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TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL POUR L'EX-YOUGOSLAVIE


1er semestre 2000

 

Le Procureur c. Zoran Kupreskic et consorts, IT-95-16-A, Chambre de première instance II, Jugement, 14 janvier 2000

(sur le site du TPIY : Jugement HTML - Communiqué de Presse N° 462 - Résumé du Jugement)

 

par

Jean-Philippe Petit

Juriste stagiaire au Comité international de la Croix-Rouge

 

 

Note : Les liens renvoient aux sites officiels.

 

 

"Les évènements du 16 avril 1993 à Ahmici se sont manifestement gravés dans les mémoires comme l'un des exemples les plus terribles de l'inhumanité de l'homme envers l'homme. Aujourd'hui, le nom de ce petit village vient s'ajouter à la longue liste de hameaux et villes, inconnus auparavant, qui symbolisent de terribles méfaits et nous font tous frémir d'horreur et de honte : Dachau, Oradour-sur-Glâne, Katijn, Marzabotto, Soweto, My Lai, Sabra et Shatila, et tant d'autres"[1].

 

 

Le 14 janvier 2000, la Chambre de première instance II[2] (ci-après "la Chambre") a rendu son jugement dans l'affaire Le Procureur c. Zoran Kupreskic, Mirjan Kupreskic, Vlatko Kupreskic, Drago Josipovic, Vladimir Santic et Dragan Papic.

Selon l'Acte d'accusation modifié du 9 février 1998, lors du conflit opposant les forces croates[3] à celles du gouvernement de Bosnie-Herzégovine[4], les premières ont systématiquement attaqué des villages de la région de la vallée de la Lasva, en Bosnie-Herzégovine centrale. Les accusés sont inculpés en raison de leur participation à l'attaque du village d'Ahmici le 16 avril 1993 et du massacre et de la persécution de nombreux habitants musulmans. 116 habitants furent massacrés dont des femmes et des enfants. 169 maisons et 2 mosquées furent détruites.

Cinq des accusés[5] ont été reconnus coupables de violations des lois ou coutumes de la guerre (meurtre et traitements cruels en application de l'article 3 du Statut du Tribunal) et de crimes contre l'humanité (assassinat, actes inhumains et persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses en application de l'article 5 du Statut). Ils ont été condamnés à des peines d'emprisonnement allant de 6 à 25 ans.

Ce jugement apporte plusieurs enseignements et souligne, grâce à l'influence certaine du Juge Cassese, les nombreuses interconnexions entre droit international humanitaire, droit international pénal et droit international des droits de l'homme. Les principales conclusions juridiques peuvent se résumer comme suit :

 

 

I. - QUESTIONS PRELIMINAIRES

 

 

Inapplicabilité de la défense tu quoque

 

La Défense a prétendu utiliser le principe tu quoque pour justifier l'attaque du village musulman d'Ahmici. Selon cette thèse, l'adversaire ayant commis auparavant des crimes similaires, les violations perpétrées en représailles seraient parfaitement licites et exonèreraient par conséquent de toute responsabilité. Or, la Chambre, rappelant le caractère absolu de la plupart des obligations prévues par les règles du droit international humanitaire (non-réciprocité des obligations humanitaires, interdiction des représailles contre les civils), rejette l'argument de la défense. Ainsi, "la grande majorité [du corpus du droit international humanitaire] énonce des obligations absolues, à savoir des obligations inconditionnelles ou, autrement dit, qui ne se fondent pas sur la réciprocité" (§ 517)[6].

De surcroît, se fondant sur la jurisprudence Barcelona Traction de la Cour internationale de Justice[7], la Chambre précise la notion d'obligation erga omnes en l'appliquant désormais au droit international humanitaire : "ces normes de droit international humanitaire n'imposent pas d'obligations synallagmatiques, à savoir d'obligation d'un Etat envers un autre [...] elles énoncent des obligations envers l'ensemble de la communauté internationale, ce qui fait que chacun des membres de cette communauté a un "intérêt juridique" à leur observation et, par conséquent, le droit d'exiger qu'elles soient respectées" (§ 519).

Pour justifier le caractère impératif d'une grande partie des normes du droit international humanitaire, la Chambre mentionne à juste titre le concept de jus cogens développé dans l'affaire Furundzija (Jugement, 10 décembre 1998)[8]. Elle affirme que "la plupart des normes du droit international humanitaire, notamment celles qui prohibent les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocide, sont des normes impératives ou jus cogens, c'est-à-dire qu'elles sont impérieuses et qu'on ne saurait y déroger" (§ 520).

 

L'interdiction des attaques et des représailles dirigées contre la population civile

 

La discrimination entre combattants et civils est le fondement du droit international humanitaire. Par conséquent, toute attaque dirigée contre la population civile doit être proscrite. C'est ce qui ressort notamment de l'avis consultatif de la Cour internationale de Justice relatif à la Licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires[9]. Quant aux attaques dirigées contre des objectifs militaires et qui causent des dommages aux personnes civiles, la Chambre insiste sur le principe de proportionnalité selon lequel les dommages incidents causés à la population civile lors d'une attaque militaire ne doivent pas être disproportionnés à l'avantage militaire direct qu'elle procure.

Les juges recourent alors aux considérations élémentaires d'humanité et à la Clause Martens.

Les premières, "soulignées avec justesse par la Cour internationale de Justice dans les affaires du Canal de Corfou [sic][10], Nicaragua et de la Licéité de la menace ou de l'emploi des armes nucléaires" (§ 524), apparaissent comme un principe de droit international pouvant s'appliquer désormais au droit international humanitaire.

La seconde est inscrite dans le préambule de la Convention IV de La Haye du 18 octobre 1907. Selon la Chambre, bien que la dite Clause ne soit pas une source indépendante du droit international, les références aux "lois de l'humanité" et "exigences de la conscience publique" peuvent se faire lorsqu'une "règle de droit international humanitaire manque de rigueur ou de précision : dans ces cas-là, le champ et l'objectif de la règle doivent être définis par rapport à ces principes et exigences" (§ 525).

S'agissant des représailles dirigées contre la population civile, la Chambre rappelle qu'elles sont prohibées par le droit international coutumier lorsque celle-ci se trouve au pouvoir de l'adversaire (§ 527). En outre, l'article 51 § 6 du Protocole additionnel I de 1977 interdit les représailles contre des civils situés dans des zones de combat. La Chambre opère alors à une analyse du droit coutumier en matière de représailles. Se fondant sur plusieurs manuels militaires nationaux, la résolution 2675 (XXV) de l'Assemblée générale des Nations Unies du 9 décembre 1970, un mémorandum du CICR du 7 mai 1993, l'affaire Martic[11] et les travaux de la Commission du droit international, les juges arrivent à la conclusion que "l'opinio necessitatis, qui se cristallise sous l'effet des impératifs de l'humanité ou de la conscience publique, pourrait bien se révéler être l'élément décisif annonciateur de l'émergence d'une règle ou d'un principe général du droit humanitaire" (§ 527). La présence d'une pratique ne serait que secondaire. La Chambre confirme ainsi le renversement de priorité entre les deux éléments constitutifs de la coutume : on part de l'opinio juris, pour le confirmer - le cas échéant - par la pratique. Les juges précisent d'ailleurs que la pratique peut être "rare" ou "contradictoire". Finalement, les seules convictions juridiques permettent d'établir le caractère coutumier d'un principe. L'élément subjectif étant désormais prédominant, il convient d'apporter la preuve de l'existence d'une opinio juris. Or les différentes sources citées par la Chambre ne permettent pas toutes de conclure à une telle existence. La Chambre cite plusieurs manuels militaires interdisant (non explicitement) les représailles contre les civils tout en reconnaissant que "certes, d'autres manuels militaires de la même époque exprimaient un avis divergent en acceptant les représailles contre les civils qui ne se trouvent pas au pouvoir du belligérant adverse" (§ 532). Difficile dès lors de conclure à une opinio juris ! Est également mentionnée la résolution 2675 de l'Assemblée générale des Nations Unies du 9 décembre 1970. Or, pour ce qui concerne les résolutions de l'Assemblée générale, on peut s'interroger sur le nombre élevé d'Etats approuvant ces recommandations. Ne votent-ils pas en faveur de la résolution justement parce qu'ils savent que ces résolutions n'ont pas de force juridique contraignante ?

Le raisonnement choisi par la Chambre est finalement assez périlleux. Alors qu'elle tend à conclure à l'existence d'un principe coutumier d'interdiction des représailles contre les civils, la Chambre rappelle les principes[12] limitant l'action de représailles, "même lorsqu'elles sont jugées légales" (§ 535). En tout état de cause, si la précision de ces principes rend compte du droit positif, elle met la thèse coutumière précédemment développée en porte-à-faux.

 

La hiérarchie des sources

 

Étudiant le corpus normatif qu'elle doit appliquer dans son raisonnement juridique, la Chambre établit que le Statut du Tribunal est sa source naturelle, du fait de la nature internationale du Tribunal. Toutefois, si le Statut s'avère insuffisant ou incomplet, il revient aux juges de faire appel au droit international coutumier, puis aux principes généraux du droit international. A défaut, "il pourrait être judicieux pour le Tribunal de s'appuyer sur les droits internes pour combler toutes lacunes éventuelles du Statut ou du droit international coutumier. Par exemple, il pourrait être amené à examiner des législations ou des jurisprudences internes et se fonder sur celles-ci en vue de dégager un principe général du droit pénal commun à tous les grands systèmes du monde" (§ 539). On comprend bien le rôle attribué à ces principes généraux de droit, sorte de patrimoine commun de droit pénal. Il s'agit de combler, si besoin est, les lacunes du Statut et du droit international coutumier. Si l'on suppose que ces grands systèmes du monde sont pour l'essentiel la common law et le droit romano-germanique, il aurait néanmoins été utile de préciser clairement les familles juridiques prises en considération et la pertinence de cette sélection.

La Chambre rappelle également que le TPIY n'est pas tenu d'appliquer la règle du stare decisis (autorité du précédent) "sous réserve que les arrêts de la Chambre d'appel du Tribunal aient force contraignante sur les Chambres de première instance". Reprenant la formule de l'article 38 § 1 d) du Statut de la Cour internationale de Justice, elle rappelle que les décisions judiciaires ne sont que "des moyens auxiliaires de détermination des règles de droit". Au mieux, "des décisions judiciaires antérieures peuvent convaincre la Chambre qu'elle a pris la bonne décision, mais la seule force obligatoire du précédent ne saurait la contraindre à conclure en ce sens" (§ 540). Aussi présente-t-elle une hiérarchie des références jurisprudentielles. En premier lieu se situent les décisions des juridictions pénales internationales dont les tribunaux militaires d'après-guerre et les décisions de juridictions internes prises en application d'instruments normatifs internationaux (Convention sur le génocide de 1948, Conventions de Genève de 1949, Protocoles additionnels de 1977, …) ; en second lieu les décisions de juridictions internes concernant des crimes de guerre ou crimes contre l'humanité, lesquelles ont "en général une valeur relative moindre" (§ 541).

 

 

II. - Les crimes contre l'humanité

 

 

Deux apports significatifs sont fournis par la décision du 14 janvier 2000. La Chambre précise tout d'abord la définition des "autres actes inhumains", puis ouvre la discussion sur le crime de persécution.

 

Les "autres actes inhumains"

 

Aux termes de l'article 5 du Statut du TPIY, "[l]e Tribunal international est habilité à juger les personnes présumées responsables des crimes suivants lorsqu’ils ont été commis au cours d’un conflit armé, de caractère international ou interne, et dirigés contre une population civile quelle qu’elle soit : [...] i) autres actes inhumains"[13].

La Chambre rappelle le caractère supplétif de la notion d'"autres actes inhumains". "On a en effet estimé qu'il n'était pas souhaitable d'en énumérer les composants de manière exhaustive, puisque cela aurait pour unique effet de créer la possibilité de violer la lettre des prohibitions" (§ 563). En d'autres termes, plus on précise, plus on limite. Cependant, plus on précise, plus le principe de "spécificité" du droit pénal est respecté. C'est pourquoi les juges relèvent la nécessité de préciser la teneur de cette catégorie. Il convient donc de trouver un compromis entre l'impératif de spécificité et le caractère supplétif de l'expression. La démarche de la Chambre apparaît alors intéressante. Au lieu de se lancer dans une énumération exhaustive des actes entrant dans la catégorie, elle cherche à fixer les critères juridiques permettant d’identifier de tels actes.

Cela l'amène à se tourner vers le droit international des droits de l'homme, en particulier la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 et les deux Pactes des Nations Unies de 1966. Ces instruments permettent "d'identifier un groupe de droits fondamentaux de la personne, dont la violation peut, en fonction des circonstances de l'espèce, constituer un crime contre l'humanité" (§ 566). Il est fait mention, à titre d’illustration, des formes graves de traitements cruels ou dégradants de personnes appartenant à un groupe ethnique, religieux, politique ou racial, de ces mêmes traitements avec une intention de discrimination ou de persécution, du transfert forcé de populations civiles, de la prostitution forcée et de la disparition forcée. De tels actes, à condition d'être exécutés de manière systématique et à grande échelle, constituent des crimes contre l'humanité.

Par le biais du noyau dur des droits de l'homme, la Chambre renforce ainsi la passerelle entre droit international humanitaire et droit international des droits de l'homme.

 

La persécution en tant que crime contre l'humanité

 

La Chambre rappelle, à juste titre, que les "persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses" visées par à l'article 5 h) du Statut n'ont jamais été définies de manière exhaustive par des traités internationaux (§ 567). Avant de proposer une définition de la persécution, les juges procèdent par étapes successives.

Ils soulignent dans un premier temps que le crime de persécution se suffit à lui-même et ne doit donc pas être lié à quelque autre crime relevant du Statut du Tribunal (§ 581). Cette position contredit toutefois l'article 7 § 1 h) du Statut de la CPI qui établit un lien entre la persécution et les autres crimes relevant de la compétence de la Cour.

S'agissant de l'élément matériel (actus reus), il est précisé qu'"[i]l n’est pas nécessaire qu’un acte de persécution soit expressément interdit par l’article 5 ou une autre disposition du Statut. De la même manière, la légalité ou non de ces actes en droit interne n’est pas pertinente" (§ 614). En outre, la Chambre indique que le crime de persécution peut prendre des formes diverses, et consiste le plus souvent en une série d'actes plutôt qu'en un acte unique. Par conséquent, c'est leur effet cumulatif qu'il convient de considérer (§ 615).

Quant à la définition de la persécution, la Chambre reprend la même démarche que celle adoptée pour la définition des autres actes inhumains. "La Chambre de première instance ne juge pas approprié d'identifier quels sont les droits qui doivent être considérés comme fondamentaux aux fins de la définition de la persécution. L'admission explicite de certains pourrait être interprétée comme équivalant à l'exclusion implicite d'autres droits (expressio unius exclusio alterius), ce qui ne servirait pas l'intérêt de la justice". A l'instar de ce qui avait été précisé pour les "autres actes inhumains", les juges n'énumèrent pas tous les actes rentrant dans la catégorie des persécutions mais recherchent une méthode pour les identifier, à savoir le critère de gravité (§ 623).

La définition proposée est la suivante : la persécution est "le déni manifeste ou flagrant, pour des raisons discriminatoires, d'un droit fondamental consacré par le droit international coutumier ou conventionnel, et atteignant le même degré de gravité que les autres actes prohibés par l'article 5 du Statut" (§ 621). La filiation avec la définition proposée par la même Chambre dans son jugement Tadic de 1997[14] est flagrante. Toutefois, l'arrêt Kupreskic va plus loin puisqu'il ne s'agit plus seulement de "déni des droits fondamentaux". Le déni doit être "manifeste" ou "flagrant" et le degré de gravité doit être le même que celui des autres actes de l'article 5 du Statut. Certains auteurs ont vivement dénoncé cette définition en raison de son caractère trop restrictif[15]. En effet, les adjectifs "manifeste" et flagrant" ajoutés à la nécessité de rattachement à un "droit fondamental" témoignent de la volonté de cantonner cette définition aux crimes contre l'humanité les plus graves. La Chambre de première instance III a pourtant repris cette définition dans l'affaire Krstic en date du 2 août 2001[16].

La Chambre vérifie, en l'espèce, que les destructions de plusieurs habitations et biens appartenant à des Musulmans de Bosnie entrent dans la définition précitée en tant qu'atteintes au droit de propriété. "Cette atteinte à la propriété s'apparente en fait à une destruction des moyens d'existence d'une population donnée, dont les conséquences peuvent être tout aussi inhumaines qu'un transfert forcé ou une déportation. En outre, l'incendie d'un bien résidentiel peut souvent mettre en danger la vie de ses habitants. La Chambre de première instance conclut donc que cet acte peut constituer un déni manifeste ou flagrant d'un droit fondamental de la personne et, s'il est commis pour des motifs discriminatoires, une persécution" (§ 631). Force est de constater la fragilité de l'argumentation de la Chambre. Le fait d'avoir établi une définition de la persécution au seuil très (trop ?) élevé oblige la Chambre à rechercher une corrélation entre les circonstances de l'espèce et la violation d'un droit fondamental. Ce qui n'est pas toujours chose aisée, d'autant que l'acception des "droits fondamentaux" n'est pas uniformisée en droit international. Il n'apparaît pas nécessaire d'avoir systématiquement recours aux droits fondamentaux pour prouver une persécution. Par exemple, la Chambre de première instance I, dans l'affaire Blaskic[17], opte pour une solution médiane en précisant que "les persécutions peuvent se manifester autrement que par des atteintes à la personne humaine, et notamment, par des actes qui tirent leur gravité, non pas de leur cruauté apparente, mais de la discrimination qu’ils cherchent à établir au sein du genre humain" (§ 227). Ce ne sont donc plus seulement les droits fondamentaux de la personne qui sont visés mais également la persécution commise pour des motifs discriminatoires[18].

 

 

III. - LE CONCOURS D'INFRACTIONS

 

 

Selon le Procureur, un même acte ou une même opération à l'encontre d'une ou plusieurs victimes peut constituer simultanément une infraction à plusieurs dispositions pénales, et par conséquent, être qualifié d'infraction multiple (§ 637)[19]. Cette thèse est combattue par la Défense, laquelle estime que le cumul des qualifications dans le cas d'un concours apparent des infractions n'est pas envisageable et devrait être limité aux cas de concours réel (§§ 651 et ss.).

La Chambre va s'appuyer sur "les principes généraux du droit international pénal existants et, en leur absence, sur les principes communs aux divers systèmes juridiques du monde et, en particulier, sur ceux qui sont également inscrits dans la plupart des systèmes pénaux de la common law et de la tradition civiliste" (§ 669) pour déterminer si, et dans quelles conditions, le même acte ou la même opération peut constituer une infraction à deux ou plusieurs règles de droit international pénal.

 

Les critères dégagés par la Chambre

 

Se fondant sur des législations nationales, de la jurisprudence des juridictions nationales et des cours internationales des droits de l'homme, la Chambre propose plusieurs critères lui permettant d'établir s'il y a eu violation d'une ou plusieurs dispositions du Statut.

[Critère 1] – le critère Blockburger[20] : lorsqu'un même acte ou une même opération viole deux dispositions légales distinctes, il convient, pour décider s'il y a deux infractions ou une seule, de voir si chaque disposition n'exige pas la preuve d'un fait que l'autre ne requiert pas. Il s'agit alors de déterminer si chaque infraction comprend un élément que l'autre n'exige pas. Dans l'affirmative, le même acte constitue une infraction au regard de chacune des dispositions (§§ 681 et 682).

[Critère 2] – le principe lex specialis derogat generali peut, à défaut, être utilisé lorsqu'une des infractions est intégralement couverte par l'autre. On choisira la norme la plus spécifique, c'est-à-dire la plus appropriée (§§ 683 et 684).

[Critère 3] – si chacune des deux infractions exige la preuve d'un fait que l'autre ne requiert pas, la Chambre préconise le recours à la doctrine civiliste de la "spécialité réciproque", ce qui aboutit au même résultat que le critère Blockburger (§ 685).

[Critère 4] – le principe d'absorption permet au juge, lorsqu'une des infractions recouvre l'autre, de retenir seulement le chef d'infraction le plus grave (§§ 686 à 688).

[Critère 5] – Il convient de vérifier que les deux infractions protègent des valeurs différentes. Si un acte contrevient simultanément à deux dispositions protégeant des valeurs différentes, il y a infraction au regard des deux dispositions. Ce critère n'est toutefois pas indépendant et doit s'appliquer conjointement aux critères susmentionnés afin de les renforcer (§§ 693 à 695).

Force est de constater que les quatre premiers critères en constituent finalement un seul, celui du principe d'absorption. Comme le précise la Chambre, seul ce critère est primordial, le dernier n'étant qu'une adjonction permettant de renforcer la preuve d'un concours d'infractions.

 

L'application des critères à l'Acte d'accusation

 

Utilisés dans le cadre de l'examen de l'Acte d'accusation qui lui a été soumis, la Chambre considère que l'assassinat en tant que crime contre l'humanité peut recouvrir un meurtre en tant que crime de guerre. En effet, "vu la différence minime qui existe entre les valeurs protégées, la Chambre de première instance peut reconnaître un accusé uniquement coupable d'assassinat en tant que crime contre l'humanité si elle estime que le meurtre/assassinat est constitué tant au regard de l'article 3 que de l'article 5" (§ 704). Pareillement, les persécutions peuvent englober l'assassinat, mais également d'autres crimes. La Chambre suit ainsi l'argument de l'Accusation selon lequel les persécutions commises par les accusés comprennent non seulement les meurtres mais aussi la destruction massive de maisons et de biens appartenant à des Musulmans de Bosnie ainsi que la détention et l'expulsion organisées des Musulmans de Bosnie d'Ahmici et des environs (§ 705). La Chambre, tout en estimant que les persécutions et l'assassinat, tous deux crimes contre l'humanité, sont en relation de "spécialité réciproque", précise qu'"ils peuvent avoir des éléments constitutifs qui leur sont propres" (§ 706). De même, elle établit une relation entre les actes inhumains en tant que crimes contre l'humanité et les traitements cruels en tant que crimes de guerre (§ 711). Par contre, les actes inhumains (ou traitements cruels) et le meurtre sont des infractions distinctes qui "diffèrent non seulement par leurs éléments constitutifs mais aussi par leurs victimes" (§ 712).

 

 

* * *

 

 


NOTES

 

[1] Extrait du résumé du Jugement lu par le Juge Président Cassese.

[2] Chambre composée du Juge Antonio Cassese (Président), du Juge Florence Mumba et du Juge Richard May.

[3] Forces principalement constituées des forces de la Communauté croate de Herceg-Bosna et du Conseil de défense croate (HVO)

[4] Le conflit s'est déroulé de janvier 1993 à fin mai 1993.

[5] Le sixième accusé, Dragan Papic, a été acquitté. Selon la Chambre de première instance, les éléments de preuve présentés par l'Accusation ne suffisaient pas à établir son rôle et ses responsabilités.

[6] A titre d'exemple, l'article premier commun des Conventions de Genève de 1949 dispose que "les Hautes Parties contractantes s'engagent à respecter [...] la présente Convention en toutes circonstances".

[7] Barcelona Traction, Light and Power Company Limited (Belgique c/ Espagne), arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, §§ 33 et 34.

[8] Dans l'affaire Furundzija, la chambre de première instance II a déclaré que l'interdiction de la torture a acquis le caractère de règle de jus cogens. Le Procureur c. Furundzija, "Vallée de la Lasva", Chambre de première instance II, IT-95-17/1, 10 décembre1998.

[9] Licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J., Recueil 1996, p. 257, § 78.

[10] Ndlr : il s'agit bien entendu de l'affaire dite du Détroit de Corfou.

[11] Le Procureur c. Milan Martic, Examen de l'acte d'accusation dans le cadre de l'article 61, Chambre de première instance du TPIY, IT-95-11-AR61, 8 mars 1996, §§ 10 à 18.

[12] "a) le principe selon lequel elles doivent être une mesure de dernier recours pour imposer à l'adversaire de respecter des règles de droit (ce qui suppose entre autres qu'elles ne peuvent être exercées qu'après un avertissement préalable qui n'est pas parvenu à faire cesser la conduite de l'adversaire), b) l'obligation de prendre des précautions particulières avant de les mettre en œuvre (elles ne peuvent être décidées qu'à l'échelon politique ou militaire le plus élevé, en d'autres termes, la décision ne peut être prise par les commandants sur le terrain), c) le principe de la proportionnalité (qui suppose que les représailles ne doivent pas être excessives par rapport à l'acte de guerre illégal qui les précède, mais aussi qu'elles doivent cesser dès qu'il est mis fin à cet acte illégal) et d) les 'considérations élémentaires d'humanité'" (§ 535).

[13] Nous soulignons.

[14] Le Procureur c. Tadic, Chambre de première instance II, 7 mai 1997. La Chambre estimait que la persécution constitue "une forme de discrimination fondée sur des motifs raciaux, religieux ou politiques, qui entend constituer un déni des droits fondamentaux d'un individu et se traduit par un tel déni" (§ 697).

[15] Voir H. Ascencio et R. Maison, "L'activité des tribunaux pénaux internationaux (2000) ", A.F.D.I., XLVI, 2000, Paris, CNRS Ed., p. 317.

[16] Voir la chronique de Céline Renaut, Le Procureur c. Radislav Krstic, IT-98-33-T, Chambre de première instance III, Jugement, 2 août 2001, dans cette revue <http://www.ridi.org/adi/>.

[17] Le Procureur c. Blaskic, IT-95-14, Chambre de première instance I, 3 mars 2000.

[18] Voir H. Ascencio et R. Maison, L'activité des tribunaux pénaux internationaux (2000), A.F.D.I., XLVI, 2000, Paris, CNRS Ed., p. 318.

[19] Thèse développée par la Chambre de première instance I du TPIR dans l'affaire Akayesu du 2 septembre 1998, ICTR-96-4-T, § 468, et la Chambre de première instance du TPIY dans sa décision Tadic sur l'exception préjudicielle de la Défense relative à la forme de l'acte d'accusation, IT-94-1-T, 14 novembre 1995, § 17.

[20] Critère tiré de la jurisprudence américaine Blockburger v. United States of America, 1932, 284 U.S. 299, 52 S. Ct. 180.

 


 

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