolidation de la paix et a justifié les opérations d'assistance et de vérification des élections. L'Assemblée générale s'est intéressée à la façon de consolider la démocratie. L'ancien Secrétaire général des Nations Unies, M. Boutros-Ghali a incité mille fois à la démocratisation.

Le droit à la démocratie s'exprimerait par le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Le peuple pourrait alors exercer son droit à l'autodétermination démocratique. Cette interprétation découle logiquement des articles premiers des deux Pactes sur les droits de l'homme de 1966 et de leur association avec le droit de vote, la liberté d'expression et les libertés collectives (droit d'association et de réunion). Le Prix Nobel de la paix, Amartya Sen, a aussi démontré la corrélation entre la démocratie et la satisfaction des droits économiques et sociaux.
Toutefois cette interprétation bute toujours contre le principe traditionnel d'indifférence du droit international par rapport au régime interne, corollaire de la souveraineté.

Au niveau universel, il est difficile de montrer une opinio juris qui reconnaisse la démocratie comme un droit et de trouver une pratique continue et homogène de la plupart des Etats. La démocratie est un objectif légitime. Au sens général, les peuples y ont le droit. Au sens strict, le droit international ne leur octroie pas encore ce droit. Du fait de ce statut chancelant, la démocratie ne peut remettre en cause ni le principe de non intervention dans les affaires internes d'un Etat, ni l'interdiction de l'usage de la contrainte à l'encontre de son autonomie politique.

L'attitude américaine montre que tout se passe comme si désormais, ce n'était plus à la pratique des Etats-Unis d'être conforme au droit international mais, au droit international d'être conforme à la volonté des Etats-Unis. Le paradoxe est que cette attitude américaine est elle-même antidémocratique !

La Secrétaire d'Etat, Madeleine Albright, a déclaré le 17 décembre 1998 : "Ce serait vraiment bien si ceux qui ne soutiennent pas notre approche en avaient une autre efficace à proposer" (P. de Beer, "Les républicains dénoncent le "timing" choisi par M. Clinton", Le Monde, 18 décembre 1998, p. 2)
Or il existe des moyens pour faire plier le régime de Bagdad dans le respect du droit international. Kofi Annan exprimant un espoir de remède après des frappes si lourdes de conséquences a dit que "demain, comme hier, il y aura un besoin aigu, en Irak et dans la région, pour des secours humanitaires et une diplomatie réparatrice". Les remèdes sont diplomatiques. Ils font partie des compétences de l'ONU, de son Secrétaire général et du Conseil de sécurité qui reste un formidable forum pour régler les différends internationaux par la diplomatie. Les Etats-Unis y ont une bonne place. Il faut inciter le Conseil de sécurité à agir rapidement dans les domaines qui sont de son ressort, développer au sein de l'ONU un droit à la démocratie et faire pression sur les Etats pour que ce droit soit respecté.
Ce sont des moyens plus lents, moins spectaculaires, moins virils. Ils seraient néanmoins plus dans l'esprit de la Charte des Nations Unies, plus profitables aux relations internationales.

15 janvier 1999

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ALBERT S. - "Les représailles armées et "l'ingérence démocratique" des Etats-Unis en Irak". - Actualité et Droit International, janvier 1999 (http://www.ridi.org/adi).

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