TRIBUNAL
PÉNAL INTERNATIONAL POUR L'EX-YOUGOSLAVIE
1er
semestre 2000
Le Procureur c. Zoran Kupreskic et consorts,
IT-95-16-A, Chambre de première instance II, Jugement, 14 janvier 2000
(sur le site
du TPIY : Jugement
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Communiqué de Presse N°
462 -
Résumé du
Jugement)
par
Jean-Philippe
Petit
Juriste
stagiaire au Comité international de la Croix-Rouge
Note
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"Les évènements du 16 avril 1993
à Ahmici se sont manifestement gravés dans les mémoires comme l'un des exemples
les plus terribles de l'inhumanité de l'homme envers l'homme. Aujourd'hui, le
nom de ce petit village vient s'ajouter à la longue liste de hameaux et villes,
inconnus auparavant, qui symbolisent de terribles méfaits et nous font tous
frémir d'horreur et de honte : Dachau, Oradour-sur-Glâne, Katijn, Marzabotto,
Soweto, My Lai, Sabra et Shatila, et tant d'autres".
Le 14 janvier 2000, la Chambre
de première instance II
(ci-après "la Chambre") a rendu son jugement dans l'affaire Le Procureur c.
Zoran Kupreskic, Mirjan Kupreskic, Vlatko Kupreskic, Drago Josipovic, Vladimir
Santic et Dragan Papic.
Selon l'Acte d'accusation
modifié du 9 février 1998, lors du conflit opposant les forces croates
à celles du gouvernement de Bosnie-Herzégovine,
les premières ont systématiquement attaqué des villages de la région de la
vallée de la Lasva, en Bosnie-Herzégovine centrale. Les accusés sont inculpés en
raison de leur participation à l'attaque du village d'Ahmici le 16 avril 1993 et
du massacre et de la persécution de nombreux habitants musulmans. 116 habitants
furent massacrés dont des femmes et des enfants. 169 maisons et 2 mosquées
furent détruites.
Cinq des accusés
ont été reconnus coupables de violations des lois ou coutumes de la guerre
(meurtre et traitements cruels en application de l'article 3 du Statut du
Tribunal) et de crimes contre l'humanité (assassinat, actes inhumains et
persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses en application
de l'article 5 du Statut). Ils ont été condamnés à des peines d'emprisonnement
allant de 6 à 25 ans.
Ce jugement apporte plusieurs
enseignements et souligne, grâce à l'influence certaine du Juge Cassese, les
nombreuses interconnexions entre droit international humanitaire, droit
international pénal et droit international des droits de l'homme. Les
principales conclusions juridiques peuvent se résumer comme suit :
I. - QUESTIONS PRELIMINAIRES
Inapplicabilité de la défense
tu quoque
La Défense a prétendu utiliser
le principe tu quoque pour justifier l'attaque du village musulman d'Ahmici.
Selon cette thèse, l'adversaire ayant commis auparavant des crimes similaires,
les violations perpétrées en représailles seraient parfaitement licites et
exonèreraient par conséquent de toute responsabilité. Or, la Chambre, rappelant
le caractère absolu de la plupart des obligations prévues par les règles du
droit international humanitaire (non-réciprocité des obligations humanitaires,
interdiction des représailles contre les civils), rejette l'argument de la
défense. Ainsi, "la grande majorité [du corpus du droit international
humanitaire] énonce des obligations absolues, à savoir des obligations
inconditionnelles ou, autrement dit, qui ne se fondent pas sur la réciprocité"
(§ 517).
De surcroît, se fondant sur la
jurisprudence Barcelona Traction de la Cour internationale de Justice,
la Chambre précise la notion d'obligation erga omnes en l'appliquant
désormais au droit international humanitaire : "ces normes de droit
international humanitaire n'imposent pas d'obligations synallagmatiques, à
savoir d'obligation d'un Etat envers un autre [...] elles énoncent des
obligations envers l'ensemble de la communauté internationale, ce qui fait que
chacun des membres de cette communauté a un "intérêt juridique" à leur
observation et, par conséquent, le droit d'exiger qu'elles soient respectées"
(§ 519).
Pour justifier le caractère
impératif d'une grande partie des normes du droit international humanitaire, la
Chambre mentionne à juste titre le concept de jus cogens développé dans
l'affaire Furundzija (Jugement, 10 décembre 1998).
Elle affirme que "la plupart des normes du droit international humanitaire,
notamment celles qui prohibent les crimes de guerre, les crimes contre
l'humanité et le génocide, sont des normes impératives ou jus cogens,
c'est-à-dire qu'elles sont impérieuses et qu'on ne saurait y déroger" (§ 520).
L'interdiction des attaques
et des représailles dirigées contre la population civile
La discrimination entre
combattants et civils est le fondement du droit international humanitaire. Par
conséquent, toute attaque dirigée contre la population civile doit être
proscrite. C'est ce qui ressort notamment de l'avis consultatif de la Cour
internationale de Justice relatif à la Licéité de la menace ou de l'emploi
d'armes nucléaires.
Quant aux attaques dirigées contre des objectifs militaires et qui causent des
dommages aux personnes civiles, la Chambre insiste sur le principe de
proportionnalité selon lequel les dommages incidents causés à la population
civile lors d'une attaque militaire ne doivent pas être disproportionnés à
l'avantage militaire direct qu'elle procure.
Les juges recourent alors aux
considérations élémentaires d'humanité et à la Clause Martens.
Les premières, "soulignées avec
justesse par la Cour internationale de Justice dans les affaires du Canal de
Corfou [sic],
Nicaragua et de la Licéité de la menace ou de l'emploi des armes
nucléaires" (§ 524), apparaissent comme un principe de droit international
pouvant s'appliquer désormais au droit international humanitaire.
La seconde est inscrite dans le
préambule de la Convention IV de La Haye du 18 octobre 1907. Selon la Chambre,
bien que la dite Clause ne soit pas une source indépendante du droit
international, les références aux "lois de l'humanité" et "exigences de la
conscience publique" peuvent se faire lorsqu'une "règle de droit international
humanitaire manque de rigueur ou de précision : dans ces cas-là, le champ et
l'objectif de la règle doivent être définis par rapport à ces principes et
exigences" (§ 525).
S'agissant des représailles
dirigées contre la population civile, la Chambre rappelle qu'elles sont
prohibées par le droit international coutumier lorsque celle-ci se trouve au
pouvoir de l'adversaire (§ 527). En outre, l'article 51 § 6 du Protocole
additionnel I de 1977 interdit les représailles contre des civils situés dans
des zones de combat. La Chambre opère alors à une analyse du droit coutumier en
matière de représailles. Se fondant sur plusieurs manuels militaires nationaux,
la résolution 2675 (XXV) de l'Assemblée générale des Nations Unies du 9 décembre
1970, un mémorandum du CICR du 7 mai 1993, l'affaire Martic
et les travaux de la Commission du droit international, les juges arrivent à la
conclusion que "l'opinio necessitatis, qui se cristallise sous l'effet
des impératifs de l'humanité ou de la conscience publique, pourrait bien se
révéler être l'élément décisif annonciateur de l'émergence d'une règle ou d'un
principe général du droit humanitaire" (§ 527). La présence d'une pratique ne
serait que secondaire. La Chambre confirme ainsi le renversement de priorité
entre les deux éléments constitutifs de la coutume : on part de l'opinio
juris, pour le confirmer - le cas échéant - par la pratique. Les juges
précisent d'ailleurs que la pratique peut être "rare" ou "contradictoire".
Finalement, les seules convictions juridiques permettent d'établir le caractère
coutumier d'un principe. L'élément subjectif étant désormais prédominant, il
convient d'apporter la preuve de l'existence d'une opinio juris. Or les
différentes sources citées par la Chambre ne permettent pas toutes de conclure à
une telle existence. La Chambre cite plusieurs manuels militaires interdisant
(non explicitement) les représailles contre les civils tout en reconnaissant que
"certes, d'autres manuels militaires de la même époque exprimaient un avis
divergent en acceptant les représailles contre les civils qui ne se trouvent pas
au pouvoir du belligérant adverse" (§ 532). Difficile dès lors de conclure à une
opinio juris ! Est également mentionnée la résolution 2675 de l'Assemblée
générale des Nations Unies du 9 décembre 1970. Or, pour ce qui concerne les
résolutions de l'Assemblée générale, on peut s'interroger sur le nombre élevé
d'Etats approuvant ces recommandations. Ne votent-ils pas en faveur de la
résolution justement parce qu'ils savent que ces résolutions n'ont pas de force
juridique contraignante ?
Le raisonnement choisi par la
Chambre est finalement assez périlleux. Alors qu'elle tend à conclure à
l'existence d'un principe coutumier d'interdiction des représailles contre les
civils, la Chambre rappelle les principes
limitant l'action de représailles, "même lorsqu'elles sont jugées légales"
(§ 535). En tout état de cause, si la précision de ces principes rend compte du
droit positif, elle met la thèse coutumière précédemment développée en
porte-à-faux.
La hiérarchie des sources
Étudiant le corpus normatif
qu'elle doit appliquer dans son raisonnement juridique, la Chambre établit que
le Statut du Tribunal est sa source naturelle, du fait de la nature
internationale du Tribunal. Toutefois, si le Statut s'avère insuffisant ou
incomplet, il revient aux juges de faire appel au droit international coutumier,
puis aux principes généraux du droit international. A défaut, "il
pourrait être judicieux pour le Tribunal de s'appuyer sur les droits internes
pour combler toutes lacunes éventuelles du Statut ou du droit international
coutumier. Par exemple, il pourrait être amené à examiner des législations ou
des jurisprudences internes et se fonder sur celles-ci en vue de dégager un
principe général du droit pénal commun à tous les grands systèmes du monde"
(§ 539). On comprend bien le rôle attribué à ces principes généraux de droit,
sorte de patrimoine commun de droit pénal. Il s'agit de combler, si besoin est,
les lacunes du Statut et du droit international coutumier. Si l'on suppose que
ces grands systèmes du monde sont pour l'essentiel la common law et le
droit romano-germanique, il aurait néanmoins été utile de préciser clairement
les familles juridiques prises en considération et la pertinence de cette
sélection.
La Chambre rappelle également
que le TPIY n'est pas tenu d'appliquer la règle du stare decisis
(autorité du précédent) "sous réserve que les arrêts de la Chambre d'appel du
Tribunal aient force contraignante sur les Chambres de première instance".
Reprenant la formule de l'article 38 § 1 d) du Statut de la Cour internationale
de Justice, elle rappelle que les décisions judiciaires ne sont que "des moyens
auxiliaires de détermination des règles de droit". Au mieux, "des décisions
judiciaires antérieures peuvent convaincre la Chambre qu'elle a pris la bonne
décision, mais la seule force obligatoire du précédent ne saurait la contraindre
à conclure en ce sens" (§ 540). Aussi présente-t-elle une hiérarchie des
références jurisprudentielles. En premier lieu se situent les décisions des
juridictions pénales internationales dont les tribunaux militaires
d'après-guerre et les décisions de juridictions internes prises en application
d'instruments normatifs internationaux (Convention sur le génocide de 1948,
Conventions de Genève de 1949, Protocoles additionnels de 1977, …) ; en second
lieu les décisions de juridictions internes concernant des crimes de guerre ou
crimes contre l'humanité, lesquelles ont "en général une valeur relative
moindre" (§ 541).
II.
- Les crimes contre l'humanité
Deux apports significatifs sont
fournis par la décision du 14 janvier 2000. La Chambre précise tout d'abord la
définition des "autres actes inhumains", puis ouvre la discussion sur le crime
de persécution.
Les "autres actes inhumains"
Aux termes de l'article 5 du
Statut du TPIY, "[l]e Tribunal international est habilité à juger les personnes
présumées responsables des crimes suivants lorsqu’ils ont été commis au cours
d’un conflit armé, de caractère international ou interne, et dirigés contre une
population civile quelle qu’elle soit : [...] i) autres actes inhumains".
La Chambre rappelle le caractère
supplétif de la notion d'"autres actes inhumains". "On a en effet estimé qu'il
n'était pas souhaitable d'en énumérer les composants de manière exhaustive,
puisque cela aurait pour unique effet de créer la possibilité de violer la
lettre des prohibitions" (§ 563). En d'autres termes, plus on précise, plus on
limite. Cependant, plus on précise, plus le principe de "spécificité" du droit
pénal est respecté. C'est pourquoi les juges relèvent la nécessité de préciser
la teneur de cette catégorie. Il convient donc de trouver un compromis entre
l'impératif de spécificité et le caractère supplétif de l'expression. La
démarche de la Chambre apparaît alors intéressante. Au lieu de se lancer dans
une énumération exhaustive des actes entrant dans la catégorie, elle cherche à
fixer les critères juridiques permettant d’identifier de tels actes.
Cela l'amène à se tourner vers
le droit international des droits de l'homme, en particulier la Déclaration
universelle des droits de l'homme de 1948 et les deux Pactes des Nations Unies
de 1966. Ces instruments permettent "d'identifier un groupe de droits
fondamentaux de la personne, dont la violation peut, en fonction des
circonstances de l'espèce, constituer un crime contre l'humanité" (§ 566). Il
est fait mention, à titre d’illustration, des formes graves de traitements
cruels ou dégradants de personnes appartenant à un groupe ethnique, religieux,
politique ou racial, de ces mêmes traitements avec une intention de
discrimination ou de persécution, du transfert forcé de populations civiles, de
la prostitution forcée et de la disparition forcée. De tels actes, à condition
d'être exécutés de manière systématique et à grande échelle, constituent des
crimes contre l'humanité.
Par le biais du noyau dur des
droits de l'homme, la Chambre renforce ainsi la passerelle entre droit
international humanitaire et droit international des droits de l'homme.
La persécution en tant que
crime contre l'humanité
La Chambre rappelle, à juste
titre, que les "persécutions pour des raisons politiques, raciales ou
religieuses" visées par à l'article 5 h) du Statut n'ont jamais été définies de
manière exhaustive par des traités internationaux (§ 567). Avant de proposer une
définition de la persécution, les juges procèdent par étapes successives.
Ils soulignent dans un premier temps que le crime de
persécution se suffit à lui-même et ne doit donc pas être lié à quelque autre
crime relevant du Statut du Tribunal (§ 581). Cette position contredit toutefois
l'article 7 § 1 h) du Statut de la CPI qui établit un lien entre la persécution
et les autres crimes relevant de la compétence de la Cour.
S'agissant de l'élément matériel
(actus reus), il est précisé qu'"[i]l n’est pas nécessaire qu’un acte de
persécution soit expressément interdit par l’article 5 ou une autre disposition
du Statut. De la même manière, la légalité ou non de ces actes en droit interne
n’est pas pertinente" (§ 614). En outre, la Chambre indique que le crime de
persécution peut prendre des formes diverses, et consiste le plus souvent en une
série d'actes plutôt qu'en un acte unique. Par conséquent, c'est leur effet
cumulatif qu'il convient de considérer (§ 615).
Quant à la définition de la
persécution, la Chambre reprend la même démarche que celle adoptée pour la
définition des autres actes inhumains. "La Chambre de première instance ne juge
pas approprié d'identifier quels sont les droits qui doivent être considérés
comme fondamentaux aux fins de la définition de la persécution. L'admission
explicite de certains pourrait être interprétée comme équivalant à l'exclusion
implicite d'autres droits (expressio unius exclusio alterius), ce qui ne
servirait pas l'intérêt de la justice". A l'instar de ce qui avait été précisé
pour les "autres actes inhumains", les juges n'énumèrent pas tous les actes
rentrant dans la catégorie des persécutions mais recherchent une méthode pour
les identifier, à savoir le critère de gravité (§ 623).
La définition proposée est la
suivante : la persécution est "le déni manifeste ou flagrant, pour des raisons
discriminatoires, d'un droit fondamental consacré par le droit international
coutumier ou conventionnel, et atteignant le même degré de gravité que les
autres actes prohibés par l'article 5 du Statut" (§ 621). La filiation avec la
définition proposée par la même Chambre dans son jugement Tadic de 1997
est flagrante. Toutefois, l'arrêt Kupreskic va plus loin puisqu'il ne
s'agit plus seulement de "déni des droits fondamentaux". Le déni doit être
"manifeste" ou "flagrant" et le degré de gravité doit être le même que celui des
autres actes de l'article 5 du Statut. Certains auteurs ont vivement dénoncé
cette définition en raison de son caractère trop restrictif.
En effet, les adjectifs "manifeste" et flagrant" ajoutés à la nécessité de
rattachement à un "droit fondamental" témoignent de la volonté de cantonner
cette définition aux crimes contre l'humanité les plus graves. La Chambre de
première instance III a pourtant repris cette définition dans l'affaire
Krstic en date du 2 août 2001.
La Chambre vérifie, en l'espèce,
que les destructions de plusieurs habitations et biens appartenant à des
Musulmans de Bosnie entrent dans la définition précitée en tant qu'atteintes au
droit de propriété. "Cette atteinte à la propriété s'apparente en fait à une
destruction des moyens d'existence d'une population donnée, dont les
conséquences peuvent être tout aussi inhumaines qu'un transfert forcé ou une
déportation. En outre, l'incendie d'un bien résidentiel peut souvent mettre en
danger la vie de ses habitants. La Chambre de première instance conclut donc que
cet acte peut constituer un déni manifeste ou flagrant d'un droit fondamental de
la personne et, s'il est commis pour des motifs discriminatoires, une
persécution" (§ 631). Force est de constater la fragilité de l'argumentation de
la Chambre. Le fait d'avoir établi une définition de la persécution au seuil
très (trop ?) élevé oblige la Chambre à rechercher une corrélation entre les
circonstances de l'espèce et la violation d'un droit fondamental. Ce qui n'est
pas toujours chose aisée, d'autant que l'acception des "droits fondamentaux"
n'est pas uniformisée en droit international. Il n'apparaît pas nécessaire
d'avoir systématiquement recours aux droits fondamentaux pour prouver une
persécution. Par exemple, la Chambre de première instance I, dans l'affaire
Blaskic,
opte pour une solution médiane en précisant que "les persécutions peuvent se
manifester autrement que par des atteintes à la personne humaine, et notamment,
par des actes qui tirent leur gravité, non pas de leur cruauté apparente, mais
de la discrimination qu’ils cherchent à établir au sein du genre humain"
(§ 227). Ce ne sont donc plus seulement les droits fondamentaux de la personne
qui sont visés mais également la persécution commise pour des motifs
discriminatoires.
III.
- LE CONCOURS D'INFRACTIONS
Selon le Procureur, un même acte
ou une même opération à l'encontre d'une ou plusieurs victimes peut constituer
simultanément une infraction à plusieurs dispositions pénales, et par
conséquent, être qualifié d'infraction multiple (§ 637).
Cette thèse est combattue par la Défense, laquelle estime que le cumul des
qualifications dans le cas d'un concours apparent des infractions n'est pas
envisageable et devrait être limité aux cas de concours réel (§§ 651 et ss.).
La Chambre va s'appuyer sur "les
principes généraux du droit international pénal existants et, en leur absence,
sur les principes communs aux divers systèmes juridiques du monde et, en
particulier, sur ceux qui sont également inscrits dans la plupart des systèmes
pénaux de la common law et de la tradition civiliste" (§ 669) pour
déterminer si, et dans quelles conditions, le même acte ou la même opération
peut constituer une infraction à deux ou plusieurs règles de droit international
pénal.
Les critères dégagés par la Chambre
Se fondant sur des législations
nationales, de la jurisprudence des juridictions nationales et des cours
internationales des droits de l'homme, la Chambre propose plusieurs critères lui
permettant d'établir s'il y a eu violation d'une ou plusieurs dispositions du
Statut.
[Critère 1] – le critère
Blockburger :
lorsqu'un même acte ou une même opération viole deux dispositions légales
distinctes, il convient, pour décider s'il y a deux infractions ou une seule, de
voir si chaque disposition n'exige pas la preuve d'un fait que l'autre ne
requiert pas. Il s'agit alors de déterminer si chaque infraction comprend un
élément que l'autre n'exige pas. Dans l'affirmative, le même acte constitue une
infraction au regard de chacune des dispositions (§§ 681 et 682).
[Critère 2] – le principe lex
specialis derogat generali peut, à défaut, être utilisé lorsqu'une des
infractions est intégralement couverte par l'autre. On choisira la norme
la plus spécifique, c'est-à-dire la plus appropriée (§§ 683 et 684).
[Critère 3] – si chacune des
deux infractions exige la preuve d'un fait que l'autre ne requiert pas, la
Chambre préconise le recours à la doctrine civiliste de la "spécialité
réciproque", ce qui aboutit au même résultat que le critère Blockburger
(§ 685).
[Critère 4] – le principe
d'absorption permet au juge, lorsqu'une des infractions recouvre l'autre, de
retenir seulement le chef d'infraction le plus grave (§§ 686 à 688).
[Critère 5] – Il convient de
vérifier que les deux infractions protègent des valeurs différentes. Si un acte
contrevient simultanément à deux dispositions protégeant des valeurs
différentes, il y a infraction au regard des deux dispositions. Ce critère n'est
toutefois pas indépendant et doit s'appliquer conjointement aux critères
susmentionnés afin de les renforcer (§§ 693 à 695).
Force est de constater que les
quatre premiers critères en constituent finalement un seul, celui du principe
d'absorption. Comme le précise la Chambre, seul ce critère est primordial, le
dernier n'étant qu'une adjonction permettant de renforcer la preuve d'un
concours d'infractions.
L'application des critères à
l'Acte d'accusation
Utilisés dans le cadre de
l'examen de l'Acte d'accusation qui lui a été soumis, la Chambre considère que
l'assassinat en tant que crime contre l'humanité peut recouvrir un meurtre en
tant que crime de guerre. En effet, "vu la différence minime qui existe entre
les valeurs protégées, la Chambre de première instance peut reconnaître un
accusé uniquement coupable d'assassinat en tant que crime contre l'humanité si
elle estime que le meurtre/assassinat est constitué tant au regard de l'article
3 que de l'article 5" (§ 704). Pareillement, les persécutions peuvent englober
l'assassinat, mais également d'autres crimes. La Chambre suit ainsi l'argument
de l'Accusation selon lequel les persécutions commises par les accusés
comprennent non seulement les meurtres mais aussi la destruction massive de
maisons et de biens appartenant à des Musulmans de Bosnie ainsi que la détention
et l'expulsion organisées des Musulmans de Bosnie d'Ahmici et des environs
(§ 705). La Chambre, tout en estimant que les persécutions et l'assassinat, tous
deux crimes contre l'humanité, sont en relation de "spécialité réciproque",
précise qu'"ils peuvent avoir des éléments constitutifs qui leur sont propres"
(§ 706). De même, elle établit une relation entre les actes inhumains en tant
que crimes contre l'humanité et les traitements cruels en tant que crimes de
guerre (§ 711). Par contre, les actes inhumains (ou traitements cruels) et le
meurtre sont des infractions distinctes qui "diffèrent non seulement par leurs
éléments constitutifs mais aussi par leurs victimes" (§ 712).
* * *
NOTES
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