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LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE ET LA CONSTITUTION FRANÇAISE

par
Bérangère Taxil
Doctorante au CEDIN - Paris 1
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
taxil@antinea.org



L'adoption du statut de la Cour pénale internationale (CPI) à Rome le 17 juillet 1998 a été saluée comme un progrès essentiel de la justice internationale. Toutefois, cet enthousiasme ne masque pas les difficultés à venir pour la création effective de cette nouvelle cour.
Le premier problème qui se pose est celui de son entrée en vigueur, conditionnée par la ratification de son statut par 60 Etats. Pour la France, cette procédure de ratification peut être relativement longue : une décision du Conseil constitutionnel du 22 janvier 1999 a en effet déclaré certaines dispositions du statut de Rome contraires à la Constitution. Avant toute ratification, il faudra donc une révision constitutionnelle.
L'introduction de normes internationales en droit français est prévue par le chapitre VI de la Constitution de 1958. En vertu de l'article 54, si un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, la ratification de cet engagement ne peut intervenir qu'après une révision de la Constitution. Le Président de la République et le Premier ministre ont ainsi saisi le Conseil constitutionnel sur le fondement de cet article, afin de savoir si le statut de la CPI est conforme à la Constitution. Il s'agit d'une saisine à titre "préventif", qui semble devenir pratique courante en matière d'intégration de normes internationales depuis le Traité de Maastricht en 1992. Le Conseil peut également être saisi a posteriori au titre de l'article 61, pour étude de la conformité de la loi de ratification du traité, mais il semble que cela retarde la procédure de révision.

Le Conseil constitutionnel a donc rendu sa décision le 22 janvier 1999. Composée de cinq paragraphes essentiels (42 considérants), elle commence par relever les principaux éléments du "contenu de l'engagement soumis au conseil constitutionnel", suivant le schéma du statut : modalités de l'institution de la Cour, composition de celle-ci, mode de saisine, procédure, et exécution des peines. Le second paragraphe rappelle de façon traditionnelle les "normes de référence applicables", en vertu desquelles le Conseil constitutionnel devra examiner le traité. Il s'agit des normes contenues dans l'ensemble du bloc de constitutionnalité (Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, Préambule de la Constitution de 1946 et Constitution de 1958), relatives notamment aux droits de l'homme et au principe de la souveraineté nationale.
Les trois paragraphes suivants sont d'une nature différente, procédant à l'examen au fond des dispositions du statut de Rome. Ils sont relatifs au "respect des dispositions de la Constitution relatives à la responsabilité pénale des titulaires de certaines qualités officielles", au "respect des principes constitutionnels applicables au droit pénal et à la procédure pénale" et au "respect des conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale".

Lors de cet examen, le Conseil constitutionnel relève trois motifs de non-conformité. Ainsi, l'article 27 du statut de la CPI intitulé "Défaut de pertinence de la qualité officielle" prévoit une responsabilité pénale possible pour tous, y compris les titulaires de charges officielles. Ceci est contraire aux articles 26, 68 et 68-1 de la Constitution, qui accordent des immunités aux parlementaires, aux membres du gouvernement, ainsi que (et surtout) au Président de la République. Ce premier motif est le plus court mais également le plus polémique, ravivant un débat entre juristes de droit pénal et de droit constitutionnel, qui s'opposent sur son interprétation.
Les deux autres motifs de non-conformité relèvent du paragraphe sur la souveraineté. Présenté dès sa naissance comme un texte de compromis entre morale et politique, entre la justice internationale et la souveraineté des Etats, le statut de Rome soulève de nombreuses critiques de la part de ses observateurs. Certains estiment en effet que les Etats ont quelque peu vidé de son sens le texte du statut, en raison d'un "souci certainement excessif de préserver leur souveraineté" (1). Pourtant, le Conseil constitutionnel va estimer qu'il contient encore deux dispositions qui pourraient porter atteinte à la souveraineté française.
D'une part, il soulève une possibilité de conflit entre la compétence de la Cour et celle de l'Etat français : il effectue une interprétation de dispositions traitant de la complémentarité entre justice internationale et nationale, sans toutefois préciser quels sont les articles du statut visés. Ainsi, la Cour pourrait être amenée à demander à l'Etat français de lui remettre des personnes "à raison de faits couverts, selon la loi française, par l'amnistie ou la prescription ; qu'il serait, dans ces conditions, porté atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale" (34ème considérant).
D'autre part, le Conseil constitutionnel affirme que l'article 99 du statut, relatif aux différentes formes de coopération des Etats avec la Cour, contient un paragraphe également "de nature à porter atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale" (38ème considérant). Il s'agit de l'article 99 §4, qui offre la possibilité au Procureur de la CPI d'effectuer des actes d'enquête sur le territoire d'un Etat, sans la présence des autorités judiciaires nationales.

L'ensemble des autres dispositions est par conséquent jugé conforme à la Constitution. Dans le cadre de ce rapide examen de la décision, il serait difficile d'analyser le statut de la CPI de manière exhaustive. Ainsi, les principes de droit pénal et de procédure pénale ne seront pas détaillés. Il s'agit surtout des articles relatifs au respect des droits de la défense : présomption d'innocence, légalité des délits et des peines, non rétroactivité de la loi pénale plus dure, modalités de l'arrestation, du jugement et de la détention. Le 25ème considérant conclut que "les exigences constitutionnelles relatives au respect des droits de la défense et à l'existence d'une procédure juste et équitable ... sont ainsi satisfaites". Il s'agit également du respect des droits des victimes et témoins (sécurité et respect de leur vie privée, indemnisation des préjudices subis), jugés de même respectés. Le Conseil constitutionnel s'appuie ici sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dans ses articles 2 à 9.

Selon certains commentateurs, cette décision du Conseil constitutionnel serait une "décision convenue", dont la "réponse allait de soi" (2). Il est vrai qu'elle se situe, par sa structure et son contenu, dans la lignée d'une jurisprudence stable en matière d'intégration de normes internationales et (surtout) européennes. De nombreuses comparaisons peuvent être effectuées avec la décision de 1992 sur le Traité de Maastricht et celle du 30 décembre 1997 sur le traité d'Amsterdam. Cela est vrai surtout en ce qui concerne la notion prétorienne de "conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale", régulièrement développée. Pourtant, il s'agit d'une décision riche, qui parcourt l'ensemble des 13 chapitres et des 128 articles du statut ; c'est aussi une décision complexe, qui, tout comme le texte du statut lui-même, n'évite pas certains paradoxes, entraînés par la difficile conciliation entre l'idéal d'une justice internationale indépendante et la nature interétatique du droit international. Ainsi, la responsabilité pénale des titulaires de qualités officielles (I), tout comme les atteintes à la souveraineté (II), pour être contraires à la Constitution, n'en sont pas moins la condition d'un progrès du droit.

I. La responsabilité pénale des titulaires de charges officielles

    A. Immunités ou responsabilité : des normes contradictoires

La CPI sera amenée à juger des individus pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité, et génocide (exception faite, pour les 7 premières années, du crime d'agression, non encore défini). Historiquement, on peut aisément constater que l'appareil étatique et ses agents sont bien souvent en cause dans la préparation ou l'exécution de ces crimes : de Hitler à Milosevic, en passant par Polpot, peu de ces grands criminels investis de charges officielles ont été jugés. C'est pourquoi le statut de cette nouvelle Cour pénale internationale prévoit, dans son article 27, que "le présent statut s'applique à tous, sans aucune distinction fondée sur la qualité officielle. En particulier, la qualité officielle de chef d'Etat ou de gouvernement, de membre d'un gouvernement ou d'un parlement, de représentant ou d'agent d'un Etat, n'exonère en aucun cas de la responsabilité pénale..." (article 27§1). Aucune immunité n'est donc acceptée devant la Cour. Or, la Constitution française de 1958 en prévoit un certain nombre pour ces personnes.
L'article 68 de la Constitution dispose en effet que le Président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison, et qu'il est jugé par la Haute Cour de justice. De plus, l'article 68-1 affirme que les membres du gouvernement peuvent être tenus pour pénalement responsables des crimes et délits commis dans l'exercice de leurs fonctions, mais qu'ils sont jugés par la Cour de justice de la République (3). Enfin, l'article 26 prévoit également une irresponsabilité pénale du parlementaire "à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions" (article 26 §1), et il ne peut être arrêté pour un crime ou un délit que si l'assemblée à laquelle il appartient accepte de lever son immunité (autorisation non nécessaire en cas de flagrant délit, article 26 §2).
Par conséquent, juger un chef d'Etat, un ministre ou un parlementaire devant la CPI pour crime de guerre ou crime contre l'humanité n'est pour l'instant pas envisageable. Irresponsabilités de principe et procédures spéciales de jugement devront donc être révisées. Mais que réviser et comment procéder ? La décision du Conseil constitutionnel soulève déjà des débats.

    B. Débats à propos d'une révision

Deux types de débats sont à prévoir : d'une part, sur la nature des dispositions à réviser, et d'autre part, sur les modalités de cette révision.
Le régime de la responsabilité pénale du chef d'Etat et des membres du Gouvernement a été largement modifié en 1993, pour créer la Cour de Justice de la République, et en 1995, pour lui donner une compétence rétroactive. Les immunités parlementaires de l'article 26 ont également été renforcées en 1995. Ces révisions successives de la Constitution démontrent que de nombreuses dispositions nécessitent d'être actualisées ou précisées. Au siècle dernier, on voulait protéger les représentants de la Nation contre les incursions du pouvoir judiciaire. Aujourd'hui, ces irresponsabilités politiques paraissent peu légitimes. Ainsi en est-il notamment de l'article 68 : son interprétation par le Conseil constitutionnel soulève déjà un débat juridique. En effet, le Conseil accorde une irresponsabilité pénale au Président pendant toute la durée de son mandat, alors que l'article 68 offre une immunité pénale pour les "actes commis dans l'exercice des fonctions". La future révision pourrait être l'occasion de préciser cet article de la Constitution jugé quelque peu flou (4).
L'initiative d'une révision appartient justement à ceux dont les immunités sont mises en cause : Président et membres du Parlement (article 89 de la Constitution). De plus, le projet de révision doit être accepté par les parlementaires réunis en congrès. Par conséquent, la préparation d'une révision provoquera sans aucun doute de nombreux et houleux débats... Par ailleurs, certains critiquent ce "toilettage à répétition" de la Constitution, de nature à affaiblir son rôle de norme fondamentale (5). Cela les amène à proposer une révision, non plus des articles 26, 68 et 68-1, mais plus générale : elle prévoirait seulement que la France reconnaisse le statut de la CPI. Cette sorte de "clause d'intégration générale" a déjà été proposée (mais rejetée) pour le processus d'intégration communautaire, afin d'éviter plusieurs révisions. Elle existe dans plusieurs pays européens (6). Toutefois, cela ne semble pas être la tradition française, et la révision sera d'autant plus difficile à préparer que les autres dispositions contraires à la Constitution touchent à la souveraineté nationale.

II. L'atteinte à la souveraineté nationale

Le statut de la CPI prévoit une complémentarité des rôles de la Cour et des Etats dans la poursuite et le jugement des criminels. Mais le Conseil constitutionnel relève des conflits de compétence entre eux, qui pourraient porter atteinte à la souveraineté (A). Toutefois, le statut ne contredit pas d'articles précis de la Constitution, mais des "conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale", notion jurisprudentielle aux contours imprécis développée depuis 1970 par le Conseil (B).

    A. Conflits de compétence entre CPI et système judiciaire français

Le statut de la CPI repose sur deux principes essentiels : la complémentarité des compétences de la Cour et des juridictions nationales, ainsi que la coopération des Etats avec la Cour. Bien que ces deux principes soient conformes à la Constitution, certaines de leurs conséquences sont jugées contraires.

1. La notion de complémentarité

La complémentarité est une notion qui existait déjà dans le statut des tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda. Elle est donc consacrée ici, et préférée au terme de subsidiarité, afin d'exprimer un partage équilibré de compétences entre la CPI et les tribunaux nationaux et non une primauté de l'une ou des autres (en pratique, cet équilibre est loin d'être évident). Ainsi, cette complémentarité est affirmée à plusieurs reprises dans le statut de Rome, dans le préambule et l'article 1er (celui-ci pose que la Cour "est complémentaire des juridictions criminelles nationales"). Comment s'exprime-t-elle concrètement ? Ce sont les article 17 à 20 du statut qui le précisent.
L'article 17, relatif aux questions de recevabilité d'une affaire devant la Cour, pose les conditions dans lesquelles elle doit se dessaisir d'une affaire au profit d'un Etat. Ainsi, compte tenu de la complémentarité, une affaire est jugée irrecevable lorsqu'elle est ou a été traitée par un Etat, "à moins que cet Etat n'ait pas la volonté ou soit dans l'incapacité de mener véritablement à bien l'enquête ou les poursuites" (article 17 §1). La Cour apprécie elle-même ces critères. Ainsi, pour déterminer le manque de volonté de l'Etat, elle doit examiner notamment si la procédure de jugement a été menée suffisamment rapidement et avec impartialité (article 17 §2) ; pour estimer l'incapacité, elle étudie l'effondrement de l'appareil judiciaire ou son indisponibilité (17 §3).
L'article 18, non visé par le Conseil, complète le précédent. Il exige que si un Etat ouvre une enquête sur la même affaire que la Cour (même postérieurement), la Cour lui défère le cas (18 §2). On peut souligner que pour ces deux articles, la compétence de l'Etat prime sur celle de la Cour ; on devrait par conséquent plutôt utiliser le terme de subsidiarité.
Enfin, l'article 20 pose le principe classique de droit pénal non bis in idem, selon lequel une personne ne peut être jugée deux fois pour les mêmes faits, sauf dans les conditions de l'article 17, à savoir si l'Etat avait l'intention, ce faisant, de le soustraire à sa responsabilité.
Le Conseil constitutionnel juge ces dispositions conformes, car elles "fixent limitativement et objectivement les hypothèses dans lesquelles la Cour pénale internationale pourra se déclarer compétente" (32ème considérant). Paradoxalement, il semble que ce soit une certaine subjectivité de l'appréciation du comportement de l'Etat qui, selon le Conseil constitutionnel, révèle une atteinte à la souveraineté. En effet, bien que le Conseil constitutionnel ne vise pas les articles 17 et 20 en particulier, ce sont les conséquences potentielles de ceux-ci qui posent problème.

2. Une atteinte potentielle à la souveraineté : amnistie et prescription

Certaines règles en droit français permettent de protéger une personne pour des faits condamnables par la CPI. Il s'agit des règles relatives aux prescriptions et au droit de grâce.
En France, seuls les crimes contre l'humanité et le génocide sont imprescriptibles (articles 211 à 213 du Code pénal), alors que les crimes de guerre sont prescriptibles au bout de trente ans. Or, devant la Cour pénale, tous les crimes pour lesquelles elle est compétente sont imprescriptibles (article 29 du statut). Selon le Conseil constitutionnel, cela ne heurte aucun principe constitutionnel (20ème considérant de la décision), puisque les règles de prescription sont de nature législative. Néanmoins, cette contrariété entre le statut et la loi comporte des incidences. La Cour pourrait demander à juger une personne située sur le territoire français et couverte par la prescription. De même, un criminel peut être jugé puis amnistié. La Cour pourrait considérer, selon l'article 17 du statut, que l'intention de l'Etat français est de soustraire la personne à sa responsabilité pénale. Elle pourrait alors se déclarer compétente pour le rejuger, sur le fondement de l'article 20. Evaluer l'intention d'un Etat peut ainsi paraître, malgré quelques critères, assez difficile.
Par ailleurs, une autre disposition du statut est à prendre en compte : il s'agit de l'article 89, selon lequel un Etat doit arrêter et remettre une personne à la Cour lorsque celle-ci le lui demande.
L'ensemble de ces dispositions conduit donc le Conseil constitutionnel à affirmer qu'il "résulte du statut que la CPI pourrait valablement être saisie du seul fait de l'application d'une loi d'amnistie ou des règles internes de prescription ; qu'en pareil cas, la France, en dehors de tout manque de volonté ou d'indisponibilité de l'Etat, pourrait être conduite à arrêter et à remettre à la Cour une personne à raison de faits couverts, selon la loi française, par l'amnistie ou la prescription" (34ème considérant).
En pratique, ceci n'a que peu de portée. On imagine mal en France qu'une personne condamnée pour avoir commis un des "crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale" (article 5 du statut) soit amnistiée. Ce n'est qu'une hypothèse formulée par le Conseil constitutionnel, qui estime de façon très stricte les contours de la souveraineté. Ainsi, lorsque la complémentarité des compétences signifie primauté de la Cour, elle est sanctionnée.
Après avoir étudié la complémentarité, le Conseil constitutionnel analyse les modalités de la coopération des Etats avec la Cour.

3. L'enquête du Procureur sur le territoire national

C'est le chapitre IX du statut qui pose les règles relatives à la coopération internationale. Il est cité dans son ensemble par le Conseil, et non étudié article par article. Les principes de base de cette coopération sont clairs (les modalités pratiques le sont beaucoup moins). Les Etats ont obligation de prévoir dans leur législation toutes les formes de coopération prévues dans le statut (article 88). Ils ont ainsi l'obligation de coopérer pour certaines demandes de la Cour, telles que des identifications de personnes, rassemblement de preuves, interrogatoires, examen de sites publics, perquisitions, transmissions de documents (article 93) ; leur obligation de coopération s'étend également à "toute autre forme d'assistance non interdite par la législation de l'Etat", formule floue qui semble contredire l'article 88 : il ne peut en principe pas y avoir d'assistance interdite par une législation nationale puisque les Etats doivent prévoir toutes les formes de coopération… Ce chapitre IX est révélateur des compromis effectués entre les obligations des Etats et la protection de leur souveraineté : chaque principe qu'il contient est assorti d'une exception. Ainsi, l'article 93§4 vient faire exception à l'obligation de coopération de l'article 93§1, autorisant l'Etat à rejeter une demande d'assistance de la Cour s'il estime qu'elle "a pour objet la production de documents ou la divulgation d'éléments de preuve qui touchent à sa sécurité nationale". Or l'Etat n'est pas obligé de justifier son appréciation de l'atteinte à la sécurité nationale (article 72§6). Par conséquent, il peut refuser toute coopération... Cette protection de la souveraineté, certainement excessive, est logiquement considérée par le Conseil comme étant conforme à la Constitution (36ème considérant).
Une seule disposition du statut permet à la Cour d'agir sans la coopération de l'Etat, et d'enquêter sur le territoire national. Il s'agit de l'article 99§4, qui énonce que le procureur de la CPI peut enquêter sur le territoire d'un Etat hors de la présence des autorités judiciaires de celui-ci, si "cela est nécessaire pour exécuter efficacement une demande". Il s'agit notamment pour le Procureur d'entendre des dépositions de personnes volontaires ou d'inspecter de sites publics. Le Conseil constitutionnel estime que "le pouvoir reconnu au procureur de réaliser ces actes hors la présence des autorités judiciaires françaises compétentes est de nature à porter atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale" (38ème considérant) ; pourtant, cette disposition est assortie de modalités qui la restreignent : le Procureur ne peut en aucun cas agir sans avoir consulté l'Etat concerné.
Le fondement de cette atteinte réside non pas dans la Constitution elle-même, mais dans son interprétation par le Conseil constitutionnel. En effet, selon sa décision 80-116 du 17 juillet 1980, il existe une "règle qui découle du principe de la souveraineté nationale, selon laquelle les autorités judiciaires françaises, telles qu'elles sont définies par la loi française, sont seules compétentes pour accomplir en France, dans les formes prescrites par cette loi, les actes qui peuvent être demandés par une autorité étrangère au titre de l'entraide judiciaire en matière pénale" (décision disponible sur le site du Conseil constitutionnel).

Si les articles problématiques du statut de la CPI sont clairement identifiés, il en va autrement des dispositions qu'ils contredisent. En effet, pour ce qui est de la souveraineté nationale, la Constitution est peu explicite. Or, pour préparer une révision constitutionnelle, il est nécessaire de savoir ce qu'il faut modifier... De plus, le Conseil constitutionnel ne fait pas référence à la souveraineté elle-même, mais à ses conditions d'exercice.

    B. L'atteinte aux "conditions d'exercice de la souveraineté nationale"

Le principe constitutionnel de souveraineté nationale est contenu dans le préambule de la Constitution et dans son article 3. Toutefois, il n'est pas réellement détaillé. L'article 3 précise seulement que "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice". Or, lorsqu'il s'agit d'introduire des engagements internationaux dans l'ordre juridique français, ce principe s'oppose à celui qui admet que "sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l'organisation et à la défense de la paix" (préambule de la Constitution de 1946). Comment réviser la Constitution lorsque c'est la souveraineté qui est heurtée ? Peu de décisions du Conseil constitutionnel ont constaté une contrariété d'un traité par rapport à la Constitution, mais elles forment une jurisprudence stable. Les révisions constitutionnelles qui les ont suivies serviront sans doute d'exemple pour introduire le statut de la CPI en droit français.

1. Les développements jurisprudentiels de la notion

On peut constater que les deux motifs de non-conformité à la Constitution relatifs à la souveraineté n'en heurtent pas de disposition précise, mais les "conditions essentielles d'exercice" de cette souveraineté. Compte tenu de l'absence de précision dans la Constitution, il semble normal que le Conseil constitutionnel ait interprété les contours de la souveraineté à l'aide de cette notion.
C'est en 1970 que, chargé une première fois de concilier souveraineté et engagement international, le Conseil constitutionnel fait référence aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté (7). Il y recourt ensuite dans une décision du 22 mai 1985 (relative au protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme sur l'abolition de la peine de mort), puis à propos de Schengen en 1991. Mais c'est en 1992 que pour la première fois, le Conseil constitutionnel juge un traité contraire à cette notion, ce qui va lui permettre de lui donner des contours plus précis. Il s'agit de la décision du 9 avril 1992 relative au traité de Maastricht. Elle est complétée par la décision du 30 décembre 1997 relative au traité d'Amsterdam, jugé également contraire aux conditions d'exercice de la souveraineté. La décision concernant la Cour pénale internationale reprend ainsi pour une grande partie le dispositif des précédentes.

D'une part, dans le paragraphe reprenant les normes de référence, le Conseil rappelle de façon traditionnelle que souveraineté nationale et engagements internationaux sont parfaitement conciliables (12ème considérant). Ensuite, il faut noter que, comme il l'a fait en 1992 et 1997 pour l'intégration communautaire, le Conseil ne cherche pas une "atteinte effective aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté. Par l'emploi du conditionnel, il se contente d'une atteinte potentielle pour justifier sa décision de contrariété" (8). Toutefois, même cette atteinte potentielle nécessite une révision constitutionnelle.
D'autre part, pour qualifier l'atteinte, le Conseil a utilisé, en ce qui concerne l'intégration communautaire, la notion de transfert de compétences : il étudie le degré de transfert de compétences, le domaine concerné et les modalités de ce transfert. En l'espèce, la création de la CPI ne procède pas réellement d'un transfert, mais plutôt d'un partage de compétences. Néanmoins, la démarche du Conseil est la même, et ce sont les modalités du partage qui sont remises en cause.

2. Quelle révision envisager ?

En 1992, le Conseil constitutionnel a déclaré certains articles du traité de Maastricht incompatibles avec la Constitution. Il n'a pas précisé (ce n'est d'ailleurs pas son rôle) quels articles de la Constitution devaient être révisés. Par la suite, la loi constitutionnelle du 25 juin 1992 opérant la révision a ajouté un titre XV au texte, avec une disposition générale admettant que "la France consent aux transferts de compétences nécessaires à l'établissement de l'Union économique et monétaire" (article 88-2 alinéa 1). En 1997, une révision de nature identique a été effectuée : elle rajoute une clause générale disposant que "peuvent être consentis les transferts de compétence nécessaires..." (article 88-2 alinéa 2). Sans constituer des clauses générales de compétence, ces révisions, relativement imprécises, peuvent éviter une adaptation trop importante qui risquerait de dénaturer le texte.
Peut-on envisager une réforme semblable pour la Cour pénale internationale ? Cela est peu probable. En effet, dans sa décision du 22 janvier 1999, le Conseil constitutionnel vise d'abord précisément, dans ses motifs comme dans son dispositif, les articles 26, 68 et 68-1 de la Constitution. Ceux-ci devront clairement être modifiés. Pour le reste, il est peu probable qu'un titre entier soit rajouté à la Constitution, mais une disposition relative au partage de compétence entre la CPI et l'Etat sera nécessaire. Entre la décision de non-conformité du traité d'Amsterdam, et la révision finale de la Constitution, opérée le 18 janvier 1999, plus d'un an s'est écoulé. Ce délai sera sûrement encore plus long pour intégrer la CPI dans notre système juridique.

L'égalité souveraine est le principe le plus fondamental des relations entre Etats sur la scène internationale. Ceci explique pourquoi ils y sont si farouchement attachés. Pourtant, la souveraineté est souvent un obstacle au progrès du droit international, comme on a pu le constater lors des négociations du statut de la CPI. Cela est d'autant plus grave que ce sont les Etats démocratiques qui ont le plus restreint les compétences de la Cour, arguant de leur souveraineté. Le plus flagrant exemple, on le sait, fut celui des Etats-Unis, qui ont voté contre le statut.
Le Conseil constitutionnel participe inévitablement, en tant que garant de la souveraineté française, à ce mouvement. Ainsi en est-il lorsqu'il relève d'hypothétiques et potentielles atteintes à la souveraineté, qui vont retarder la ratification du traité.

25 février 1999

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TAXIL B. - "La Cour pénale internationale et la Constitution française". - Actualité et Droit International, février 1999 (http://www.ridi.org/adi).


NOTES


(1) Philippe Weckel, "La CPI, présentation générale", RGDIP, 1998-4, p. 983-993. (retour au texte)
(2) Thierry Bréhier, "Le Conseil constitutionnel attribue à M. Chirac une immunité pénale", Le Monde, 26 janvier 1999. (retour au texte)
(3) Cette Cour fut créée par la révision constitutionnelle du 27 juillet 1993. Auparavant, les parlementaires étaient, comme le Président, jugés par la Haute Cour. Elle fonctionne pour la première fois cette année pour juger trois anciens membres de gouvernement dans "l'affaire" du sang contaminé. Elle est vivement critiquée pour manque d'impartialité, en raison de sa composition (12 parlementaires, trois magistrats), qui implique un jugement de personnalités politiques par leur pairs. Cette critique pourrait également s'adresser à la Haute Cour (bien qu'elle n'ait jamais fonctionnée), puisqu'elle est composée uniquement de parlementaires. Voir S-L Formery, La Constitution commentée article par article, Paris, Hachette, 4ème édition, 1998, p. 130-136. (retour au texte)
(4) Le Conseil constitutionnel affirme que "pendant la durée de ses fonctions, sa responsabilité pénale ne peut être mise en cause que devant la Haute Cour de Justice" (16ème considérant). Certains estiment pourtant que l'article 68 n'empêche pas le jugement du Président devant une juridiction de droit commun pour des actes commis en dehors de ses fonctions. Pour la critique de l'attitude du Conseil constitutionnel, voir notamment la position d'Olivier Duhamel, "Le point de vue du Conseil n'a pas d'effet en droit", Le Monde, 26 janvier 1999, dossier sur la décision du Conseil constitutionnel disponible sur le site du Monde. (retour au texte)
(5) G. Courtois, "La ratification de la CPI nécessite une révision de la Constitution française", Le Monde, 25 janvier 1999. L'article souligne le "toilettage à répétition de la Loi fondamentale". Il est vrai qu'en l'espace de quelques mois, le Parlement a du se réunir plusieurs fois, notamment pour réviser le statut de la Nouvelle-Calédonie et introduire le traité d'Amsterdam dans l'ordre interne. (retour au texte)
(6) Voir M. Vauzelle, avis n° 1209 sur l'intégration du Traité d'Amsterdam, disponible sur le site du Monde. Ainsi, l'article 34 de la Constitution belge est un exemple de cette clause d'intégration générale, qui dispose que "l'exercice de pouvoirs déterminés peut être attribué par un traité ou une loi à des institutions de droit international public". (retour au texte)
(7) Pour plus de détails sur les développements de cette notion, voir Henri Nallet, rapport n° 1212 sur l'introduction du Traité d'Amsterdam, rédigé au nom de la commission des lois constitutionnelles, sur le site de l'Assemblée nationale. (retour au texte)
(8) Ibid. (retour au texte)

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