Après plusieurs mois d'intervention pour le moins musclée des forces serbes dans la province yougoslave du Kosovo, la Communauté internationale s'est finalement décidée à réagir fermement. Le 12 octobre 1998, l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) a lancé un ultimatum à la République fédérale de Yougoslavie (RFY) pour qu'elle se plie aux exigences précédemment posées par le Conseil de sécurité dans sa résolution 1199 (1998) du 23 septembre 1998. Devant la menace imminente de frappes aériennes - le Conseil atlantique avait lancé dans la nuit du 12 au 13 octobre un ordre d'activation de ses forces -, le Président Milosevic a très rapidement accepté les conditions de l'OTAN. Précédemment fixé au 17 octobre, l'ultimatum a été repoussé au 27 octobre.
Dès le 6 octobre, lors d'une conférence de presse, le Président Chirac avait affirmé, en réponse à une question sur une éventuelle intervention de l'OTAN au Kosovo : "Je vous ai dit que la France, comme l'Italie d'ailleurs, considère qu'une action militaire quelle qu'elle soit, doit être demandée et décidée par le Conseil de sécurité. Dans le cas particulier, nous avons une résolution qui, certes, ouvre la voie à la possibilité d'une action militaire. J'ajoute que, et je le répète, la situation humanitaire constitue une raison qui peut justifier une exception à une règle si forte et si ferme soit-elle. Et s'il apparaissait que la situation l'exige, alors la France n'hésiterait pas à se joindre à ceux qui voudraient intervenir pour assister ceux qui sont en danger." (1) (les italiques sont rajoutées.)
Devant une telle éventualité, le Ministre des Affaires étrangères russe, Igor Ivanov, a vivement réagi : "Il est peu probable que l'on assiste à un retour à la guerre froide sous sa forme précédente, quand cela signifiait le partage du monde en deux blocs (…). Ce qui peut arriver, c'est le torpillage de tout le système de l'ONU sur lequel se base la stabilité internationale depuis plus de cinquante ans. Les conséquences seront alors très sérieuses pour tout le monde (…). On pourra entrer dans une période de chaos international." (cité dans Le Monde, 13 octobre 1998, p. 3.)
Des paroles en l'air ? Certainement pas : une intervention armée des forces de l'OTAN, à ce stade, c'est-à-dire sans nouvelle résolution du Conseil de sécurité, serait, en effet, illicite au regard du droit international. De ce fait, la RFY serait en droit d'exercer des contre-mesures, et la Russie, aussi bien que tout autre Etat, de combattre, au titre du droit de légitime défense collective, toute force étrangère présente de façon illicite sur le territoire yougoslave.
L'OTAN N'A ACTUELLEMENT PAS MANDAT POUR INTERVENIR MILITAIREMENT AU KOSOVO
Sans une nouvelle résolution du Conseil de sécurité autorisant la menace ou l'emploi de la force armée en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, l'OTAN n'a pas mandat pour intervenir militairement sur le territoire de la RFY.
L'OTAN est une alliance de défense collective (2). Le Traité de l'Atlantique Nord autorise ses Etats membres à recourir à la force armée uniquement lorsqu'un Etat a agressé militairement l'un d'entre eux, et seulement contre celui-ci. Son article 5 dispose, en effet, que "les parties [au Traité] conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d'entre elles, dans l'exercice du droit de légitime défense, individuelle et collective, reconnu par l'Article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'elle jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée (…)." Or, la RFY n'a pas attaqué d'Etat membre de l'OTAN, mais réprimé une minorité ethnique sur son propre territoire.
On peut aussi rappeler que l'Accord de Dayton, signé à Paris le 21 novembre 1995 (texte en anglais) et qui a mis fin au conflit en ex-Yougoslavie, n'inclut pas le Kosovo. Il ne prévoit donc pas non plus d'éventuelle intervention des forces de l'OTAN en cas de répression abusive de minorités ethniques dans cette province.
En tout état de cause, et comme le rappelle son article 7, le Traité de l'Atlantique Nord "n'affecte pas et ne sera pas interprété comme affectant en aucune façon les droits et obligations découlant de la Charte pour les parties qui sont membres des Nations Unies ou la responsabilité primordiale du Conseil de sécurité dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales". Cette disposition ne fait que reprendre celle de l'article 53 de la Charte des Nations Unies qui précise qu'"aucune action coercitive ne sera entreprise en vertu d'accords régionaux ou par des organismes régionaux sans l'autorisation du Conseil de sécurité (…)."
La Cour internationale de Justice (CIJ) dans l'Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique) a par ailleurs rappelé que "(…) la légitimité de l'utilisation de la force par un Etat en réponse à un fait illicite dont il n'a pas été victime n'est pas admise quand le fait illicite en question n'est pas une agression armée" (C.I.J. Recueil 1986, p. 100, par. 211).
En conséquence, et si le Conseil de sécurité peut décider d'utiliser, "s'il y a lieu, les accords ou organismes régionaux pour l'application des mesures coercitives prises sous son autorité (…)" (article 53 de la Charte), lui seul est habilité à le faire. Encore faut-il qu'il agisse dans le cadre du Chapitre VII de la Charte, c'est à dire lorsqu'"[il] constate l'existence d'une menace contre la paix, d'une rupture de la paix ou d'un acte d'agression (…)" (article 39 de la Charte).
Ainsi le Conseil de sécurité dans sa résolution 1160 (1998), "agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies," a pris diverses mesures n'impliquant pas l'emploi de la force armée en vue de "parvenir à une solution politique de la question du Kosovo (…)" (par. 1) et a souligné "qu'en l'absence de progrès constructifs vers un règlement de la situation au Kosovo, la possibilité de prendre d'autres mesures sera examinée" (par.19). Devant l'attitude peu réceptive du Président Milosevic, le Conseil a adopté la résolution 1199 (1998) dans laquelle, "affirmant que la détérioration de la situation au Kosovo (République fédérale de Yougoslavie) constitue une menace pour la paix et la sécurité dans la région" (3), il prend de nouvelles mesures n'impliquant toujours pas l'emploi de la force armée, mais "décide, au cas où les mesures concrètes exigées dans la présente résolution et la résolution 1160 (1998) ne seraient pas prises, d'examiner une action ultérieure et des mesures additionnelles pour maintenir ou rétablir la paix et la stabilité dans la région" (par. 16).
Il résulte donc bien de ce qui précède qu'aucune mesure supplémentaire, et surtout celle impliquant la menace ou l'emploi de la force armée, ne peut être entreprise sans une nouvelle décision du Conseil de sécurité. Si le Ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, reconnaît à juste titre que "le Conseil de sécurité doit autoriser une action éventuelle" (4), la résolution 1199 (1998) ne donne pas cette autorisation.
LA MENACE OU L'EMPLOI DE LA FORCE PAR L'OTAN EST, ET SERAIT DONC, EN L'OCCURRENCE, CONTRAIRE AU DROIT INTERNATIONAL
L'OTAN n'ayant pas actuellement mandat pour intervenir au Kosovo, et la menace ou l'emploi de la force étant prohibée en droit international, toute menace ou emploi de la force de sa part contre la RFY est, et serait, illicite en droit international.
L'Article 1er du Traité de l'Atlantique Nord stipule que ""les parties [au Traité] s'engagent, ainsi qu'il est stipulé dans la Charte des Nations Unies, à régler par des moyens pacifiques tous différends internationaux dans lesquels elles pourraient être impliquées (…), et à s'abstenir dans leurs relations internationales de recourir à la menace ou à l'emploi de la force de toute manière incompatible avec les buts des Nations Unies". L'Article 2 § 4 de la Charte des Nations Unies énonce, en effet, que "les membres de l'Organisation s'abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l'emploi de la force, soit contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies". Ainsi, "ce n'est plus seulement la guerre qui est interdite, comme dans le Pacte de Paris, mais tout usage de la force dans les rapports internationaux, fût-ce même sous la forme d'une simple menace" (5). Pour être licites, la menace ou l'emploi de la force dans les relations internationales doivent être soit consécutives à une agression armée contre un Etat, soit autorisées par le Conseil de sécurité en vertu du Chapitre VII de la Charte. Reconnaître un tel droit à un groupe d'Etats quand le Conseil de sécurité s'est justement refusé, en l'espèce, à l'autoriser, serait bien évidemment incompatible avec les dispositions de la Charte.
La Cour internationale de Justice a réaffirmé ce principe de non-intervention dans l'Affaire du Détroit de Corfou en estimant que "(…) le prétendu droit d'intervention ne peut être envisagé par [la Cour] que comme la manifestation d'une politique de force, politique qui, dans le passé, a donné lieu aux abus les plus graves et qui ne saurait, quelles que soient les déficiences présentes de l'organisation internationale, trouver aucune place dans le droit international" (C.I.J. Recueil 1949, p. 35). Un peu plus récemment, dans l'Affaires des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique), la Cour rappelle que "le principe de non-intervention (…) fait partie intégrante du droit international coutumier" (C.I.J. Recueil 1986, p. 96, par. 202) et conclut "que les actes constituant une violation [de ce principe] qui impliquent, sous une forme directe ou indirecte, l'emploi de la force dans les relations internationales, constitueront aussi une violation du principe interdisant celui-ci" (C.I.J. Recueil 1986, pp. 99-100, par. 209). Dans son avis consultatif du 8 juillet 1996 sur la Licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, la Cour précise en outre que "si l'emploi de la force envisagé est lui-même illicite, se déclarer prêt à y recourir constitue une menace interdite en vertu de l'article 2, paragraphe 4 (…). Les notions de "menace" et d'"emploi" de la force au sens de l'article 2, paragraphe 4, de la Charte vont de pair, en ce sens que si, dans un cas donné, l'emploi même de la force est illicite - pour quelque raison que ce soit - la menace d'y recourir le sera également" (C.I.J. Recueil 1996 par. 47). On ne peut être plus clair. (6)
Mais pourquoi, à l'instar du Président de la République française, ne dirions-nous pas nous aussi que de telles arguties juridiques pourraient, au moins exceptionnellement, s'effacer devant l'impérieuse nécessité de porter assistance à des civils en danger ? Ce discours est en effet fort séduisant pour ne pas dire compréhensible. Mais plutôt que de chercher à justifier une violation du droit international par de légitimes motifs humanitaires, pourquoi la France ne propose-t-elle pas que les Membres permanents du Conseil de sécurité, dont elle fait partie, renoncent à leur droit de veto, puisque c'est justement celui de la Russie qui bloque toute intervention armée au Kosovo ? Ceci étant posé, et dans la mesure où la Russie semble avoir pris la ferme décision de s'opposer à toute attaque armée contre ses alliés serbes, il est de toutes façons préférable qu'elle puisse le faire pacifiquement au sein du Conseil de sécurité, plutôt que militairement dans une région déjà suffisamment instable.
Quoiqu'il en soit, "dura lex, sed lex", dit l'adage. La loi est dure, mais c'est la loi. Lorsque le Président Chirac affirme que la situation humanitaire au Kosovo peut justifier une exception à une règle si forte soit-elle, c'est peut-être moralement souhaitable, mais juridiquement, toute exception à une règle, à moins d'être spécifiquement prévue, constitue une violation de cette même règle.
CONSÉQUENCES DE L'ILLICÉITE DES MENACES DE L'OTAN EN DROIT INTERNATIONAL
Ne serait-ce qu'en menaçant, de façon illicite, d'employer la force armée contre la RFY, les pays membres de l'OTAN sont en infraction. La RFY serait ainsi fondée à déposer un recours devant la Cour internationale de Justice pour violation des articles 2 § 4 et 53 § 1 de la Charte des Nations Unies - ce qui serait un comble -, voire exercer des contre-mesures en toute légalité (7). Qui plus est, tout accord conclu sous la menace, dès lors que celle-ci est illicite, est réputé ne pas exister. La RFY ne serait donc juridiquement pas tenue de respecter un tel accord, mais seulement les exigences, licites cette fois, posées dans les résolutions 1160 (1998) et 1199 (1998) du Conseil de sécurité (qui, fort heureusement et en tout état de cause, reprennent peu ou prou celles contenues dans l'accord). La conséquence pratique de ceci est que, au stade actuel, le Conseil de sécurité ne pourrait se fonder sur une violation de cet accord par les Serbes pour autoriser le recours à la force armée contre la RFY, mais seulement sur le non-respect de ses propres résolutions, ou s'il constate l'existence d'une menace contre la paix. Le Groupe de contact (Allemagne, Etats-Unis, France, Italie, Royaume-Uni et Russie), à l'issue de la réunion ministérielle qui s'est tenue à Paris le 15 octobre, a fort opportunément conclu "à la nécessité, à bref délai, d'une nouvelle résolution du Conseil de sécurité pour endosser cet accord (…)" (8).
Plus ubuesque encore : si l'OTAN avait déclenché, ou déclenche, intempestivement des frappes aériennes, les forces armées yougoslaves auraient été, ou seront, juridiquement autorisées à riposter jusqu'à ce que le Conseil de sécurité prenne toute mesure nécessaire, y compris le recours à la force armée, pour faire cesser cette agression. En effet, "aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l'objet d'une agression armée, jusqu'à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales (…)" (article 51 de la Charte des Nations Unies). Cette hypothèse est assez révélatrice de l'embarras dans lequel une intervention non autorisée de l'OTAN aurait pu, ou pourra, le cas échéant, placer la Communauté internationale.
Cette fois-ci plus alarmant : la Russie, ainsi que tout autre Etat, agissant sur la requête ou avec l'accord préalable de la RFY, auraient été, ou seraient, exceptionnellement autorisés à intervenir militairement contre les forces de l'OTAN au titre de la légitime défense collective qui autorise un Etat tiers à user de la force armée contre un second quand celui-ci a commis une action de force illicite constituant une agression armée contre un troisième Etat (cf note 7).
CONCLUSION
Fort heureusement, les forces de l'OTAN ne sont pas intervenues à ce jour. Touché par un sursaut de lucidité, et comme nous l'avons dit précédemment, le Groupe de contact a même enfin conclu à la nécessité, à bref délai, d'une nouvelle résolution du Conseil de sécurité. Il est certes difficile de croire que ces chefs d'Etat ignoraient les risques d'une telle situation. La Russie, opposée à toute intervention armée contre la RFY, n'aurait-elle pas permis l'adoption de la résolution 1199 (1998), moyennant la présence de la clause de sauvegarde contenue dans son paragraphe 16 (cité plus haut), afin que l'OTAN puisse menacer, mais seulement menacer, la RFY, et ainsi permettre au Président Milosevic de convaincre les Serbes farouchement opposés à une autonomie du Kosovo que telle est la seule issue raisonnable ? (9)
Quelqu'en furent les arrière-pensées stratégiques, il s'est agi d'un jeu dangereux. S'il semble, certes, aujourd'hui, que la fin ait justifié ces moyens, le droit international est là pour régir les relations entre Etats de manière pacifique. Son non-respect ne peut que rendre la situation plus instable encore. Et si nous pouvons légitimement être révoltés à l'idée que ce droit international permette encore à un gouvernement de massacrer des civils sans être trop dérangé, devons-nous pour autant en prôner la violation ? Certainement si nous trouvons logique, aussi, de croiser les doigts pour que les Russes n'aient pas l'hérétique idée d'envoyer des missiles sur les forces de l'OTAN, dans le but de persuader celles-ci de ne pas utiliser leurs avions de combat, eux-mêmes censés convaincre Slobodan Milosevic qu'envoyer des chars au Kosovo n'est pas le moyen le plus adéquat pour régler un conflit.
Et que l'on ne s'y trompe pas : le Président Milosevic devra un jour rendre compte de ses actes devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, juridiquement compétent pour les connaître (10). Certes, cela ne va vraisemblablement pas l'impressionner outre-mesure... Mais le faire réfléchir avant d'aller se faire opérer dans une belle clinique étrangère, certainement.
18 octobre 1998
© 1998 Patrice Despretz. Tous droits réservés.
DESPRETZ P. - "Le droit international et les menaces d'intervention de l'OTAN au Kosovo". - Actualité et Droit International, novembre 1998 (http://www.ridi.org/adi).